[TEXTE – CATALOGUE ] AURELIE DE HEINZELIN – Eux /// Galerie Jean-François Kaiser [Strasbourg]

expo

Aurélie de Heinzelin travaille et figure l’humain : ses visages, ses corps, ses vices, ses faiblesses, ses maladresses, sa violence et son cynisme. Elle en explore la part cachée, les facettes sombres, honteuses, inconscientes et aliénantes. Pour cela, elle a choisi la peinture, un médium à la fois intemporel et charnel. L’artiste fait poser ses modèles, des proches qui font partie de sa propre intimité, qu’elle photographie et transpose ensuite sur le bois et le papier. Le choix de la peinture sur bois et le travail à partir de modèles est un facteur important. Aurélie de Heinzelin poursuit une tradition picturale. Sa pratique de la peinture s’inscrit d’ailleurs dans un héritage guidé par l’expressionnisme, de Goya à l’expressionnisme allemand, en passant par Chaïm Soutine, Premier choc pictural, Edvard Munch ou encore Egon Schiele. [1]

Elle marque un attachement spécifique à la peinture allemande. Un héritage assumé et revendiqué, puisqu’elle a par exemple consacré une série de peintures et de dessins à la figure d’Otto Dix dont elle a réinventé la vie familiale et intime (L’Hiver Otto – 2010). J’aime les peintres qui n’ont pas peur de peindre des gros nez avec des pustules dessus comme GHIRLANDAIO. […] Ceux qui peignent des nonnes lubriques comme TROUILLE. Celles qui brandissent une épée comme REGO. Ceux qui n’aiment pas Matisse comme BECKMANN. Et OTTO DIX. De cet héritage foisonnant et sulfureux, encore trop invisible en France, elle a conservé un attrait pour les couleurs, les lumières tranchées, la figuration insolente et étrange.

Les portraits et les autoportraits participent d’une réflexion sur le trouble inhérent aux moments intimes, solitaires et secrets. Des moments particuliers et quotidiens où, à l’abri des regards, notre présence à l’espace et au temps revêt une forme brute et sauvage, libérée des normes et de la théâtralité sociales. Une présence impudique que l’artiste saisit par la matière, la lumière et la couleur. Les figures, seules, en couple ou accompagnées d’animaux, sont animées par une violence contenue ou pleinement exprimée. Elle injecte une dose de férocité dans les regards, les relations, les tensions ou les positions. Les rapports sont exacerbés. Elle déploie ainsi une vision du genre humain qui tend vers un territoire caricatural, grotesque et carnavalesque : exagération des gestes, des postures, visages grimaçants, situations étranges et cocasses (notamment dans ses œuvres sur papier).

Une dimension présente non seulement dans les œuvres de Max Beckmann, Georg Grosz ou Otto Dix, mais aussi dans les œuvres de Bartolomeo Passarotti, Georg Scholz ou encore Honoré Daumier. Comme au carnaval, le drame et la comédie s’entremêlent. Les masques perturbent la lecture des images. La création de situations absurdes engendre une force tragi-comique qui traverse toutes les œuvres. Sur le phallus étrangement long d’un homme, des petits singes se tiennent comme sur une branche ; le visage souriant, une femme au corps anormalement grand pète une immense flamme en direction d’un homme couché au sol ; une autre grimpe sur le dos d’un homme-cheval ; deux hommes courent nus et joyeux dans les nuages. Le rire, aussi grinçant soit-il, joue un rôle moteur au creux d’un imaginaire débridé. La distorsion et l’intensification de la représentation génèrent un passage entre le réel et la fiction, entre le conscient et le subconscient. La figure humaine, sa représentation impudente et indécente, bascule ainsi vers le répertoire de la métaphore, de la vanité ou du rêve. Alors, si l’expressionnisme habite ses œuvres, le surréalisme imprègne un imaginaire débordant. Aurélie de Heinzelin n’hésite pas à mélanger la réalité et la fiction en introduisant des éléments de son expérience personnelle et plus spécifiquement du récit de ses rêves. Des récits qu’elle consigne de manière quasi quotidienne dans ses carnets.

Au travail de l’image, elle conjugue une pratique de l’écriture qui trouve une place prépondérante puisqu’elle constitue une forme de socle aux images peintes et dessinées. Les récits sont regroupés dans différents recueils : Eux (2009), Sans Bras (2010), La Leçon de labour (2010). Les formats varient, les récits prennent la forme de haïkus, de poèmes courts ou en prose, de nouvelles. Plusieurs sujets reviennent de manière obsessive, le couple, l’amour, la vie à deux, le quotidien, la famille, les doutes, la fascination pour le monstre, l’effroi, la maladresse. Eux, un titre sobre et énigmatique, est suffisamment court pour susciter la curiosité et une avalanche de questions. Qui sont-ils ? Les rêves ? Quels personnages les habitent et les animent ? Des fantômes ? Un groupe ? Un couple ? Le moment où j’ai commencé à écrire mes rêves coïncide avec celui où tu as commencé à me raconter les tiens, peu après notre rencontre.

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Couple / Alchimie – Barbarie

Les dernières œuvres d’Aurélie de Heinzelin focalisent sur le couple. Deux hommes, deux femmes, un homme et une femme, le couple est pris comme modèle : scruté, moqué, disséqué, déformé, exalté. Le couple comme motif implique la dualité des corps, le rapport entre la tension et l’attraction, la question du miroir et du monstre (le double, le siamois, la moitié). Le sujet traverse l’histoire de l’art, de la Préhistoire à nos jours. Du portrait d’Adam et Ève par Cranach l’Ancien – Vice. Langueur. Finesse. Fourberie. – aux performances de Marina Abramovic et Ulay, en passant par Le Baiser de Rodin ou encore le Portrait d’un couple dans son intérieur (dit « des Arnolfini » – 1434) de Jan Van Eyck, le couple apparaît comme un sujet récurrent et transhistorique. Le portrait de couple engage différentes interprétations. Officiel, il assoit une prise de pouvoir par le mariage. Intime, il expose aux yeux de tous un sentiment puissant. Funéraire, il scelle de manière symbolique les liens du couple vers un hypothétique au-delà. Je me souviens des chats siamois accrochés par la tête. De la tête de mouton hypertrophiée avec la langue qui pendait – les pores de la langue et les bulles qui en sortaient. Des fœtus triplés (je ne sais plus de quel animal). Collés entre eux par le dos.

Aurélie de Heinzelin travaille la part monstrueuse du couple en adoptant différents points de vue inhabituels. En contre-plongée, le couple est allongé sur le sol, ce qui accentue l’aspect anormal des corps hybridés. Le point de vue favorise une déformation des corps, une vue tronquée qui engendre des créatures nouvelles et surnaturelles. Le couple est perçu comme une entité, un seul corps. Un monstre qui résulterait d’une hybridation, d’une mutation des membres ou encore d’une forme de cannibalisme entre deux corps qui se mangeraient jusqu’à la fusion partielle ou totale. Sans violence apparente, l’un avale l’autre. Elle ressemble trait pour trait à une aquarelle d’Otto Dix représentant un mutilé de guerre. Comme sur le dessin, il y a un trou à la place de la bouche et on voit tout l’intérieur de la bouche, les muqueuses, tout est rouge, vert, orange et semble grouiller comme des boyaux. C’est effrayant et fascinant. (…) Je me dis que l’homme va s’enfuir devant une telle horreur, mais non, il s’approche d’elle, l’enlace, lui dit qu’elle n’a jamais été aussi belle. Ils s’embrassent sur la bouche, et la bouche de l’homme se retrouve comme avalée par le trou qui sert de bouche à la femme.

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La représentation à la fois dévorante et aliénante du couple scande différentes périodes de l’histoire de l’art. Les sarcophages de couples issus de la civilisation étrusque sont surmontés de sculptures ou de bas-reliefs figurant le couple, semi-couché ou couché, dont les corps fusionnent par l’ajout d’un voilage. Il est ainsi envisagé comme un bloc, un être à part entière. Une donnée également présente dans un dessin de Rubens intitulé Couple s’embrassant (réalisé vers 1610) où les deux corps s’embrassent et fusionnent. En 1909, Gustav Klimt peint Le Baiser, où un homme et une femme sont réunis par un grand manteau doré. Quelques années plus tard, Constantin Brancusi rejoue Le Baiser de Rodin en taillant un couple dans un bloc de calcaire brun (1923-1925). Aurélie de Heinzelin dissémine des touches de tendresse à travers un geste affectueux, l’enlacement ou les regards. Ces évocations chaleureuses ajoutent de la tension aux images, la cohabitation avec la férocité est difficile. Une cohabitation visible dans la célèbre photographie de Joel-Peter Witkin qui a poussé la représentation du couple vers une radicalité morbide et fascinante en photographiant deux têtes masculines coupées s’embrassant (Le Baiser – New Mexico – 1982). Plus près de nous, Olivier Dubois met en scène la chorégraphie Souls (2016), où des hommes se déplacent lentement, roulent et rampent dans le sable, s’enroulent, se portent et se soutiennent jusqu’à ne devenir qu’un. Le couple est alors envisagé comme un être mutant, un être nouveau lié par la chair. Collant nos deux cuisses l’une contre l’autre. Ta droite contre ma gauche. Marchant du même pas. Comme si nous étions siamois. Et n’avions que trois jambes pour deux.

La part monstrueuse du couple se déploie dans le traitement des corps. Émaciés, angulaires, chétifs, osseux, les corps assis ou allongés traduisent une aridité et une rudesse. En regardant les peintures, il est impossible de ne pas évoquer les couples peints et dessinés par Egon Schiele. Aurélie de Heinzelin réactive les traits incisifs, les ossatures saillantes, la maigreur morbide, la brutalité, le dépouillement, la nudité crue, les yeux exorbités. Mon visage noir dans le ciel éclairé. Elle travaille la matière et le rendu des chairs colorées, cadavériques et surréalistes. Le rouge, couleur de la chair sanguinolente, de la viande, de la violence et de la sexualité, domine les compositions.

J’aime les peaux aux reflets verts. De Lucian Freud à Emil Nolde, Jenny Saville, Van Gogh, Van Dongen, Bonnard, Paula Rego ou encore Elizabeth Peyton, Aurélie de Heinzelin partage, avec une famille artistique, un attrait spécifique pour les couleurs, leur mise en tension, leur dissonance et leurs rapports à la fois brutaux et éclatants. Ce bleu turquoise. Ce rose fuchsia. Quelle horreur !

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Dans l’ouvrage Images du corps monstrueux, Steven Bernas écrit : « L’approche du corps a longtemps ressemblé à un dressage des sens et des pulsions par une violence retournée contre les besoins de l’individu. L’idée du corps a peu à peu été construite à travers des représentations collectives normées, contraignantes, avilissantes qui parlent désormais contre le corps. » Aurélie de Heinzelin dégage ses figures de la normalisation au profit d’une représentation exagérée, féroce et volontairement monstrueuse. Elle accentue la ressemblance des visages ou des corps et habille leurs relations d’une aura bestiale et subversive. Alors, l’énigme, le secret et l’immoralité régissent l’ensemble de son œuvre. Les peintures et les dessins, qui s’inscrivent dans un héritage artistique foisonnant et identifiable, participent d’une écriture visuelle et plastique personnelle. Une écriture et un imaginaire sans complaisance ni retenue, à travers lesquels l’artiste creuse une dimension trouble et intime de l’humain. Depuis lui je vois les gens dans la rue. Quand j’étais misanthrope, ça m’était plus utile, je suis peintre. Je ne voyais que les couleurs. À quoi me servirait-il d’aimer ? Je n’ai besoin d’aimer ou de haïr que la matière. Aurélie de Heinzelin perce la sphère intime, habituellement retenue secrète, et nous place en position de voyeurs. Un rôle qui motive un sentiment de gêne ou de malaise face à l’autre, aux autres.

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1 Les incursions en italiques sont extraites des différents récits de rêves et textes de l’artiste.


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AURÉLIE DE HEINZELIN
Eux

EXPOSITION

08. 04
21. 05. 16

GALERIE JEAN-FRANCOIS KAISER

++ AURELIE DE HEINZELIN – CATALOGUE – GALERIE JEAN FRANCOIS KAISER

+++ AURELIE DE HEINZELIN

+++ Lacritique.org / Florence ANDOKA

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