
« Celui qui plante des arbres, sachant qu’il ne s’assiéra jamais à leur ombre, a au moins commencé à comprendre le sens de la vie. »
Rabindranath Tagore
C’est l’histoire de deux dalons, deux artistes qui ont fait le choix de se rallier à la terre. Kako et Stéphane Kenkle collaborent ponctuellement depuis près de vingt ans sur des projets de festivals artistiques ainsi que de jardins partagés à La Plaine des Cafres où ils se sont rencontrés. En 2019, ils se rendent à Montvert-les-Hauts, où Kako a grandi. Sa famille, cultivateurs et cultivatrices sur plusieurs générations, est propriétaire de plusieurs terrains. La canne y est omniprésente. Les deux artistes décident alors de s’engager envers et pour un carreau de terre – Kour Madam Henri. La première intervention est forte puisqu’ils déplantent la canne. Un geste qui se rallie pleinement aux pensées décoloniales. De la même façon que des monuments sont déboulonnés, des rues ou places sont renommées, le fait de couper et de déplanter la canne prend une dimension politique : décoloniale, écologique, historique, alimentaire, agricole. Leurs choix s’inscrivent dans une réflexion globale liée à la notion de plantationocène (Donna Haraway, Anna Tsing, Nils Bubandt) qui désigne “ la transformation dévastatrice de divers types de pâturages, de cultures, de forêts en plantations extractives et fermées, qui se fondent sur le travail des esclaves et sur d’autres formes de travail exploité, aliéné et généralement spatialement déplacé. Ces modèles de plantations à grande échelle ont précédé le capitalisme industriel, et ont permis sa mise en place, en accumulant du capital sur le dos d’êtres humains réduits en esclavage. Du XVe au XIXe siècle, les plantations de canne à sucre au Brésil, puis aux Caraïbes, furent ainsi étroitement liées au développement du mercantilisme et du colonialisme.”
Pour ne pas rester dans une forme d’impuissance, par refus de la sidération nourrie de catastrophes climatiques déclarées, Kako et Stéphane Kenkle ont fait le choix de réagir et d’agir. Pour ne pas subir, ils mettent de côté les pinceaux, se retroussent les manches et chaussent les bottes pour déplanter la canne, travailler la terre, (ré)apprendre les techniques de permaculture, penser le potager et l’alliance des cultures, planter des arbres. Et tout cela avec la merveilleuse idée de planter pour l’avenir et faire advenir dans un futur lointain un morceau de forêt primaire. Depuis leur enfance respective, Kako et Stéphane Kenkle s’intéressent aux plantes, aux piédbwa, aux sols. Ils ont, au fil du temps, accumulé un savoir à propos des endémiques, des invasives, des comestibles, des médicinales, des toxiques et autres espèces végétales. Ils allient ainsi leurs savoirs, leurs pratiques et (ré)apprennent ensemble.
L’atelier traditionnel laisse place au soin quotidien des cultures, à l’arrosage, à la récolte, au nettoyage et aux semis. Les gestes peuvent sembler éloignés de ceux de la peinture et de la sculpture, pourtant il s’agit bien de composer, de faire, chaque jour. D’observer un écosystème en constante transformation. De prendre le temps de comprendre le vivant : les détails, le temps et l’espace. Au-dessus du terrain, un ciel à perte de vue, en face, dans les bas, l’océan indien dont il est difficile de quitter le regard. Et tout autour, le désert vert, une immense étendue de champs de canne. Alors, Kour Madam Henri est bien plus qu’un projet agricole, c’est aussi un projet artistique. Comme d’autres artistes, motivés par les mêmes intentions et les mêmes engagements, Kako et Stéphane Kenkle participent d’un mouvement d’action artgricole et artiviste. Kour Madam Henri peut ainsi être envisagé comme une ZAD : une zone artgricole à défendre. Un terrain où la biodiversité peut s’exprimer, sans chimie, sans machines et sans volonté productiviste.
Kako et Stéphane Kenkle se rallient à une histoire artistique de l’écovention. À savoir l’engagement et l’intervention d’artistes au sein d’espaces abandonnés, d’espaces maltraités ou pollués. Dans la lignée d’artistes comme Ágnes Dénes, Lois Weinberger, Jean-Claude Jolet, Suzanne Husky, Tabita Rezaire et bien d’autres, ils repensent ensemble un terrain (son passé, son présent et son avenir) pour réfléchir à différentes problématiques comme la non-autonomie alimentaire à La Réunion, les conséquences durables de la monoculture de la canne et par là, les conséquences de la culture de la canne vis-à-vis de la société réunionnaise (histoire, sociologie, importation, alimentation, santé, etc.). De réfléchir non seulement à deux, mais aussi plus collectivement aux choix politiques de l’île quant à ce vaste ensemble de questions. Collectivement, car si au départ les deux artistes-cultivateurs-planteurs apparaissaient comme des doux dingues-rêveurs aux yeux des ouvriers agricoles voisins, les discussions se sont progressivement maillées au bord des champs (ou dans la cabane une tasse de café à la main) et l’entraide s’est mise en place. Des discussions qui infusent lentement et sèment une prise de conscience vis-à-vis d’une monoculture à la fois alimentaire, économique et politique. La penseuse et activiste écoféministe indienne, Vandana Shiva parle des monocultures de l’esprit qui standardisent et limitent, pour des raisons néolibérales, des pensées polyculturelles et alternatives. Elle écrit : « La pensée scientifique moderne est censée être « ouverte » et les connaissances locales “fermées”, mais ce sont les systèmes de connaissances occidentaux qui s’aveuglent sur les alternatives, alimentant ainsi leur monoculture de l’esprit en créant un espace dans lequel les alternatives locales disparaissent – un peu comme l’introduction de monocultures de variétés végétales, qui détruisent la diversité locale. » Tous les vendredis, c’est le jour de la récolte. Les légumes et les brèdes sont récupérés par une amapéi. La vente de la récolte péi génère une modeste économie circulaire qui leur permet de poursuivre de travail de culture, de plantation et plus récemment d’apiculture.
Planter, récolter, biner, arroser, recouvrir, récolter, contempler, sentir, toucher sont des gestes culturels, artistiques et paysans. Le travail in situ quotidien donne aussi lieu à différentes séries photographiques par lesquelles les deux artistes se mettent en scène : Tètfler (2021) où ils apparaissent torses nus parmi les pieds de manioc (légume racine boudé par les réunionnais.ses depuis la Seconde Guerre) ou encore Lévtét (2022) où ils s’enterrent partiellement dans le sol pour faire littéralement corps avec les légumes, brèdes et piédbwa. Les œuvres photographiques permettent la mise en scène, le jeu et la diffusion de leurs actions au sein des espaces d’expositions. Kako et Stéphane Kenkle ont aussi en tête d’activer des résidences d’artistes et auteur.es à Kour Madam Henri, pour que le terrain soit aussi le lieu de réflexions et d’actions collectives – pour agir dans leur lieu, dans le temps long du vivant, de penser avec l’écosystème du terrain (humain.es et plus qu’humain.es), avec l’ensemble de l’île et plus largement encore.
Julie Crenn, janvier 2023, La Réunion
Plus d’informations : https://parallelesud.com/art-faire-pousser-des-humains-parmi-les-bredes/
+ https://la1ere.francetvinfo.fr/reunion/petite-ile/kako-un-artiste-en-son-jardin-1277796.html
+ ARTE ::: https://www.youtube.com/watch?v=PGqu8_Em1WQ