MICHEL JOURNIAC /// Sublimer les Normes

Michel Journiac Hommage a Freud 1972 Impression N&B sur papier 34 x 23,5 cm Courtesy Galerie Patricia Dorfmann, Paris.

Les idéologies cessent d’être critiques, carcasses vides, elles ne peuvent atteindre la réalité, et, devenues otages, ne laissent d’autres ressources que la révolte.

M. Journiac. (1974). 

La Galerie Patricia Dorfmann présente actuellement une exposition personnelle de Michel Journiac (1935-1995), figure historique et incontournable de l’Art Corporel en France. Il s’agit du troisième volet d’un cycle consacré à l’artiste débuté en 2008 qui nous permet d’envisager son œuvre performative et photographique dans son ensemble. Avec Gina Pane et Vito Acconci, il est considéré comme une figure fondatrice de l’art corporel dont il a su développer les problématiques à l’extrême. Ancien séminariste reconverti en artiste/philosophe/sociologue, Michel Journiac se détourne de la religion pour se lancer dans la performance. Messe pour un Corps (1969) demeure son œuvre la plus célèbre à cause de sa médiatisation à l’époque. L’artiste avait défrayé la chronique en fabriquant, selon un rituel très précis, du boudin à partir de sang humain, qu’il offrait généreusement au public. De son attrait pour la religion, il a conservé le processus de rituels qu’il va appliquer au champ de l’art, pour traiter de problématiques cruciales comme le genre, la sexualité, la patriarchie, la religion, la démocratie, la peine de mort, l’argent, la mort etc.

 Le corps est premier, interrogation qui ne se peut éliminer. L’entreprise dite créatrice renvoie fondamentalement, politiquement et matériellement, à son propre corps et au corps de l’autre saisi comme un absolu qui accepte ou rejette, attire ou repousse, il n’y a pas de corps indifférent ; il est l’origine et le moyen par lequel se peut mener l’enquête nommée création, s’exercer un incertain travail. C’est un constat existentiel, ce qui fonde une démarche, l’a priori fondamental, le point de départ nécessaire.[1]

 L’actuelle exposition présente un aspect essentiel de sa pratique corporelle, celui du travestissement, qu’il envisage comme un élément moteur de son approche à l’Autre. Il réalise de nombreuses séries photographiques où il y apparaît travesti. Par exemple en 1974 il produit un feuilleton photo intitulé 24 heures d’une femme ordinaire, où il endosse le rôle — et les atours — d’une ménagère occupée à ses activités quotidiennes (cuisine, lessive, maquillage, achat de tampons, attente de l’époux, accouchement etc.), une série qui nous confronte à l’univers critique de Michel Journiac, à la portée critique et sociale de son œuvre. 24 heures d’une femme ordinaire est composée de quarante quatre clichés à l’origine, où l’on retrouve son goût pour la théâtralisation des poses dans une veine parodique, pour le travestissement et la redéfinition des identités sexuelles. Un goût qui apparaît également dans les œuvres Piège pour un Travesti – Greta Garbo (1972) et Piège pour un travesti – Rita Hayworth (1972), où l’artiste incarne les rôles des deux actrices-icônes américaines. Il poursuit là les recherches amorcées par Claude Cahun ou Rrose Sélavy (alias Marcel Duchamp), en formulant un art queer, transgenre. Un art de la révolte contre les normes imposées, les diktats sociétaux, moraux et religieux. En ce sens, la figure de la putain est récurrente dans l’œuvre de Michel Journiac. En 1973, il produit une série de sculptures intitulée Contrat de prostitution – Relique d’un putain inconnu. Une figure dénigrée, isolée, et pourtant bien installée dans notre société. L’artiste dénonce les hypocrisies, les non-dits. Par la voie de la transgressionIl libère la parole, les objets et les images d’une morale aveugle et sourde. Rodolphe Stadler écrit : « Journiac montrait que des choses, des comportements, les plus apparemment éloignés de l’art, comme de dire la messe ou de se travestir, pouvaient toucher du doigt un certain sublime que l’art conventionnel ne parvenait plus à exprimer. »[2]

Michel Journiac Piège pour un travesti - Rita Hayworth 1972 Quadriptyque composé de 3 photographies N&B sur Formica contre-collées sur bois et d'un miroir avec texte en relief 120 x 75 cm (x4) Courtesy Galerie Patricia Dorfmann, Paris.

De manière plus trouble, il travaille sur sa relation avec ses parents par le biais du complexe d’œdipe développé par Sigmund Freud. Aimer la mère et tuer le père. Ainsi il produit Hommage à Freud (1972), où il se métamorphose en son propre père et en sa propre mère. La juxtaposition des quatre portraits en noir et blanc est fascinante. Le complexe d’Œdipe est également mis en œuvre par Journiac avec une installation comme Oedipus Rex (1984) où trois squelettes sont mis en scène. L’un est assis sur une chaise, il s’agit de l’artiste lui-même, un autre est pendu par les pieds, recouverts de tissus, le père, le dernier les allongé au sol, nu, la mère. Le fils semble épris de remords après avoir tué son père et couché avec sa mère. Avec la série L’inceste (1975), il monte un mini scénario avec son père, sa mère et lui-même. Trois protagonistes pour une trouble histoire : père-amant, fils-voyeur, fils-fille-amante, fils-garçon-amant et mère-amant. Neuf photomontages à travers lesquels il expérimente les possibilités de représentations et d’incarnations de l’Œdipe.

Le corps est le vecteur de toutes ses recherches et de toutes ses interrogations. Il le traite comme une plate-forme expérimentale pour non seulement comprendre sa propre identité, mais aussi l’Autre et la société dans laquelle il évolue. Vincent Labaume, qui en 1995 arédigé l’éloge funéraire de Michel Journiac, a écrit : « Nul doute que pour la génération qui t’a rencontré pendant ces années sombres, tu faisais figure d’exception à la normalisation des produits d’art du Marché, tu faisais figure d’exclu dans le paysage culturel français, pour ne pas dire international. Aux difficultés financières, tu répondais par une création rebelle dont ton corps était le seul garant. »[3] Si, de son vivant, Michel Journiac n’a pas connu une reconnaissance à la hauteur de son œuvre, innovatrice, subversive et expérimentale, il est encore aujourd’hui timidement découvert et redécouvert par toute une génération d’artistes qui voient en lui non seulement un pionnier de l’art queer mais aussi une influence esthétique et conceptuelle majeure.

Julie Crenn

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Exposition Journiac – Hommage à Freud, du 28 janvier au 25 février 2012, àla Galerie Patricia Dorfmann (Paris).

Plus d’informations sur l’exposition : http://www.patriciadorfmann.com/

Plus d’informations sur l’artiste : http://www.journiac.com/

Texte en collaboration avec la revue Inferno : http://ilinferno.com/2012/02/15/michel-journiac-sublimer-les-normes/

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[1] JOURNIAC, Michel. « De l’objection du corps » (1974) in Michel Journiac. Strasbourg : Les Musées de Strasbourg : Paris : ENSBA, 2004, p.182.

[2] « Piège pour un travesti, Galerie Stadler, 1972 : Témoignage de Rodolphe Stadler et Stefano Polastri » in Michel Journiac (2004), p.129.

[3] LABAUME, Vincent. Tombeau de Michel Journiac. Marseille : Al Dante, 1995, p.8.

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