PILAR ALBARRACIN /// Cosmos Culottés

Pilar Albarracin (née en 1968, à Séville, Espagne) est une artiste entière, radicale, généreuse et engagée. En 2008, le public français avait pu découvrir une sélection de pièces maîtresses de son œuvre au sein de l’exposition Mortal Cadendia à La Maison Rouge.[1] Installations, vidéos, performances filmées, photographies, dessins brodés, l’artiste espagnole développe depuis le début des années 1990 une œuvre protéiforme ayant pour objectif de retourner, détourner et déstructurer le discours patriarcal porté sur les femmes. Elle s’attache d’abord à la société espagnole et s’approprie les stéréotypes de la culture ibérique où l’image des femmes ou des hommes y est exacerbée. Tauromachie, flamenco et religion sont ses terrains favoris. Ainsi, elle suspendu des jupons de robes traditionnelles et multicolores au plafond de l’espace d’exposition, elle caresse la tête d’un taureau, elle lui apporte ainsi de la douceur contrairement aux hommes qui après avoir joué avec eux les achèvent avec fierté, elle danse, chante, cuisine et réinvente l’identité des femmes espagnoles. Une identité qu’elle souhaite assainir de la propagande visuelle et culturelle lancée par Franco (de la fin des années 1930 jusqu’aux années 1970), où les femmes servaient de faire-valoir à une culture machiste. Elle revient aujourd’hui à Paris et présente une nouvelle exposition monographique àla Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, où elle poursuit et prolonge ses recherches critiques sur l’image réductrice des femmes.

L’exposition parisienne repose sur une réflexion axée autour du célèbre tableau de Gustave Couvert, L’Origine du Monde (1866). Courbet a peint un sexe, une femme, anonyme, que les commentateurs et l’Histoire auront retenu comme une vision universelle de la femme, de la féminité, du désir etc. À partir de cette œuvre spécifique, Pilar Albarracin poursuit son travail de déconstruction des stéréotypes liés à la condition, au statut et à la représentation des femmes. L’Origine du Monde est non seulement réinterprété au moyen d’une centaine de culottes (le sexe est ainsi couvert, protégé des regards extérieurs) qui lui permet d’imposer une contre vision qui est celle des femmes, de la multiplicité et de la diversité. Il n’existe pas une image de LA femme, bien au contraire à chaque femme correspond son image, son expérience et son identité. L’artiste des-universalise et multiplie les propositions afin que les femmes soient libérées d’un discours univoque, stéréotypé et formaté.

Mandala (Chair) – détail – 2012
Culottes sur toile, châssis métallique
pièce unique
275 x 275 x 3 cm
© Aurélien Mole

Dans cette perspective, elle construit un espace compris comme un sanctuaire à la fois privé et public, intime et partagé, où les femmes existent dans une infinie pluralité. Une série formée de cinq mandalas en témoigne. Des culottes, des slips, des strings et des tangas assemblés et cousus par couleurs, sont fixé sur quatre toiles blanches et une toile recouverte de tissu noir. Mandala (Rouge) – 2012 est composé de lingerie rouge, à dentelles, échancrées, en soie, en organdi, il évoque l’érotisme, la séduction, la passion, le désir. Il trouve son pendant avec Mandala (Noir), plus mystérieux mais non moins affriolant. Mandala (Chair) et Mandala (Blanc) – 2012, incarnent la pudeur, la discrétion, la virginité. Tous les styles sont assemblés, ils correspondent à tous les âges, toutes les classes, toutes les cultures. Une pluralité signifiée par le Mandala (Arc-en-ciel) – 2012 qui est suspendu au plafond et qui semble protéger l’espace. Les visiteurs sont ainsi entourés de cultures multicolores la diversité féminine et non plus LA femme. De la ménagère à la préadolescente, de la femme d’affaire à la prostituée, de la retraitée à la trentenaire célibataire, chacune peut se retrouver dans ces mandalas textiles. Il est à noter que les mandalas sont traditionnellement conçus par des moines (uniquement des hommes) à partir de peinture ou de sable. Ils véhiculent des prières et un travail méditatif. Pilar Albarracin revisite et réinterprète un art millénaire en imposant au regardeur ce qui est habituellement cachés, puisque la lingerie relève de la vie privée. Le sacré et le trivial dialoguent harmonieusement.

Au début, ça n’a pas été facile d’en obtenir ; les femmes ne voulaient pas me les remettre. Ce ne sont pas de simples objets mais presque des reliques, personnelles, intimes. Chacune d’entre elles représente une histoire pour sa propriétaire.[2]

Vue d’exposition « El Origen del nuevo mundo »
Galerie GP & N Vallois, Paris
(09.06 – 28.07. 2012)
© Aurélien Mole

L’Origine du Monde se transforme en El Origen del Nuevo Mundo (« L’Origine du Nouveau Monde »), l’artiste part à la conquête d’un nouveau territoire, un Nouveau Monde, que plusieurs générations de femmes artistes féministes ont construit progressivement depuis le début du XXème siècle. Un territoire détaché du discours dominant porté sur les femmes, où elles établissent de nouveaux codes, de nouvelles normes et de nouvelles conceptions. Des alternatives non seulement à la représentation des femmes, mais aussi à leurs statuts et leurs conditions au sein de la société. Dès les années 1930-1940, les femmes artistes peignent le sexe féminin, Frida Kahlo avec violence, Georgia O’Keeffe dans la métaphore. Un travail que les artistes féministes actives durant les années 1960 jusqu’à aujourd’hui ont poursuivi : Judy Chicago, Valie Export, Ghada Amer ou encore Lamia Ziadé. La représentation du sexe féminin par les femmes artistes devient un acte de résistance, un acte politique engagé envers la cause des femmes. Pourtant, Pilar Albarracin utilise la lingerie comme une métonymie, le sexe féminin est présent mais non visible, il est induit. L’artiste présente également une série de dessins encadrés, représentant des culottes stylisées, un triangle de papier découpé et des petites lanières en tissus, au-dessus desquelles des petites fenêtres sont ouvertes : sur l’espace, les étoiles, les galaxies (L’Origine du Nouveau Monde – Big Bang) ou bien sur des fragments de corps, de seins, de sexes. Entre présence et absence, visible et invisible, tout y est dosé, équilibré. Elle réintroduit une intimité dans ce Nouveau Monde où les femmes sont libres, indépendantes et maîtresses de leurs corps.

Vue d’exposition « El Origen del nuevo mundo »
Galerie GP & N Vallois, Paris
(09.06 – 28.07. 2012)
© Aurélien Mole

El Origen Del Nuevo Mundo est une véritable célébration des femmes, de leurs corps et de leurs identités. Elles sont unies dans leurs différences. Sous ses aspects cocasses, provocants et colorés, l’exposition de Pilar Albarracin engage une réflexion critique d’une histoire de la représentation du sexe féminin, de Courbet jusqu’aux artistes féministes. La trivialité de son objet d’étude, la culotte, souligne avec malice et pertinence qu’elle peut aussi nous renvoyer à des considérations non seulement sexuelles et artistiques, mais aussi sociologiques, religieuses, psychologiques etc. Les culottes nous renvoient à nous-mêmes, à notre propre expérience. Elle explique : « La Culotte, pour moi, c’est beaucoup plus fort car c’est ce qui fait écran entre la réalité et l’intériorité de la femme, le cosmos… C’est d’ailleurs pour cela que j’ai choisi de réaliser ce projet sous la forme de mandalas. Derrière la culotte, derrière la vulve, il y a une unité, une circularité que je voulais représenter. C’est quelque chose de caché, mystérieux que l’on traite avec une mysticité étonnante. »[3] Un objet d’étude universel et spécifique que l’artiste emploie pour créer des œuvres où les femmes sont rassemblées pour donner vie à des cosmologies féminines au sein desquelles les individualités sont cousues entre elles, ainsi elles se font collectives et solidaires. Elle produit un infini féminin.

Julie Crenn

Mandala (rouge) – 2012
Culottes sur toile, châssis métallique
pièce unique
275 x 275 x 3 cm
© Aurélien Mole

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Exposition El Origen Del Nuevo Mundo – Pilar Albarracin, du 9 juin au 28 juillet 2012, àla Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, Paris.

Plus d’informations sur l’exposition : http://www.galerie-vallois.com/.

Plus d’informations sur l’artiste : http://www.pilaralbarracin.com/.

Texte en collaboration avec la revue INFERNO / http://inferno-magazine.com/2012/06/28/pilar-albarracin-cosmos-culottes/


[3] Ibid.

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