En 1985, les Guerilla Girls surgissent sur la scène artistique, des femmes artistes militantes qui engagent un travail de surveillance et de statistiques. Elles dénoncent avec force le manque de représentation des femmes artistes et les artistes de couleur au sein des expositions et autres évènements artistiques. Aux États-Unis, grimées de masques de gorilles, elles réalisent des performances, placardent des affiches et perturbent les prises de paroles publiques afin de réveiller les consciences sur le sexisme et le racisme institutionnels. Une de leurs affiches établit la liste des « avantages d’être une femme artiste » : travailler sans la pression du succès, voir son art systématiquement réduit au féminin ou encore atteindre une reconnaissance après l’âge de 80 ans… Si la situation a connu quelques améliorations, depuis les années 1980 les femmes artistes sont sous-représentées. En tant qu’historienne de l’art, critique d’art et commissaire d’exposition, je suis vigilante à ces questions. Lorsque je visite une exposition, la place réservée aux femmes est un critère auquel je prête attention. Si elles ne sont pas réunies entre elles (Elles@Centre Pompidou par exemple), elles sont systématiquement minoritaires dans les expositions collectives. Voici la liste des dix derniers artistes ayant investi le pavillon français à la Biennale de Venise : Fabrice Hyber (1997), Jean-Pierre Bertrand (1999), Pierre Huyghe (2001), Jean-Marc Bustamante (2003), Annette Messager (2005), Sophie Calle (2007), Claude Lévêque (2009), Christian Boltanski (2011), Anri Sala (2013) et Céleste Boursier-Mougenot en 2015. Seulement deux femmes pour dix hommes. Il suffit de jeter un œil sur les programmes d’expositions des musées nationaux et des centres d’art, d’analyser les collections publiques, pour faire le même constat. Il en est de même pour les prix comme le Prix Marcel Duchamp, qui, comme en 2014 ne comportait aucune prétendante. Depuis sa création en 2000, le prix a été décerné à seulement quatre femmes : Dominique Gonzalez-Foerster, Carole Benzaken, Tatiana Trouvé et Latifa Echakhch. Malheureusement, les exemples pleuvent…
Cette année la triennale de Vendôme présentera les œuvres de vingt-cinq artistes, une sélection trans-générationnelle qui pourtant comporte une faille, seulement six femmes artistes y sont représentées. Un constat frappant qui m’a conduite à m’intéresser spécifiquement à leurs pratiques et à leur consacrer un article pour la revue Laura. Les six artistes développent des pratiques extrêmement différentes qui nous portent vers différentes problématiques liées à la société : rapports avec la nature, au cinéma, au corps, à la mémoire, au théâtre et à la mise en scène.
Karine Bonneval
Par une manipulation pertinente de matériaux naturels et d’éléments botaniques, Karine Bonneval (née en 1970, à La Rochelle) met en lumière les relations complexes entre l’Homme et la Nature. Elle réfléchit à la définition du mot nature qui englobe toutes sortes de conceptions, d’états et de traitements : jungles, champs de cultures, déserts arides, cultures en serre. Ses œuvres génèrent un examen de ce qui sépare le paysage domestiqué et le paysage sauvage. Selon le type de société, on discerne deux types de rapports entre l’Homme et son environnement : une relation où la nature est envisagée comme une ressource qui doit être maîtrisée pour perspective productiviste, ou bien une relation plus respectueuse où l’homme est intégré à son paysage, il fait partie d’un tout. À Vendôme, l’artiste réactive une pièce intitulée Makarka, réalisée en 2013 à Fontenay-le-Comte. Makarka, en créole réunionnais, signifie le « sucre sale », non raffiné. Le sucre noir est moulé et transformé en dômes, qui semblent être des éléments architecturaux, des totems ou encore des carottages de terre. Les dômes, extrêmement présents, se dressent et nous renvoient à l’histoire de l’esclavage et à notre besoin incessant de sucre. À partir d’une culture domestiquée, celle de la canne à sucre, l’artiste s’empare du produit brut pour en faire des éléments façonnés et reproductibles. Au musée de Vendôme, elle confronte deux personnages : Wilder Man et l’Explorateur. Deux figures formées, pour l’une, de feuillages synthétiques, pour l’autre, de piquants d’oursins crayons, qui, extraits de leurs contextes naturels, créent un décalage. L’artiste opère à des frottements de territoires et de conceptions opposées pour nous amener à penser la Nature dans son ensemble.
Cécile Le Talec
Par la sculpture, le dessin, la vidéo, le son et l’installation, Cécile Le Talec (née en 1970) produit des traductions matérielles et visuelles du son. Depuis le début des années 2000, elle s’intéresse aux langages sifflés, par les oiseaux et par les hommes. Elle établit des relations entre le langage, la musique et l’écriture au moyen de dispositifs interactifs : un concert réalisé avec des instruments en verre soufflé, une volière où des canaris chanteurs cohabitent avec une vidéo présentant des siffleurs Chinois, une tapisserie circulaire rendant visible un mix entre le chant des oiseaux et celui des hommes. L’artiste souligne ainsi le caractère fragile et sensible des sifflements, elle ouvre aussi des dimensions poétiques et philosophiques. À l’occasion de la triennale, elle poursuit un travail initié en 2014 où le regardeur se fait acteur. À la School Gallery, il devait s’allonger sur une pierre pour entendre le son qu’elle contenait. L’écoute se faisait par transmission osseuse. À Vendôme, l’artiste construit un mur en béton contre lequel il faut se plaquer. Le mur est ce que l’artiste nomme une « pierre pétrifiée de son », qui, une fois en contact avec le corps restitue le son d’une cascade d’eau présente dans la ville. Des passages sont établis entre la pierre, le corps et la ville, l’intérieur et l’extérieur sont interdépendants.
Hayoun Kwon
Hayoun Kwon (née en 1981, à Séoul) explore les notions de mémoire collective et de frontière à travers une pratique protéiforme (vidéo, maquette, photographie et son). Elle travaille les zones interstitielles qui existent entre deux territoires, deux cultures, mais aussi entre le réel et la fiction, le témoignage et le conte. Pensées comme des dérives mémorielles, ses œuvres nous invitent à voyager au cœur de l’histoire humaine. Pour la Triennale, Hayoun Kwon présente DMZ : la ligne fictive. Le projet active une vision subjective de la Zone Coréenne Démilitarisée, la DMZ. Longue de 248 kilomètres, elle sépare les deux Corées depuis 1953. Une zone extrêmement dangereuse, car bourrée de mines, où non seulement la nature, mais aussi le tourisme (aussi paradoxal que cela puisse paraître) ont repris leurs droits. L’artiste crée alors une installation vidéo, qui au moyen d’une animation 3D, confère une présence fantomatique à la DMZ. À la froideur de la zone, elle juxtapose le témoignage de Monsieur Kim, un ancien soldat sud-coréen. Sa voix nourrit un sentiment d’humanité. Elle restitue son expérience d’un « lieu atteignable par l’esprit », au fil de ses souvenirs le regardeur avance avec lui sur la ligne fictive.
Marie Losier
Depuis le début des années 2000, Marie Losier (née en 1972, à Boulogne-Billancourt) réalise des films. Son univers est alimenté par l’histoire des arts visuels. Munie d’une caméra 16 millimètres, elle produit des portraits intimes et déjantés de ses idoles : Alan Vega (artiste et pionnier du rock électronique minimaliste), la chanteuse Peaches, l’artiste performeur Genesis Breyer P. Orridge ou le réalisateur américain Tony Conrad. Marie Losier accorde une place importante à la scène (théâtre, musique, cinéma, sport) et à l’expérimentation. À Vendôme, elle collabore avec David Legrand et les membres du collectif de la Galerie du Cartable. Ensemble, ils reconstituent une salle de cinéma des années 1930 et activent trois plateaux de tournage. Pendant la triennale, une programmation de 40 films (20 films de Marie Losier et 20 films réalisés en collaboration avec différents complices) est diffusée quotidiennement. Les trois plateaux (La Chambre de Madonna, la Discothèque de Jérôme Bosch et le Cabinet de Travail de Luther) réunissent les acteurs de ce que les artistes nomment la Deuxième Renaissance. Le soir du vernissage, une scène de film est tournée : un dialogue inattendu entre Madonna et Luther. Dans la continuité de ses films-portraits, l’artiste fait dialoguer une figure du passé, le père du protestantisme, avec une artiste du présent, la reine de la musique Pop. Elle joue ainsi sur les télescopages de temps et de registres. La scène jouée live est filmée par les deux artistes qui interprètent également deux rôles (une madone et un metteur en scène), tandis que différents personnages surgissent au fil d’un tournage nourri par l’improvisation et une vitalité collective.
Catherine Radosa
Par le son, l’image et la performance, Catherine Radosa (née en 1984, à Prague) intervient dans l’espace urbain. Elle s’empare de la ville, son architecture, ses habitants, son histoire, pour nous signifier un élément issu d’une mémoire collective. Ainsi, à Paris, elle demande aux passants : « À quoi pensez-vous ? », les témoignages sont transcrits puis restitués ; toujours à Paris, elle circule à vélo munie d’un drapeau sur lequel est reproduite l’image d’une plaque de rue : la rue de l’égalité. À Sassari en Sardaigne, elle installe une bande sonore sous une grille. Du sol, jaillissent des extraits de films, des entretiens enregistrés, des lectures de documents ou encore des musiques. Les fragments forment une histoire, celle de la piazza Fiume, que les passants traversent quotidiennement. À Vendôme, l’artiste mène une réflexion sur l’amour et la sexualité. Dans une maison-passage près du Manège, une installation sonore restitue les témoignages récoltés auprès de gens à Vendôme et à Paris : « Aimez-vous ? Y a-t-il des normes ? Des tabous ? Changent-ils selon les générations ? Tous les amours sont-ils possibles ? » Dans le Petit Vendômois, le journal local, l’artiste publie une annonce amoureuse revisitée. Elle invite les lecteurs à engager un échange épistolaire. Dans la Manège, elle présentera des images liées au célèbre pouce levé de Facebook. Le pouce signifie « j’aime », l’artiste interroge son statut et sa signification. L’amour est ainsi envisagé de manière plurielle : personnelle et collective.
Dorothy Shoes
De son passage au théâtre en tant que comédienne, Dorothy Shoes (née en 1979, à Tours) a conservé un goût pour la mise en scène et un attrait pour la dramatisation des gestes et des expressions. Elle a quitté les planches pour investir l’espace public. Armée de son appareil photographique, elle réalise une série de portraits, ColèresS Planquées (2014). Il s’agit des portraits de trente-trois femmes, pris en extérieur. Les corps sont violentés, ils partent en fumée, se vident, se reversent, se tordent, s’animent de sensations désagréables (picotements, brûlures, fourmillements), ils se murent. Ils sont frappés par la douleur, leurs fonctions vitales sont empêchées, enraillées. L’artiste, atteinte de la sclérose en plaques, met en scène trente-trois interprétations de sa propre maladie. Elle opère ainsi à une série d’autoportraits distancés. Les modèles ne sont pas atteints de la maladie, leurs corps « sains » traduisent les douleurs de l’artiste. « Tu apprends à cohabiter avec toi qui luttes contre toi. Un jeu de cordes absurde dans lequel les énergies s’entretuent. » Elle poursuit ce travail de traduction et de déplacement avec une pièce sonore où les voix de personnes « saines » récitent les témoignages de personnes atteintes de la sclérose en plaques. Par le témoignage et les dispositifs de distanciation, l’artiste met en lumière une maladie qui touche aujourd’hui 80 000 personnes en France, une maladie quasi invisible qui handicape lourdement le quotidien de celles et ceux qui en souffrent. L’art est ainsi mis au service de la douleur, de l’invisibilité et de l’ignorance.
La place réservée aux femmes artistes est, depuis toujours, plus étroite que celle prise par les hommes. Ce manque n’est pas seulement présent dans le monde de l’art, il s’établit dans tous les domaines et à tous les niveaux de notre société. Les féministes ont commencé un travail sur la visibilité et l’égalité depuis les années 1960, un travail de longue haleine qu’il nous faut poursuivre et renforcer. En tant que critique d’art et commissaire d’exposition, je m’attelle à la parité. Historiquement, traditionnellement et symboliquement, l’homme incarne le pouvoir, le travail, le politique, le public, la force. Il ne tient qu’aux acteurs et aux actrices du monde de l’art de renverser les tendances et d’équilibrer la visibilité des uns et des autres pour une répartition plus juste des genres et des pratiques.
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EN SAVOIR + TRIENNALE DE VENDOME
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Ceci est un article intéressant, merci! Je regardais juste un film Marie Losier – «Aqui, em Lisboa: Episódios da Vida da Cidade» (le réalisateur a également Gabriel Abrantes, qui a créé le film «Pan pleure pas» – https://filmstreamingvf.video/1937-pan-pleure-pas-2014.html ). Elle est une femme intéressante!