[TEXTE] Elodie Wysocki – Indisciplinées

Les incomptées (2021) – sable jaune, céramique et laine tuftée

Nous portons toutes en nous une bacchante, cette aïeule des sorcières ; et qui terrifie le pouvoir mâle.

Françoise d’Eaubonne – Cave ne Pandoram (Prends garde à Pandora) – 1977

Sur l’ensemble de la surface de la Terre, il existe très peu de lieux, de (micro)sociétés ou de communautés où les femmes sont réellement libres. En existe t-il d’ailleurs vraiment ? Le patriarcat, alimenté par les monothéismes et le néolibéralisme, instaure des violences systémiques qui perpétuent un flux d’oppressions, de stéréotypes, de discriminations et d’assignations. Les femmes sont comme ci, les femmes sont comme ça… Nous le savons, les idées généralistes tuent les femmes depuis bien trop longtemps. Nous sommes cantonnées à des rôles bien précis : la mère, l’amante, la travailleuse du sexe, la sorcière, la sœur, l’épouse, la pieuse, la fille, la folle ou la pleureuse. Cantonnées aussi à des normes vestimentaires, physiques, mentales voire même sonores. N’y jamais trop, ni jamais assez. Nos sexes sont une insulte commune. Des con.nes partout. Nos existences sont vulnérables. Les chiffres sont éloquents : viols, féminicides, incestes, harcèlements, privations de libertés fondamentales, insultes, coups, menaces, violences psychiques, physiques et tant d’autres. L’histoire des femmes est celle de luttes incessantes pour obtenir la liberté de chacun.e, pour obtenir le droit de disposer de son corps, sans conditions et sans compromis. Elodie Wysocki travaille son histoire, ainsi que la nôtre, pour construire des corps aussi fragiles que puissants : des corps de femmes, des corps hybrides de tout âge et toute espèce. L’artiste s’intéresse autant aux grandes histoires, aux mythes qu’aux faits divers, les petites histoires – invisibles et silencieuses. Pour cela, elle s’attaque aux assignations et aux archétypes que le patriarcat a tatoué dans la chair de l’humanité. C’est à partir de ces violences qu’elle a notamment pensé l’œuvre intitulée Les Incomptées (2021). Telle une scène de rituel, l’installation met en regard une œuvre murale et tuftée sur laquelle est répétée le mantra : Femelle hystérique. Au sol, sur un cercle de sable jaune, sont disposées des œuvres en terre carbonisée. Elles représentent des culottes de fillettes, de femmes. Les Incomptées sont les femmes aux destins brisés, aux corps traumatisés, aux existences non essentielles – les femmes disparues à qui l’artiste rend un hommage (ou plutôt, un femmage) appuyé.

Femmes puissantes

Elodie Wysocki explore ainsi les vies de Judith, de Marie Madeleine, de Lady Godiva, des Parques, de la Loba, des Harpies et d’autres femmes puissantes issues d’une mythologie qui forme les fondations d’un imaginaire commun. L’artiste pense et réalise les œuvres à partir d’une mythologie ancestrale et actuelle dont les figures sont réelles, surréelles, connues et méconnues. A partir aussi de son expérience personnelle et intime qui trouve nécessaire des échos collectifs. Ainsi, les œuvres proviennent de deux matériaux principaux : les cheveux et la terre. Des matières-archives aux propriétés extrêmement différentes, avec lesquelles l’artiste élabore un ensemble de techniques comme le feutrage et la céramique. Par là, elle allie l’humaine à la terre et vice versa. Les matériaux manifestent une interdépendance, un récit commun. En 2018, Elodie Wysocki réalise Harpie, un manteau qu’elle qualifie de “militaire” entièrement formé de feutres de cheveux et de poils humains. De la femme-oiseau il ne reste, comme une relique, que le vêtement suspendu dans l’espace. Plus récemment, l’artiste présente Des échos, des autres (2023) : quatre corps fantomatiques drapés de toges et de capuches. Ces figures que l’artiste nomme des “carcasses” sont faites de de terre et d’oxyde de fer. Elles sont posées sur un amas de terre et de bribes d’autres corps – des œuvres antérieures que l’artiste a choisi de briser. Les quatre corps forment un cercle de pouvoir, ils résistent au temps et à l’espace. Tels les corps des sorcières mises au bûcher, ils se tiennent debout malgré les violences et la mort.

Des échos, des autres (2023) – céramique et terre

Rêver l’obscur

Elodie Wysocki se joue de la réception inquiétante, étrange et inconfortable que nous pouvons avoir de ses œuvres. Les corps y sont hors normes, mutants, recouverts, vidés, abîmés, blessés, fragmentés. Ils sont en mouvement, ils se dégradent et se transforment au fil du temps. Ils nous parlent de la perte, de la mort, mais aussi d’un potentiel devenir et d’une volonté d’insoumission. Par l’hybridation humaine et plus qu’humaine, l’artiste explore la notion de mutation et de métamorphose des corps : femmes oiseaux, femme grenouille, louve, etc. L’animalité constitue une réponse païenne et sorcière à un héritage catholique extrêmement pesant. Ainsi les mitres (coiffes religieuses réservées aux évêques) deviennent des oiseaux rieurs dont les visages sont prolongés de longues chevelures libres et/ou feutrées (Mitres rieuses, 2018). En 2023, dans le contexte minier de la Louvière en Belgique, elle présente Le dernier qui s’en va éteint la lumière, une installation qui allie une ambiance apocalyptique (la lumière du ciel en feu, des nuages orangés) et le rituel d’une femme grenouille agenouillée dans une mare-miroir, entourée de de pelotes de cheveux. Il s’agit d’une évocation de La Loba, une figure mythologique sud-américaine racontée par Clarissa Pinkola Estès : “Elle est circonspecte, souvent velue, toujours grosse et fuit la compagnie des autres. Elle croasse et caquette et s’exprime plus par des cris d’animaux que par des bruits humains.” Elle est La Loba, littéralement “la louve”, ou la Femme aux os car sa mission est de ramasser les ossements éparpillés des animaux sauvages. La légende dit que si elle parvient à reconstituer le squelette entier s’ensuit une cérémonie où La Loba chante auprès d’un feu pour faire revivre l’animal. “La Loba chante toujours, un chant si profond que le sol du désert tremble et pendant qu’elle chante, la bête ouvre les yeux, bondit sur ses pattes et détale dans le canyon.” Les œuvres renvoient une énergie et une force vitale, un pouvoir enfoui que Starhawk (sorcière et militante écoféministe californienne) nomme le pouvoir-du-dedans. Un pouvoir à propos duquel elle écrit en 1982 : “Oui, le pouvoir-du-dedans est le pouvoir du bas, de l’obscur, de la terre ; le pouvoir qui vient de notre sang, de nos vies et de notre désir passionné pour le corps vivant de l’autre. […] Quand nous plantons, quand nous tissons, quand nous écrivons, quand nous enfantons, quand nous organisons, quand nous soignons, quand nous courons à travers le parc, dans la brume exhalée par les séquoias, quand nous faisons ce que nous avons peur de faire, nous ne sommes pas seules. Nous sommes du monde et les uns avec les autres, et notre pouvoir-du-dedans est grand, même s’il n’est pas invincible. Si nous pouvons être blessés, nous pouvons soigner ; si chacun de nous peut être détruit, en nous il y a le pouvoir de renouveau. Et il est encore temps de choisir ce pouvoir-là.” 

Le dernier qui s’en va éteint la lumière (2023) – Installation, impressions sur tissu, céramique, cheveux humain et gélatines.

La Grande Déesse

Au fil du temps et des œuvres, l’artiste manifeste une recherche plastique et politique, celle de représenter les différentes facettes de la Grande Déesse du continent européen. Une déesse de la fertilité, de la vie et de la mort qui a été vénérée avant les monothéismes et dont les traces sont plurielles. Marija Gimbutas (archéologue, mythologue et préhistorienne) lui a consacré ses recherches, elle écrit : “Le thème principal du symbolisme de la déesse est le mystère de la naissance et de la mort, celui aussi du renouveau de la vie – pas seulement de la vie humaine, mais de toute forme de vie sur la terre comme dans l’ensemble du cosmos. […] Elle est généralement représentée sous les traits des fameuses Vénus paléolithiques et des figurines provenant de l’Europe et de l’Anatolie néolithiques ou de la Crète de l’âge de Bronze. […] Transmises par les grand-mères et les mères de la famille européenne, ces anciennes croyances ont survécu à la superposition des mythes indo-européens et, finalement, chrétiens. La religion centrée sur la déesse a existé très longtemps, bien plus longtemps que les religions indo-européenne et chrétienne (qui représentent une période relativement courte de l’histoire humaine), laissant une empreinte indélébile dans la pensée occidentale.” Une déesse également invoquée par les sorcières historiques et actuelles (Starhawk), ainsi que par les écoféministes spirituelles depuis les années 1960. Son histoire n’avait pas été écrite et perpétuée avant les travaux de Marija Gimbutas ; elle a été effacée par la pensée dominante (patriarcale et monothéiste). Il s’agit alors de se souvenir, de ré-incorporer un ensemble de savoirs et de pouvoirs que nous pensions disparu. Les œuvres d’Elodie Wysocki s’inscrivent dans cette recherche où la mémoire et la résistance s’entrelacent. Les corps et les fragments de corps participent à nourrir un imaginaire collectif volontairement privé non seulement de la Grande Déesse mais aussi des récits de toutes les femmes empêchées, silenciées et invisibilisées. En chacune de nous réside le pouvoir de la Grande Déesse. Alors, l’artiste fouille et travaille notre histoire. Une histoire ancestrale où s’interpénètrent la résistance, l’ultraviolence, la puissance, l’oppression, la dignité et la soumission. Une histoire complexe et paradoxale nourrie d’un imaginaire patriarcal écrasant et limitant. Ce dernier invisibilise les récits et les représentations de femmes dont il est nécessaire de se remémorer les noms. Des déesses souterraines aux femmes anonymes qui luttent au quotidien, Elodie Wysocki s’emploie à ouvrir des passages, à donner des matières et des formes à leurs existences indisciplinées.

Mitres rieuses (2018) – feutre de cheveux et de poils. Production résidence Tamat (BE)  ©Barthélemy Decobecq

ELODIE WYSOCKI ::: https://elodiewysocki.fr/

Un commentaire

  1. Merci Julie pour cette présentation engagée et ce beau texte, j’ai entendu hier, Christine Angot parler de l’inversion. Inversion des rôles quand on accuse une femme qui parle dans sa famille ou ailleurs de violences subies quelles qu’elles soient, et que c’est elle qui est accusée d’être violente. Je connais par cœur. Cette artiste encourage à aller plus loin dans le travail. C’est toujours si difficile de revenir sur le passé. Merci pour ton travail en général, je suis très touchée par ce texte et le travail de cette artiste, je me suis dit que ce serait bien un jour d’avoir des endroits où les artistes femmes pourraient être libres de créer ensemble et sans trop de danger mais c’est trop idéaliste.

    A bientôt .

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