La galerie Les Filles du Calvaire présente actuellement la première exposition personnelle de Dorothée Smith (née en 1985, à Paris), jeune photographe et vidéaste. Diplômée en 2010 de l’Ecole de Photographie d’Arles, elle est actuellement en résidence au Fresnoy (Studio National des Arts Contemporains) à Tourcoing. L’exposition Hear us marching up slowly rend compte de ses dernières réalisations et présente plusieurs séries photographiques, ainsi qu’une installation vidéo mettant en lumière des corps androgynes, pâles et lumineux, mélancoliques et habités. Elle aborde avec une esthétique à la fois neutre et séduisante l’épineuse question du genre.
Lorsqu’on regarde les photographies de Dorothée Smith, la peinture et la photographie nordique nous viennent en tête : couleurs glaciales, métalliques, pâleur des corps, poses suspendues dans le temps, expressions graves et neutres et un subtil graphisme des formes. La figure humaine est au centre, elle irradie. À cette influence picturale spécifique, s’ajoutent les pratiques photographiques d’artistes comme Wolfgang Tillmans, Pierre Gonnord ou encore Charles Fréger. Dorothée Smith réalise de subtils portraits et nous fait entrer dans l’intimité de sa relation avec le modèle. Des personnes jeunes, androgynes, entre les genres, entre les codes, entre les normes. Des individus dont la photographe capte l’éclat avec une distance et un recul qui apporte aux images pudeur, douceur et vulnérabilité. Elle s’attache également au rendu de paysages fragmentés, des zones fumeuses et lumineuses, avec toujours la notion d’entre-deux qui vient perturber la lecture des images où rien ni personne n’est facilement identifiable.
Dans la langue finnoise, le terme “Löyly” désigne la fumée bénéfique qui provient de l’eau glaciale versée sur des pierres brûlantes, passant ainsi de l’état liquide à l’état gazeux. “Sub Limis” désigne tout à la fois le passage alchimique d’un état à un autre, et de façon plus abstraite, quelque chose qui se trouve en haut, suspendu, mais toujours comme au seuil d’une limite.[1]
L’installation vidéo C19H2802 (agnès) – 2011 est une production du Fresnoy. Six écrans placés en hexagone au centre duquel trône une cuve, sinueuse et protéiforme, remplie d’un sombre liquide. Nous sommes plongés dans la pénombre et circulons autour de la cuve à l’intérieur de laquelle se reflètent les images projetées autour. Sur les écrans, des êtres en mutation. Un homme, barbu, est englué dans une boue translucide, il entame une chorégraphie de lutte contre la matière visqueuse qui lui colle la peau. Il semble s’extraire d’une poche de naissance. Une lutte contre lui-même, il aborde une première phase de sa renaissance. Nous comprenons que l’épais liquide contenu au centre de l’installation fait écho à celui qui englobe le corps de cet homme. Il s’agit du liquide hormonal de synthèse, une matière indispensable à la transformation sexuelle. Un homme aux cheveux courts, maquillé, assis, s’injecte dans la cuisse une dose d’hormone. Son corps aux formes légèrement arrondies indique que le processus de métamorphose est en cours. Le visage de l’homme barbu est recouvert d’un voile noir, son visage est progressivement dévoilé. Le visage d’une femme plus âgée apparaît. C19H2802 (agnès) est le récit visuel de la naissance d’Agnès, MTF (male to female), qui comme beaucoup d’autres s’est imposé un parcours douloureux, moralement et physiquement, pour se révéler au monde telle qu’elle se sent, telle qu’elle est. Sans occulter la part clinique du processus, le film nous fait ressentir les affres de ce combat individuel, long et épuisant Pour une réappropriation de son propre corps. De manière métaphorique, il retrace chaque étape, du mal être initial jusqu’à la libération, de la chrysalide, en passant par la période trouble traduite par le visage noirci, hagard, jusqu’à l’envol final. Le film renvoie à la pensée de Judith Butler, qui envisage le genre comme une identité qui évolue, fluctue et se transforme au fil de l’expérience de vie de chacun. En ce sens il existe une performativité du genre qui « n’est pas un acte unique, mais une répétition et un rituel, qui produit ses effets à travers un processus de naturalisation qui prend corps, un processus qu’il faut comprendre, en partie, comme une temporalité qui se tient dans et par la culture. »[2]

Extrait vidéo de l’installation vidéo C19H28O2 (agnès), 2011 Installation transdisciplinaire 6 Vidéos HD, pièce sonore, sculpture, testostérone de synthèse Production Le Fresnoy, Studio National des Arts Contemporains 2011. Courtesy Galerie Les Filles du Calvaire.
L’ensemble de la pratique de Dorothée Smith repose sur un questionnement du genre, de ses frontières, de ses codes et de ses représentations. La question du transgenre est plus particulièrement placée au cœur de sa réflexion plastique. Doit-on automatique être identifié comme une femme ou un homme ? Ne peut-on pas élargir les catégories prédéfinies par le discours dominant ? Les personnes transgenres existent, mais ne parviennent pas à trouver leur place entre les cases persistantes de M ou de F. Alors, elles construisent des ponts entre les sexes et ouvrent la voie à un troisième genre, celui de tous les possibles. Sans jamais exhiber et sans volonté transgressive, Dorothée Smith dresse les portraits d’hommes et de femmes aux physiques androgynes, troubles et multiples. Des portraits qui posent un trouble dans le genre (Judith Butler) et qui s’inscrivent dans une esthétique queer. À l’image d’artistes historiques comme Claude Cahun ou Marcel Duchamp, et d’artistes contemporains comme Michel Journiac, Yasumasa Morimura Cindy Sherman ou encore Matthew Barney, Dorothée Smith participe à la conceptualisation et à la mise en œuvre de la représentation du troisième genre.
Avec intelligence, elle parvient à bouger les lignes et à ouvrir les conceptions trop étroites du genre et des sexualités. Elle nous livre des figures intemporelles, en mutation ou clairement libérées, dans une intimité simple et touchante. Le titre de l’exposition résonne comme un manifeste, entendez-nous avancer doucement, le troisième genre ne tend pas à s’effacer, bien au contraire il s’expose, s’impose et parviendra, doucement mais surement, à trouver sa juste place. Les images, qui ne sont en aucun cas pensées comme des manifestes, montrent le caractère instable et flexible du genre, qui ne peut être pensé comme une donnée immuable et fixe.
Julie Crenn
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Exposition Hear us marching up slowly – Dorothée Smith, du 27 janvier au 25 février 2012, àla Galerie Les Filles du Calvaire (Paris).
Plus d’informations sur l’exposition : http://www.fillesducalvaire.com/index.php?SITE=1&CURRLANG=1&CONT=exhib&EXHIB=581
Plus d’informations sur l’artiste : http://dorotheesmith.net/.
Texte en collaboration avec la revue Inferno : http://ilinferno.com/2012/02/13/dorothee-smith-hear-us-marching-up-slowly/
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