Eloigner l’œuvre et la vie de Frida Kahlo du personnage Frida n’est pas chose aisée. Depuis les années 1990 est apparu le phénomène de la Fridamania accompagné par son flot d’expositions, d’ouvrages en tout genre et de produits dérivés de plus en plus farfelus. Revenir à son œuvre et en extraire une lecture critique comme l’ont fait les critiques, artistes et théoriciennes féministes à partir des années 1970. Mon but est de proposer une lecture politique de la production de Frida Kahlo (née en 1907 et décédée en 1954 à Coyoacan, Mexique). L’artiste dès son plus jeune age a milité pour toutes les luttes, à commencer par la Révolution Mexicaine (1910-1920) dont elle se plaisait à raconter que sa date de naissance coïncidait avec le début de la révolte. Kahlo écrit dans son journal :
Je me souviens que j’avais quatre ans lors de la dizaine tragique. J’ai été témoin oculaire de la lutte paysanne de Zapata contre les troupes de Carranza. Ma position fut très claire. Ma mère, en ouvrant les balcons qui donnaient sur la rue Allende, laissait libre accès au « salon » aux zapatistes blessés et affames. […] L’émotion restée intacte dans mon souvenir de la « Révolution mexicaine » est ce qui m’a poussée a treize ans à entrer aux Jeunesses Communistes.[1]
Elle a, à partir de 1925 date de son terrible accident de tramway, créé un personnage à la fois coloré, passionné et hors norme. Hors norme car elle était une femme artiste qui en plein expansion du muralisme Mexicain, dont son compagnon Diego Rivera était le chef de fil, a choisi de peindre sur des formats intimistes son histoire et son expérience personnelle par le biais d’autoportraits tous plus étonnants les uns des autres. Avec Rivera elle s’est engagée politiquement au côté des communistes mexicains et ce jusque-là fin de sa vie :
Je suis très inquiète au sujet de ma peinture. Comment la transformer pour qu’elle devienne utile au mouvement révolutionnaire communiste, car jusqu’à présent je n’ai peint que l’expression honnête de moi-même, mais absolument éloignée d’une peinture qui pourrait servir le parti. Je dois lutter de tout mon être pour que le peu de forces que me laisse ma santé soit destiné a aider la révo-lution. La seule véritable raison de vivre. […] Certes, je ne suis pas une ouvrière, mais je suis inconditionnelle du mouvement révolutionnaire communiste. Pour la première fois, dans ma vie, ma peinture tente d’aider la ligne tracée par le parti. REALISME REVOLUTIONNAIRE. [2]
En tant que militante communiste et femme artiste, elle s’est rapidement penchée sur la question du rôle des femmes et de leurs conditions. Elle a donc dédié son œuvre à une cause plus confidentielle à l’époque : celle des femmes. Pour cela, elle n’a pas hésité à mettre sa vie au service de son œuvre. Ses souffrances physiques et psychiques, ses illusions et ses désillusions transparaissent sur son visage et une iconographie multi référentielle extrêmement étudiée. « L’art est de Frida Kahlo est un ruban autour d’une bombe « a dit André Breton en 1938. Un ruban car l’aspect naïf de son trait et de ses couleurs vives laissent à penser à un art strictement féminin, au sens le plus péjoratif du terme. Une bombe car l’art de Kahlo est celui de la transgression. Son corps mutilé lors de son accident de 1925, les dizaines d’opérations subie et les fausses couches à répétition ne sont pas évincés de son œuvre, bien au contraire. Kahlo a été la première femme artiste a représenter le sang vaginal, l’accouchement, l’homosexualité, la fausse couche, l’adultère, le viol et bien d’autres thématiques considérées comme taboues à l’époque. Le fait de n’avoir jamais réussi à mettre au monde un enfant la tourmentait physiquement et psychologiquement. Ses peintures et lettres montrent un souhait tantôt passionné d’être mère tantôt plus réservé car sa carrière serait mise en suspens. Laura Mulvey écrit : « Son art agit comme un commentaire ironique et amère sur l’expérience des femmes. La sphère féminine est dénuée de tout caractère rassurant, le refuge du fantasme masculin est remplacé par l’expérience de la douleur, incluant la douleur associée avec l’inhabilité physique de vivre le rôle féminin dans la maternité. »[3] Kahlo n’apporte jamais une vision idéalisée du corps de la femme, au contraire elle puise dans ses changements, ses blessures et ses failles. Elle a développé un art séduisant et repoussant, qui, s’il n’a pas gagné l’œil du public de son vivant, n’a pas échappé aux féministes des années 1970. Son œuvre a fait l’objet d’une redécouverte quasi archéologique, comme ce fut le cas pour la majorité des femmes artistes dont les travaux étaient restés confidentiels, cachés et oubliés par les historiens de l’art mâles. Le premier article paru sur sa pratique est signé de Gloria Orenstein (professeur de littérature comparée et du genre à l’université) en 1973. Gloria Orenstein y écrivit que si Kahlo « n’avait pas cru aussi profondément en la validité de la quête dans laquelle les femmes se sont engagées aujourd’hui, elle n’aurait jamais peint l’angoisse physique brutale de la souffrance avec une authenticité aussi poignante. »[4] Frida Kahlo est devenue emblématique pour la lutte des droits des femmes artistes. Les problématiques explorées par Kahlo sont en adéquation avec celles revendiquées vingt ans après sa mort. « Personal is political » était le slogan des féministes des années 1970. Frida Kahlo a considéré son corps et son expérience de femme comme un terrain d’analyse. Sa voix et son visage ont été mis au service d’une cause bien plus grande qu’une volonté simplement narcissique comme de nombreux critiques l’écrivent. Sa voix et son visage étaient le porte-parole des femmes de son époque, étouffées par le patriarcat et le manque de reconnaissance tant au niveau social, politique et économique. Voici comment Octavio Paz, figure majeure de la littérature Mexicaine, décrivait la condition des femmes mexicaines :
Prostituée, déesse, grande dame, amante, la femme transmet ou conserve, mais ne crée pas les valeurs ou les énergies que lui confie la nature ou la société. Dans un monde fait a l’image des hommes, la femme n’est qu’un reflet de la volonté et du désir masculins. Passive, elle devient déesse, amante, l’être qui incarne les éléments stables et antiques de l’univers : la Terre mère et vierge ; active, elle est toujours fonction, moyen, canal.
Ce à quoi il ajoute : « Le secret doit accompagner la femme. Mais la femme ne doit pas seulement le cacher : Il faut qu’elle s’offre au monde extérieur avec une impassibilité souriante. »[5] Frida Kahlo fait preuve d’impassibilité dans ses autoportraits, mais ne sourie jamais. Elle se devait de lutter contre le discours dominant machiste et stéréotypé. C’est en cela qu’elle faisait partie des femmes à la conscience féministe précoce participant activement au bouillonnement artistique et intellectuel, à l’heure où Simone de Beauvoir publiait Le Deuxième Sexe en 1949.
Julie Crenn (mai 2010).
Texte en ligne sur le site de la résidence d’artistes de Chamalot ici : http://www.chamalot-residart.fr/index.php?option=com_content&task=view&id=111&1c87ca8a9971bd6e8f64e737b46f25cb=e36fc52672610233e877ab6f7183ab50
[1] KAHLO, Frida. Journal de Frida Kahlo, Paris : Editions du Chêne, 1995, p.282.
[2] Journal de Frida Kahlo (1995), p.252 et 256.
[3] MULVEY, Laura ; WOLLEN, Peter. Frida Kahlo and Tina Modotti,London :WhitechapelArtGallery, 1982, voir : « The Interior and the Exterior », p.15.
[4] p.7, in « Frida Kahlo : Painting For Miracles », in Feminist Art Journal, automne 1973.
[5] Paz, Octavio. Le Labyrinthe de la Solitude, Paris : Fayard, 1959, p.35.