[TEXTE] CHRISTIAN JALMA aka PINK FLOYD – ha ha charade you are

Lékcole pokc pock nennaine vanina (2023) – Série de 6 vidéos. Réalisation : Maëva Thurel & Christian Jalma. Production : FRAC REUNION & LERKA. Collection FRAC REUNION. Crédit photo : JC LETT (vue exposition collective ASTER ATERLA – Friche Belle de Mai, Marseille, 2024)

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Christian Jalma alias Pink FloydHa ha charade you are

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C’est dans le noir qu’on voit la lumière.

Christian Jalma

Écrire un texte pour Christian Jalma alias Pink Floyd n’est pas un exercice facile. Son histoire et sa pensée peuvent faire l’objet d’une édition en plusieurs tomes. Écrire relève quasiment du contresens puisqu’il faut avant tout l’écouter déplier le récit de son existence, celui de l’île, de l’océan Indien, des légendes, des philosophies, des langues, des sociologies, des sonorités, des littératures et de tant d’autres domaines. Il refuse d’ailleurs d’être identifié comme artiste, préférant être reconnu comme un artait. Il explique : “Artait signifie que je suis toujours en devenir, en construction d’un puzzle. Le T à la fin de artait représente l’habillement, de mon toujours en devenir. En devenant artait, ma parole est devenue métisse.” Inclassable, Christian Jalma alias Pink Floyd échappe à toute forme d’assignation. Il navigue entre les disciplines, les médiums et les cultures pour nourrir une pensée fragmentée à travers laquelle il raconte l’histoire, l’actualité et le futur de la société réunionnaise. Il est impossible de le définir d’une manière tranchée, bien au contraire, l’artait brouille les pistes pour ne jamais se retrouver enfermé dans une case trop étroite. “Je ne suis pas historien MAIS je suis l’historien de ma VIE. Je ne suis pas archéologue MAIS je suis l’archéologue des traces de mon VÉCU.”

Depuis son enfance, Christian Jalma alias Pink Floyd (né en 1961) pense au-delà de ce qu’il est, de sa réalité présente. Dans une pensée de l’amplitude et de la relation, il se connecte aux temps ancestraux jusqu’aux futurs les plus lointains. Christian Jalma alias Pink Floyd est un conteur. L’oralité est son outil de prédilection : par le mot, il transmet non seulement des récits entremêlés, mais aussi un positionnement radical quant à la société réunionnaise, la créolité, la politique entre la France et La Réunion. L’artait-griot ne craint aucunement d’être incompris. Il instille, souvent avec une pointe de malice, une bonne dose de transgression pour aller contre les consensus, les compromis et toutes les formes de soumissions aux discours imposés. Ses déclarations instaurent le débat, de longues discussions avec l’idée pour l’artait de démêler les nœuds, de lever les voiles, de verbaliser les impensés, de visibiliser l’impalpable.

Enfant, il fouille la voirie non seulement pour survivre mais aussi pour récolter des livres, des images et des objets. Il commence à dessiner en recopiant les images imprimées. Plus tard, un voisin raconte des histoires de films dont Jalma et un groupe d’amis inventent la suite et la fin. Il se passionne aussi pour les croyances populaires, les légendes urbaines, les histoires transmises par sa mère et les habitant.es du quartier. Son éducation se fait par “la peur et l’imaginaire”. Un jour, sa mère lui interdit de casser les fruits des voisin.es. Jalma désobéit, casse les fruits et s’assoit. Là, il entend une nappe de musique instrumentale, une musique qu’il ne connaît pas, qui lui fait oublier la faim. “La musique a rempli ma tête.” Il revient le lendemain en espérant entendre à nouveau ce son. Plus rien. Parce qu’il refuse une culture imposée, il décide de quitter l’école en 1975. Devant la TV, il entend à nouveau cette musique planante et entêtante. Deux ans plus tard, il allume un poste de radio et entend un chien qui hurle. Le morceau de musique dure vingt-trois minutes. L’animateur prononce le nom du groupe : Pink Floyd. À partir de ce moment, Jalma instaure des stratégies pour réunir l’argent nécessaire pour acheter l’album Animals. L’argent en poche, il se rend chez un disquaire qui refuse de lui vendre le vinyle. En sortant de la boutique, il est agressé par la lumière, par les couleurs extérieures. Il est aveuglé pendant une semaine. La violence des couleurs marque une situation traumatique : le racisme et la précarité. La lumière aveuglante agit comme un révélateur, un électrochoc. Jalma troc l’album avec un ami, le passe sur cassette et l’écoute en boucle. Il traduit les paroles et comprend que les chansons parlent de son existence.

Qui est né dans une maison pleine de douleur

Qui a été entraîné à ne pas cracher dans le ventilateur

Qui s’est fait dire quoi faire par l’homme

Qui a été brisé par un personnel qualifié

Qui a été équipé d’un collier et d’une chaîne

Qui a reçu une tape dans le dos

Qui s’est détaché de la meute

Qui n’était qu’un étranger à la maison

Qui a été broyé à la fin

Qui a été retrouvé mort au téléphone

Qui a été traîné vers le bas par la pierre.

L’album de Pink Floyd engendre une prise de conscience : Jalma ne peut plus rester à la place que la société lui impose. Il devient Christian Jalma alias Pink Floyd, Pink Floyd, Floyd Dog. Avec le projet de devenir parolier pour des groupes de rock, il commence à écrire des textes à partir de son expérience, de ses réalités. Tout en poursuivant le dessin et le collage, il écrit des textes qui adoptent une dimension poétique et qu’il souhaite publier. Il quitte son bidonville Chemin La Croix (Sainte-Clotilde) en 1994 et parvient à faire éditer un recueil de textes en 1997 : Le Pouvoir éphémère des lapsus (Éditions Grand Océan). Passionné par les livres et le texte, Floyd revient à l’origine des mots et se spécialise d’une manière autodidacte en étymologie. Il croise les langues anciennes et fait surgir le sens politique des mots. Il se penche particulièrement sur le langage usuel, créole et français, pour redonner de la substance au verbe. Chaque application implique une prise de conscience aussi individuelle que collective. Lui qui ne se considère pas créole par refus d’être la créature d’un dieu, de la France et par extension du pouvoir colonial, se lance dans la création d’une langue nouvelle  : Ela Kawez (en hommage à Ella Fitzgerald et à la fin du conflit entre les linguistes créoles). Composée en quelques jours à partir de dictionnaires :  

Zadr lode zalouke i aflidoz pi lo pékflé

Que les images ne reflètent pas le merveilleux

dobènn zadr ni indou péta vanvit   

ce que nous verrons en plus

zadr lode bannae i kaf’ta pi

que les autres ne seront pas

noute paronne zalouke

nos propres images

En arrière-plan, à partir des années 1980, Floyd pense un opéra : l’Opéra Pokc Pock, du nom du fruit du pauvre, l’amour en cage. Un opéra qui, dans sa forme idéale, pourrait allier les meilleur.es musicien.nes de l’océan Indien qui joueraient ensemble d’instruments qu’ielles ne maîtriseraient pas. Il s’agirait alors d’apprendre et d’improviser ensemble. De réunir d’une manière décalée les sonorités de l’océan Indien. Les lectures, l’écriture et l’oralité le mènent vers la réalisation d’œuvres performatives au sein desquelles il déclame des textes, joue de la musique. Vêtu de ses chemises métisses, Floyd se met en scène pour raconter des histoires mythosophiques (mêlant mythologie et philosophie) nous plongeant dans l’histoire de l’océan Indien depuis le Big Bang jusqu’à maintenant. Toutes les stratégies orales et écrites de Floyd sont des outils aussi poétiques que politiques pour nous amener à penser les réalités de la société réunionnaise : son histoire, son avenir, sa politique, son économie, sa langue, sa culture. Par une pratique du pas de côté, de la transgression, de l’humour, de l’art de la dénonciation, de la sincérité et de l’humilité, Floyd déplie le récit d’une histoire Madéckasse (“une histoire qui ne concerne pas la France-Coloniale”), délivrée non pas en créole, mais dans la langue des Nénènn (les mères de substitution, les nourrices). Une histoire oubliée, non écrite, mal transmise puisqu’elle n’est pas enseignée et dont il assemble le puzzle pièce par pièce : l’histoire de l’océan Indien.

Julie Crenn, La Réunion, mars 2023

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