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Prudence Tetu – Mi lé, je suis, I’m
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Les marges sont à la fois un site « imposé par les structures oppressives », mais aussi « un site de radicale possibilité, un espace de résistance ».
bell hooks, De la marge au centre. Théorie féministe, éditions Cambourakis, 2017 (1984)
Au départ il y a les mots, le stylisme et la recherche d’une convergence de territoires. Au centre de la convergence, Prudence Tetu installe un engagement radical : féministe, antiraciste et décolonial. Très tôt, elle analyse la place et le rôle du mot au sein des systèmes de pensées dominantes et des propagandes politiques de tous bords. Elle est attentive à la dimension graphique du mot, aux typographies et à l’efficacité visuelle de leurs articulations. Les mots trouvent ainsi leur place au cœur d’installations-manifestations à travers lesquelles l’artiste interroge la langue créole, le langage quotidien. Elle sonde par exemple les insultes créoles et plus largement internationales qui, systématiquement, convoquent un sexisme et un racisme décomplexés. Langèt ton monmon – Nique ta mère – La concha de tu madre. Ces insultes employées quotidiennement soutiennent les violences du système hétérocapitaliste et patriarcolonial présent dans le langage courant. L’artiste poursuit sa recherche en se passionnant pour les manifestes politiques, les textes générés par les mouvements de révolte, d’émancipation et de résistance. Étudiante à l’école d’art du Port, elle fabrique un Petit Journal de militant·e·s, un livre rouge contenant des outils d’action, des messages et d’autres accroches politisées. Plus tard, elle réalise My Little Militant Box (2019), une petite boîte blanche de couture dans laquelle sont disposées des bobines de fil rouge et une aiguille. Aux cocktails Molotov, l’artiste préfère du fil et une aiguille. Il s’agit alors de rassembler et de créer les outils pour répondre aux violences visibles et invisibles. Les fondations intersectionnelles des œuvres croisent inévitablement les privilèges et les oppressions à l’échelle d’une expérience aussi personnelle que collective. L’intersectionnalité est un des outils qui permet à la fois de situer une parole, un corps dans une société, mais aussi de visibiliser les impensés, la puissance destructrice des stéréotypes et des assignations de race, de classe et de genre.

À partir de ce travail aussi graphique que politique, Prudence Tetu déploie une pratique textile, brodée et cousue, qui vient prolonger ses différents axes de réflexion. Les matériaux souples invitent les corps qui, jusqu’ici, étaient suggérés par l’objet et le mot. Elle concilie ainsi les perspectives intimes et politiques. L’artiste réalise une série d’écharpes, inspirées de celles portées par les candidat·e·s lors de concours de beauté ou encore de celles portées par les personnalités politiques. Des écharpes qui symbolisent une forme d’officialité, de représentation publique et de normes imposées. Elles font autorité. Conçues à partir de différents tissus, elles deviennent les supports de messages patiemment brodés : I’m not your Penelope! – I’m not your Venus! – I’m not Barbie! En étudiant l’histoire de l’art occidental, Prudence Tetu prend conscience de l’espace de représentation assigné aux femmes : nues, passives, silencieuses, normées. Elle s’attache particulièrement à la recherche de représentations de femmes noires, qui sont quasi inexistantes. Alors, les écharpes multicolores apportent des réponses efficacement affirmées : Je ne suis pas ! Autrement dit : « Je ne suis pas ton objet exotique. Je ne suis pas un corps soumis. Je ne suis pas ton cliché, ton stéréotype, ton assignation. » Les messages attestent d’un refus catégorique et non négociable. I’m not your terrorist! – Mi lé pa gro blan ! – I’m not your negro!. Ils attestent aussi d’une colère soulignée par la présence du point d’exclamation. Dans le mille-feuille des oppressions, le racisme s’ajoute au sexisme. Prudence Tetu étudie les statistiques : qui enseigne dans les écoles d’art ? qui écrit l’histoire de l’art ? qui expose ? qui représente qui ? qui est absent ? qui subit le silence ? qui résiste ? comment ? Elle déplie les données intersectionnelles et approfondit ses connaissances de l’histoire de La Réunion, ses origines et ses réalités sociologiques actuelles. Les écharpes sont d’ailleurs confectionnées à partir de tissus provenant de différentes communautés culturelles présentes dans l’île. Une recherche textile qu’elle élargit à l’ensemble des territoires ultramarins, aux diasporas asiatique et noire. Je ne suis pas ton jaune ! Par la négation, l’artiste affirme des individualités depuis trop longtemps contraintes par le système dominant.

Armée de ses aiguilles dissidentes, Prudence Tetu prolonge les gestes appris de sa grand-mère, un matrimoine qu’elle met au service des militances dans lesquelles elle s’engage. Par là, elle refuse aussi les lieux communs hermétiques et les assignations aliénantes. Elle travaille à la transmission d’histoires résistantes, de mouvements de lutte que le récit de l’histoire rejette en marge du récit dit « officiel ». Une pensée plastique de la transmission motivée par la créolité, que l’artiste travaille localement et globalement. Dans le cadre de cette recherche, elle réalise Tapi militan (2023) : un tapis, une tapisserie, un drapeau réalisés à la manière d’un tapis mendiant, une courtepointe traditionnelle réunionnaise. À partir de tissus recyclés, l’artiste réalise des macarons qu’elle coud et assemble. Chacun d’entre eux est brodé de logos et de messages militants issus d’époques et de zones culturelles plurielles. Des indépendances africaines au LKP, en passant par #MeToo, les Black Panthers ou encore les Gilets Jaunes, Prudence Tetu maille les mouvements de lutte contre les inégalités, pour la dignité, la liberté et l’émancipation collective. Par là, les œuvres trouvent un ancrage situé pour ensuite s’étirer à d’autres zones culturelles, d’autres réalités, d’autres combats. La créolité génère une pensée de la convergence et de l’alliance, qui infuse au sein des matériaux tissés. Engagée dans un soft power (un pouvoir souple, doux, fibreux), l’artiste renverse et annule le mépris et les assignations de genre fabriqués envers non seulement les femmes, mais aussi les pratiques textiles populaires, artisanales, amatrices et traditionnelles. Assise, les yeux rivés sur le fil, aiguille en main, Prudence Tetu prend le temps de constituer une trame interculturelle non seulement des oppressions, des violences et invisibilisations, mais aussi des forces désobéissantes et libératrices.
Julie Crenn, avril 2023