[TEXTE] CLEMENT STRIANO – Dunkorama

Certains veulent que ça arrive, d’autres aimeraient que ça arrive et d’autres font que ça arrive.

Michael Jordan

Au départ, il y a des objets délaissés et abîmés. Clément Striano s’emploie à les récolter pour les réparer avec toute sorte de matériaux glanés dans la rue ou dans l’école d’art du Port. Avec l’ambition à la fois de penser et de panser les objets, il leur attribue un nouvel usage, une nouvelle vie. Il travaille aussi à la fabrication de modes d’emploi qu’il diffuse sous la forme d’affiches dans l’espace public afin de les rendre accessibles. Ces modes d’emploi très simples sont élaborés de telle manière que chacun.e puisse fabriquer à son tour une chaise, un banc ou tout autre mobilier du quotidien. Par l’objet, Clément Striano analyse les relations (physiques, affectives, pratiques) qui nous lient à eux, à leurs contextes et leurs modes d’utilisation. Il s’intéresse aussi à la dimension populaire des objets récupérés et réparés. Les techniques sont simples, “quasi enfantines”, puisqu’elles engagent des matériaux pauvres comme le carton ou le contreplaqué. Peu à peu, il comprend son engagement envers l’espace du quotidien et les différentes formes de cultures populaires. Un engagement auquel il va allier une passion : le sport. Dans la famille Striano : les pratiques sportives diffusées sur le petit écran représentent un terrain commun des moments de partage, d’analyse, de projection, d’émotion. Depuis toujours, l’artiste ne manque aucun match de foot de son équipe favorite (le PSG) et s’intéresse de près à d’autres sports comme la boxe et l’athlétisme. 

Rares sont les artistes qui conjuguent l’art au sport, ou inversement. Clément Striano a fait du foot, de la boxe et du basketball américain un terrain de jeu et de pensée. A l’école d’art du Port, alors qu’il se spécialise dans le design, il fabrique dans une salle un terrain de basket avec les moyens du bord. Une première expérience qui va le mener vers le projet Dunkorama (2017 – en cours). Il s’agit d’une fiction plastique dans laquelle l’artiste déploie le récit d’un joueur de basket : Clément Striano. Pensé comme un anti-héros, le mec qui reste toujours sur le banc des remplaçants, le looser persévérant, Clément Striano est devenu le premier joueur réunionnais à avoir intégré la NBA dans les années 1980. Un joueur méconnu du grand public, qui a pourtant été recruté dans plusieurs équipes prestigieuses : “Orlando Magic, une de ses premières saisons en NBA. Il côtoie Shaquille O’Neal pendant quelques mois, une expérience qui le marque / Hawks d’Atlanta, il y passe deux ans, c’est là où son jeu devient plus offensif / Denver Nuggets, c’est avec cette franchise qu’il réalise son record personnel de points dans un match /- Detroit Pistons, c’est dans cette équipe qu’il passe le plus de temps. C’est un peu comme chez moi, affirme-t-il. Il fait partie du renouveau de cette équipe. C’est avec les Pistons qu’il fait sa seule finale de Conférence-Est / Toronto Raptors, il est présélectionné pour les All-stars Games, après une première partie de saison où il fait la différence à plusieurs reprises. Malheureusement pour lui Tayshaun Prince a plus de votes que lui et donc lui prend la place qu’il espérait.”

Le récit de son parcours est envisagé comme une saga en plusieurs épisodes. Il est construit au fil des œuvres et au fil des publications sur le compte ©Instagram Dunkorama. Post après post, nous rencontrons des photomontages dans lesquels l’artiste intègre le visage de Clément Striano, qui n’est autre que le visage de l’artiste lui-même. Les photographies manipulées présentent Clément Striano affrontant les plus grands joueurs de la NBA. À commencer par la plus grande des légendes : Michael Jordan. Le héros absolu de l’artiste depuis les années 1990. Enfant et adolescent, il a cultivé sa fascination envers Jordan en se nourrissant de matchs à la TV, de magazines spécialisés, de posters, de films (Space Jam, 1996), de la musique, de cartes de collection, de vêtements et autres produits dérivés. Avec Michael Jordan, l’artiste s’est forgé une culture ancrée dans celle des USA. Contrairement au phénomène de starification de Michael Jordan et d’autres légendes de la NBA, l’artiste crée une figure discrète  dont le récit de vie n’est jamais glorifié. Une anti-icône qui ne ménage pas ses efforts et sa persévérance. Le joueur fictif joue quelques matches, apparaît sur les photos en compagnie de ses camarades les plus connus. Il porte le numéro 23 : celui de Michael Jordan, celui du jour de naissance de l’artiste. Il bénéficie d’un logo, de cartes de collection signées, de maillots à son nom, de poster, d’effigies en carton à échelle 1, de ballons dédicacés, de coupes, de trophées et même d’une marque de céréales. Son nom devient une marque de produits dérivés que les fans de basket ne vont pas vraiment s’arracher. L’artiste fabrique ainsi une semi-légende en déployant à la fois en ligne et dans les espaces d’exposition tous les éléments du décorum de l’autofiction. Il s’agit pour l’artiste de “rester dans le potentiellement viral et plausible”. Il s’amuse de la réaction des spectateur·trices des expositions lorsqu’il se présente à elleux. Les preuves d’existence se multiplient. Entre les photographies des entraînements réalisées au gymnase de La Possession, le prototype de basket sponsorisé par ©Decathlon, les sérigraphies (technique de prédilection de l’artiste) des maillots, des publicités : les œuvres engendrent un trouble entre la réalité et la fiction.


L’artiste se positionne en tant que fan, en tant que passionné, en tant qu’amateur. Il connait son sujet et cette connaissance génère une liberté folle dans son espace de création où toutes les fictions sont permises. Il réalise ainsi un panier de basket placé à 6 m de hauteur interdisant de passer le ballon dans l’anneau, de dunker et donc de gagner. Avec une œuvre comme Un jour je serai grand, il se retrouve comme un enfant face à une mission impossible. Il réalise un photomontage le présentant à cheval sur une échelle, mimant le dunk le plus spectaculaire possible (Juste do it, 2019). Avec une bonne dose d’humour et d’autodérision, l’artiste manifeste les défaillances et les vulnérabilités de son personnage. Une vidéo le montre — tel Rocky Balboa ou Sisyphe — s’entraînant à dunker, sans jamais y parvenir. L’artiste se joue de la frustration, des attentes, mais aussi des stéréotypes et des assignations faites aux hommes. L’échec vient contrer l’imaginaire patriarcal, le culte masculin et tout ce qui alimente un système de domination qui exige des hommes la performance et le succès. À l’intérieur de cette fiction, Clément Striano pose un regard situé et critique. Une vision sociologique qui s’étend aussi au monde de l’art. En effet, si la conciliation de territoires pensés séparés comme l’art et le sport, est devenu un moteur de création pour Clément Striano, son personnage de fiction peut apparaître comme une métaphore de l’artiste lui-même qui pose une critique d’un monde de l’art détenu par un faible pourcentage : celui du marché des puissant.es et des quelques stars qui accaparent l’imaginaire collectif. Un modèle qui a été initié par des figures comme Marcel Duchamp, puis amplifié par des Picasso, Dali, Warhol, Abramovitch, Kusama, Kapoor et d’autres icônes d’un monde de l’art starisé. Des modèles à partir desquels Clément Striano refuse de se conformer. Il s’approprie les codes et les outils de ces sphères pour s’amuser à tacler les différentes formes d’autoglorification et les cultes individualistes. En creux, il pose aussi la question du poids de la culture occidentale. Il s’empare du monde du basket, du sport d’une manière générale, en y incrustant aussi des références à l’histoire de l’art européen : la Vénus de Milo qui devient une joueuse de basket (Collage, 2023), des personnages mythologiques et bibliques extraits de peintures de Michel-Ange, Léonard ou Botticelli réalisant des contres avec Michael Jordan, Kawhi Leonard et Kobe Bryant. L’autofiction est ainsi pensée comme un outil pour fabriquer un territoire inédit à l’intérieur duquel Clément Striano poursuit ses rêves d’enfant, installe une réflexion en tant qu’artiste, en tant que Réunionnais pour servir “l’histoire du personnage et l’Histoire d’une manière plus globale.”

Julie Crenn, mars 2023


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