[TEXTE] MASAMI – 広大無辺 – Immensités

par le cri qui chemine en leur inflorescence

la nuit cède au langage

un long vertige

et nous réconcilie avec la forêt pleine

Boris Gamaleya – La mer et la mémoire, les langues du magma (1978)

Toute l’œuvre de Masami forme une traduction de messages lumineux (hikari), de fréquences (周波数) et de profondeurs (shindo). Elle ne s’envisage pas comme une artiste, mais plutôt comme une passeuse et une interprète d’une communication sibylline et mystique. Née au Japon, Masami s’est construite à partir d’une histoire personnelle aussi fantastique qu’ésotérique. A l’âge de six ans, elle voit pour la première fois une carte du ciel. A ce moment, elle comprend qu’elle n’est pas une terrienne et qu’elle ne se reconnaît pas en l’espèce humaine. Elle se définit comme une entité informe, céleste, voire cosmique, qui doit littéralement œuvrer pour rentrer chez elle : dans la lumière. “Je suis la lumière, elle est ma famille.” Elle existe emprisonnée dans un corps humain. Alors, dès ce très jeune âge, elle utilise des moyens plastiques pour révéler le secret de ses origines et de ce dialogue constant avec la lumière. Ne se reconnaissant pas en la vie sur Terre, elle demande à la lune de venir la chercher pour enfin pouvoir rejoindre la lumière. Afin de s’en rapprocher quotidiennement, Masami noue une relation intime avec le vivant, au cœur de laquelle elle entend et ressent des entités spectrales. Enfant, elle passe beaucoup de temps dans un parc, elle y dort et parle aux arbres. Son ultra sensibilité l’amène à peindre ce qu’elle voit, ce qui la traverse lorsqu’elle est connectée. Une relation qu’elle développe par l’étreinte, la présence immobile, la marche à pieds nus et par le vélo. “Je suis une créature vivante, une création du vivant.” Elle éprouve ainsi physiquement des fréquences par le toucher, par la vue et tous les autres sens dont elle est dotée. Il s’agit pour elle d’aller à la rencontre, de se lier profondément, pour comprendre non seulement les voix, mais aussi sa propre existence au sein d’un écosystème dense et complexe. 

En découvrant la filmographie de Hayao Miyazaki, elle comprend qu’elle n’est pas folle, que d’autres humain.es voient la lumière et ont appris à lui donner des traductions visuelles, sonores et matérielles. Elle trouve aussi dans le bouddhisme une approche d’un méta-monde fait d’intensités, de brillances et de sonorités étincelantes. Très vite, elle commence à voyager avec un désir puissant d’aller vers de nouvelles lumières, de nouvelles voix. Au fil du temps, elle se rend dans une vingtaine de pays (aux Etats-Unis, en Nouvelle Zélande, au Canada, en Inde, en Thaïlande, au Vietnam ou encore en Chine) avant de s’installer à La Réunion. Un désir puissant également motivé au départ par une certitude délivrée par un message : une mort programmée à ses vingt-huit ans. L’urgence dépourvue de peur motive un constant déplacement et une multitude d’interactions sensibles. A ce moment-là, Masami comprenait sa propre fin humaine et terrestre comme une délivrance, un moyen de se fondre enfin à la lumière, d’adopter une nouvelle forme en se métamorphosant “en une brise, une plante, une mousse végétale, une panthère”. Une sortie de son enveloppe humaine qui la mènerait vers une immense liberté, une ouverture d’esprit infinie, un état de conscience total.

MASAMI – Nouvelle Conscience (2023) – Vue de l’exposition collective ASTER ATERLA – FRAC REUNION & Friche Belle de mai, 2024, Marseille. Crédit photo : JClett

A l’université au Japon, puis, plus tard à l’école d’art du Port à La Réunion (où elle vit et travaille depuis 2011), elle se forme aux techniques traditionnelles de tissage, de teinture et reçoit aussi un enseignement pour créer des kimonos. Elle étudie les fibres, leurs propriétés, leur histoire, leur plasticité. Elle choisit de déplacer les techniques apprises vers une réflexion où l’espace et la lumière sont les enjeux primordiaux. Elle met au point ses propres gestes pour déployer des sculptures fibreuses, des installations où les matériaux se fondent aux espaces intérieurs comme extérieurs. Chaque œuvre réclame un temps de travail conséquent rythmé par des gestuelles répétées. Elle noue, découpe ou tricote les fibres qui embrassent les espaces investis. Les tissages, souvent dotés de formats très généreux, adoptent l’informe : “comme l’eau qui coule, comme le souffle du vent.”  Ils n’ont n’ont ni début, ni fin. Telles des vibrations infinies, ils restituent l’expérience fusionnelle de Masami avec le vivant. Les œuvres résultent chaque fois “d’un moment de décollage”, d’une disparition, d’une échappée d’elle-même, d’une communion intense. Lorsqu’il entre en résonance avec son habitat, le corps de Masami émet des sons qui lui permettent d’entendre l’inaudible, de sentir des odeurs qui n’existent pas sur Terre, de ressentir les fréquences par lesquelles les messages et les appels lui parviennent. 

A 28 ans, Masami comprend qu’elle ne va pas mourir. Elle se confronte à son existence humaine et doit parvenir à une difficile réunion : un équilibre entre son humanité et sa sensibilité lumineuse. Pendant le confinement, entre l’Espagne et La Réunion, elle développe une notion devenue centrale : la Nouvelle Conscience. Au milieu de l’Océan Indien, elle a la sensation d’atterrir. Les pieds sur terre, elle travaille maintenant à une reconnexion entre son corps et le lieu qui l’accueille. Depuis, son écoute et son désir de lumière ont amplifié. Elle reçoit des appels, observe des consciences, des entités invisibles et vibratoires. Des apparitions abstraites et protéiformes, débarrassées de leurs enveloppes corporelles qui se meuvent dans un espace illimité et qui lui parlent. Masami entend des milliers de voix qu’elle apprend progressivement à déchiffrer et à comprendre. Elle est attentive aux messages des ancêtres, aux énergies telluriques et océaniques de l’île, à ses lumières intenses, à ses fréquences et ses vibrations magmatiques. A l’écoute aussi de la part humaine de l’île, son histoire et ses habitant.es. Les œuvres allient les dimensions visibles, audibles, invisibles et inaudibles de l’île dont elle se sent très proche. Ces appels génèrent des émotions intenses qu’elle déploie au sein de ses installations de fils de cuivre, de tissus, de papier. Des matériaux fibreux issus du vivant qui véhiculent une pensée écologique et une connexion puissante avec la lumière. Chaque œuvre est accompagnée d’une chanson, une ode aux fréquences du vivant que Masami écrit lorsque l’ouvrage est terminé. Un chant qui nous livre une tentative d’équilibre et d’harmonie entre son propre corps et tout ce qui le dépasse. Un chant que la lumière lui confie. Par ses expériences, son écoute, ses gestes et ses mots, elle explore la part sublime du vivant au sein d’une géographie et d’une temporalité qui relèvent inévitablement des immensités.

Julie Crenn, septembre 2022


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