TOPOGRAPHIES DE LA GUERRE /// LE BAL

Jananne Al-Ani, Aerial I, extrait du film Shadow Sites II, 2011 © Jananne Al-Ani, Courtesy of the artist


 La pensée de la trace, au bord des champs désolés du souvenir, laquelle sollicite les mémoires conjointes des composantes du Tout-monde.

Edouard Glissant, Philosophie de la Relation (2009).

 Le centre d’art Le Bal présente actuellement l’exposition collective Topographies de la Guerre, qui regroupe neuf artistes, vidéastes et photographes, proposant différents angles de perceptions et témoignages sur les traces des guerres dans le monde. Toujours avec un objectif documentaire, chacun d’entre eux nous confronte aux éléments d’élaboration d’un conflit : cartographies, topographies, entraînement, conditionnement, tactique, documents. La violence y est implicite, elle est présente sur les murs, dans la terre, dans les esprits des victimes et des soldats. Pas de champ de bataille, pas de sang, pas de cris, pas de visages, mais les stigmates matériels et immatériels de guerres déshumanisées.

L’exposition formule quatre points de réflexion : la topographie, la stratégie, la trace et le conditionnement. L’étude du terrain, la prise en compte des risques, des contraintes, des difficultés qu’il engendre avant et pendant le conflit, s’inscrivent pleinement dans les missions de préparation des soldats qui, souvent viennent de pays extérieurs. La photographe Jo Ractliffe (née en 1961, à Cape Town, Afrique du Sud) s’est plongée dans la guerre civile angolaise qui a sévi entre 1975 et 2002 et qui a causé plus d’un million et demie de victimes. Jo Ractliffe revient sur les traces d’un massacre qui a profondément altéré les paysages. Les champs de bataille sont désertés, les victimes enterrées, les bourreaux disparus, il ne reste que les vestiges d’un drame dont il faut relever chaque indice, chaque empreinte. Le terrain est marqué par trente années de violences discontinues. « Je lutte pour trouver dans la réalité ce qui est représenté sur la carte. Parfois, je ne suis même pas sûre de ce que je vois […] je suis là, sans paroles. Les signes ne se laissent pas lire. ». Walid Raad (né en 1967, Liban) lui, explore depuis la fin des années 1980, l’histoire contemporaine du Liban. Une histoire inévitablement jalonnée de guerres et de conflits armés. Il a procédé à une enquête sur les balles et munitions récoltées par terre et dans les murs, en y ajoutant une trace photographique de ses trouvailles. « Je tenais des notes détaillées sur les lieux où je trouvais chaque balle et je photographiais le site de mes trouvailles, en couvrant les trous de pois correspondant au diamètre de la balle et aux teintes hypnotiques de leur pointe ». Ainsi les photographies font état d’une topographie des tirs, ainsi que d’une description et d’une identification détaillée des munitions utilisées. Chaque gommette colorée révèle l’ampleur des attaques et les conséquences sur la vie des civils. Des civils que Till Rœskens (né en 1974, à Freiburg, Allemagne) met à contribution dans son film Vidéocartographies : Aïda, Palestine (2009). Il est allé à la rencontre des habitants d’Aïda et leur a demandé de dessiner des cartes de leurs environnements familiers (leurs maison et leurs quartiers) qui ont progressivement été modifiés par l’occupation israélienne. Le dessin se déploie sous nos yeux, accompagné du récit de la personne concernée. Les mouvements du quotidien sont bouleversés, les membres d’une même famille sont séparés, le moindre déplacement est compliqué. « J’ose considérer ces récits comme de petits actes de résistance à l’occupation, de réappropriation symbolique des lieux. ». Les dessins sont des cartes subjectives, affectives et personnelles d’une géographie bafouée.

Jo Ractliffe, On the road to Cuito Canavale IV, 2010 © Jo Ractliffe, Courtesy of the artist and STEVENSON, Cape Town and Johannesburg

Till Roeskens, photogramme extrait de Vidéocartographies : Aïda, Palestine, 2011, vidéo © Till Roeskens, Courtesy of the artist

À la topographie s’ajoute la stratégie militaire, que le réalisateur Eyal Weizman (né en 1970, Israël) et le photographe Luc Delahaye (né en 1962, France) analysent dans The Space of This Room is Your Interpretation (2011). Une impressionnante œuvre murale qui mêle texte, photographie et vidéo. Un travail basé sur l’essai À travers les Murs d’Eyal Weizman paru en 2008, qui décrit les techniques et stratégies mises au point par l’armée israélienne et expérimentées en Palestine. Une infiltration quasi invisible des soldats est permise grâce au passage de maisons en maison, qui s’introduisent à travers les murs et les planchers des demeures palestiniennes. Il s’agit d’une stratégie intrusive, violant l’intimité des maisons et de leurs habitants qui ne sont aucunement pris en compte. « La transgression des frontières domestiques par l’armée représente la manifestation même de la répression d’État, la brèche ouverte dans le mur, l’incarnation physique de concept d’état d’exception » (Weizman).

Luc Delahaye & Eyal Weizman, The Space of this Room is your Interpretation, 2011 d’après «A Travers les murs» d’Eyal Weizman (Ed. La Fabrique, 2008) © Luc Delahaye & Eyal Weizman

Trois artistes se sont focalisés sur les traces des guerres, passées et actuelles. Paola de Pietri (née en 1960, à Reggio Emilia, Italie) s’est penchée sur la Première GuerreMondiale et notamment au passage des soldats dans les Alpes, entre la Franceet l’Italie. Elle y recherche, dans un paysage escarpé, accidenté, les cicatrices d’une guerre d’usure : réseaux de tranchées, tombes, casemates, vestiges de bâtiments construits à la hâte etc. « J’ai exploré les lieux témoins de cette histoire, à la recherche du fil fragile de la mémoire, dernière résistance d’un passé émergeant de la sphère privée avant de tomber dans l’oubli ». Les photographies montrent que la nature a repris le dessus sur ce qu’il reste du conflit. Paola de Pietri s’intéresse à ce patrimoine collectif érodé, amené à être englouti par la nature et à disparaître à jamais. Donovan Wylie (né en 1971 à Belfast, Irlande) s’est lui aussi attaché à un patrimoine en voie de disparition : celui de la guerre qui a opposé l’armée britannique à l’armée irlandaise. Le photographe a d’abord enregistré le démantèlement des prisons construites par les Britanniques aux environs de Belfast, puis il s’est penché sur les British Watchtowers implantées au sommet des collines dans tout le pays. Ces tours de surveillance sont elles aussi démantelées et réimplantées sur un nouveau champ de guerre : l’Afghanistan. Le passage infrastructurel d’une guerre à l’autre est visuellement frappant.  La notion de passages (temporels, guerriers et mémoriels) est présent dans l’œuvre vidéo de Jananne Al-Ani (née en 1966, à Kirkuk, Irak) dont l’esthétisme magnifique et saisissant nous porte vers des endroits inconnus.  Shadow Sites II (2011) est formée de multiples vues aériennes prises au-dessus du désert de Jordanie. Sous nos yeux, les vestiges de bâtiments fantômes ressurgissent. Les vues en noir et blanc s’enchaînent lentement, nous survolons ces lieux vers lesquels l’objectif se rapproche et s’éloigne. Sites archéologiques ? Edifices détruits sous les bombes ? Militaires ? Civiles ? Antique ? Quelles sont ces bâtisses totalement ou quasiment rasées par la guerre ou par le temps ? Ni l’artiste ni le spectateur ne peuvent répondre à ces questions. Jananne Al-Ani scrute les archives bâties de zones géographiques délaissées, abandonnées.

An-My Lê, Security and Stability Operations, graffiti I, 2003-2004, série 29 Palms © An-My Lê, Courtesy of the artist and Murray Guy, New York

Le quatrième point de réflexion est le conditionnement psychique et physique des soldats américains sur leur propre territoire. Ils subissent un lavage de cerveau édifiant qui leur ôte toute forme d’humanisation des combats et des attaques. Les ennemis sont avant tout des cibles à abattre. An-My Lê (née en 1960, à Saigon, Viêtnam) s’est rendue en Californie, à 29 Palms, un camp d’entraînement des soldats américains amenés à combattre en Irak ou en Afghanistan. L’environnement ennemi est reconstitué grâce à l’aide d’équipes venues d’Hollywood : sites de combats, quartiers civils, zones urbaines etc. Tout est mis en œuvre pour immerger le soldat dans la future guerre qu’il devra mener. Sur les faux baraquements sont taguées les phrases « Down USA » ou « Good Saddam » afin de conditionner les soldats et de leur signifier par l’absurde leur raisons de combattre. Une conception manichéenne du combat est prônée par les formateurs. Une immersion que nous retrouvons dans le film d’Harun Farocki (né en 1944 en République Tchèque) qui s’est intéressé aux techniques de simulation via des jeux vidéo. Les soldats entrent dans différents scénarios, différentes situations auxquelles ils doivent se préparer afin d’aller sur le terrain, mais aussi de les soulager lorsqu’ils en reviennent. Ce sont en effet des jeux à visée thérapeutique au travers desquels les soldats peuvent littéralement se défouler et se libérer de leurs souvenirs. Le danger est l’enchevêtrement du réel et du virtuel. De nombreux soldats, dont les esprits sont formatés par ce type de simulations, vivent la guerre comme un jeu. Les repères sont brouillés et le caractère humain est dilué, évacué. Des jeux, élaborés avec peu de moyens, où, preuve de cette évacuation, les figures humaines ne projettent pas d’ombre autour d’elles. La déréalisation de la guerre est signifiée dans le film Collateral Murder (17’47 min), un document Wikileaks mis en ligne en 2010, attestant d’une grave bavure de l’armée américaine. Ce document recoupe la théorie, le jeu et la triste réalité de ces guerres où la victime n’est qu’une silhouette à abattre au nom d’une prétendue cause supérieure.

Harun Farocki, Serious games 4 : A Sun with no Shadow, 2009-2010 © Harun Farocki

L’exposition nous présente la guerre de façon hors cadre, loin des reportages, des documentaires médiatiques et des images chocs balancées à chaque journal télévisé. La guerre est appréhendée de l’intérieur : ses géographies, ses stratégies et ses traces indélébiles sur les paysages et les esprits. Avec neutralité, documentation, implication et esprit critique, les neuf artistes de l’exposition nous amène à penser le conflit autrement et à voir la guerre comme nous l’avons rarement vue. Par delà les clichés, chacune des œuvres présentées nous ramène au réel, à l’humain dont l’existence et la valeur sont perpétuellement bafouées.

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Exposition Topographies de la Guerre, Le Bal (Paris), du 16 septembre au 18 décembre 2011. Plus d’informations ici : http://www.le-bal.fr/.

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