
Eleonora Strano _ Mailler les récits
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Once again / Weaving a mixtape / With every song / For who I am / For, for, with love / With love /Awaken my senses.
Bjork – Arisen my sens (Utopia, 2017)
Le vêtement est un élément de l’habillement. Les humain.es se couvrent de tissus cousus pour protéger leurs corps du froid, de la chaleur et de l’humidité, des regards extérieurs ; pour se travestir, se transformer, pour aussi revendiquer une appartenance à une communauté spécifique qu’elle soit familiale, militante, professionnelle ou encore spirituelle. Nos vêtements situent nos existences. Ils véhiculent ce que nous sommes d’un point de vue culturel (tant par la question du style choisi que par celle d’une histoire incarnée par le tissu), classiste, genré ou politique. Les vêtements portés au passé, au présent comme au futur sont imprégnés de nos expériences à la fois individuelles et collectives. Les fils et les fibres contiennent des étapes de vies, nos histoires visibles et invisibles, silencieuses et criées. Avec son nouveau projet intitulé WEAVE, Eleonora Strano a souhaité faire du vêtement un vecteur de rencontres, d’échanges et de co-créations. L’artiste l’envisage ainsi comme “un territoire de mémoires” chargé de récits qui relient nos existences. Elle ajoute : “le vêtement n’est pas simplement utilitaire, il est une extension du corps et un vecteur d’émotion, d’histoire. Le port du vêtement de l’autre, par exemple, devient un acte de mémoire et de résistance.”
En résidence à la Cité Internationale des Arts de Paris, Eleonora Strano s’approche logiquement des autres résident.es actif.ves dans les champs de la danse, des arts visuels, du théâtre et de l’écriture. Avec la conviction que la question du collectif lui est désormais inévitable, elle précise que : “le travail de la photographie est solitaire, j’ai envie de changer ma manière de faire et de penser la photographie, de lui donner une dimension collective. Je ne sais plus comment réfléchir sans le collectif.” La métaphore du tissage est inhérente aux enjeux du projet : celui de tisser des liens entre les personnes, de mailler les récits, de croiser les mémoires, de nouer les matériaux, de tresser les géographies et de tramer les attachements. En ce sens, les portraits photographiques résultent de moments partagés à l’atelier, de discussions à propos du vêtement choisi et par extension du vécu de la personne. Ainsi la personne est autant le sujet de la photographie que son vêtement.
Performer la matière textile
Eleonora Strano rencontre Yara Bou Nassar qui est comédienne, autrice et metteuse en scène libanaise. Yara apporte le foulard qui appartenait à sa grand-mère, ainsi que le pull de son grand-père. Un pull acheté dans les années 1960, lors d’un passage à Paris, qui a ensuite été porté par sa mère et elle-même. Les deux artefacts affectifs sont marqués par le temps. Elaheh Nouri, autrice de théâtre iranienne, arbore une chemise que son père a offert à sa mère en 1979 juste après leur mariage. La chemise blanche est portée par sa mère, puis sa grande-soeur et aujourd’hui par elle-même. Elaheh superpose la chemise à un portrait photo noir et blanc de son père. Ornella Martinelli est peintre et argentine. Elle est vêtue d’une veste sportive mentionnant le drapeau argentin. Un hommage à son grand-père, Domingo Martinelli dit Coco, qui tenait une boutique de vêtements masculins et qui lui parlait de politique afin qu’elle puisse comprendre son pays. Elle raconte également que depuis son adolescence, elle cherche à cacher son corps qu’elle juge trop visible, en portant des vêtements masculins et amples. La veste est une archive de son adolescence et de sa relation avec Coco. Le sujet de la famille est aussi au cœur de la proposition de Wanda Koller. L’artiste allemande porte les vêtements de sa mère qui était elle-même artiste et qui a aussi séjourné à la cité des arts dans les années 1980. Le style asiatique des vêtements et leur identité sont encore aujourd’hui un sujet pour sa fille. Non sans un sentiment de déguisement, elle expose une histoire intergénérationnelle. Eleonora Strano photographie Judith Samen, artiste plasticienne allemande, qui est vêtue d’une longue blouse offerte par une amie. Celle-ci l’a fait confectionner au Sri Lanka à partir de soie imprimée locale. En mars 2024, alors que Judith faisait face au traitement et opération d’un cancer du sein, la blouse, un cadeau précieux, lui a été offert pour la protéger, mais aussi pour désamorcer l’austérité hospitalière. Elle est imprégnée de la chaleur de l’amitié et d’un combat intérieur qu’elle a dû mener.
Kama La Mackerel est une artiste mauricienne installée à Montréal. Elle a choisi de montrer à Eleonora Strano l’ensemble de son dressing : des combinaisons et des robes colorées. Kama explique qu’ent tant que femme trans, elle a, par le vetement, construit son identité, son style, sa manière d’apparaitre au monde. Elle parle d’un alignement patiemment pensé entre elle et ses vêtements. C’est ce que Achraf Remok, auteur et commissaire d’exposition marocain installé à Bruxelles, souhaite aussi visibiliser avec sa collection de vêtements chics et sobres. Il raconte à Eleonora Strano une anecdote fondatrice : pendant son enfance, son père a donné tous ses vêtements à un autre enfant. Il s’est alors senti dépossédé et a fait du vêtement une obsession. Finnja est une artiste allemande, qui, par ses vêtements, extériorise son amour pour l’enfance. Elle travaille, sous la forme de workshops, avec des enfants : le sac-peluche est un outil de confiance et de jeu lors de ces moments collectifs. Nelson Henricks, artiste et enseignant à Montréal, porte un costume formé de carreaux de couleurs. Il a lui-même confectionné ce vêtement qui visibilise le fait qu’il est synesthète : il voit les chiffres et les mots en couleur. Doegam Atrokpo, danseur béninois, a choisi de montrer un pagne en wax qui appartenait à son père. Ce dernier était maître de cérémonie, porteur d’un savoir et d’une pratique spirituelle que Doegam a reçu en héritage. Il pose de manière chorégraphique avec le pagne imprimé qui est actuellement l’objet de sa nouvelle pièce de danse.
Fibres communes
Eleonora Strano repense le moment de la séance photographique pour en faire un espace de co-création et d’écoute où la performativité des corps et des vêtements portés et/ou présentés. WEAVE articule des images documentaires, des enregistrements sonores des discussions et des images polyformes. En effet, pendant ces temps de paroles et de photographie, l’artiste réalise aussi des images centrées sur les vêtements. Ces dernières attestent de la plasticité des fibres : fluidité des mouvements, transparences, coutures, plis, détails, motifs, torsion, jeux de lumières. Au-delà des portraits et des voix enregistrées des personnes rencontrées, elle procède à différents traitements de ces images plus abstraites. Elles sont ainsi imprimées sur des mousselines et des soies. Il s’agit ainsi de mettre en dialogue un travail documentaire et un travail plus expérimental basé sur la couleur, la matérialité textile et la lumière. A la manière d’une scientifique, l’artiste explore par là une voie plus intime et plus directe avec les textiles. La plasticité des images nous amène à l’intérieur et au travers des matériaux pour visibiliser autrement la notion de commun.
Les images véhiculent des récits de familles, de perte, de maladie, d’identités alignées, de trait d’union, de résistance, d’émancipation, de déplacements, d’intimité exposée, de combats, de vulnérabilités transcendées, d’affirmation de soi, d’amour ou encore d’amitié. Avec la série WEAVE, les vêtements traduisent un commun partagé, non seulement par une communauté de créateurices, mais aussi par l’ensemble des humain.es. Parce que nous conservons et/ou portons toustes des vêtements qui abritent une importance sentimentale, mémorielle, traumatique ou encore matri.patrimoniales. Tout comme les photographies et d’autres objets-mémoires, le vêtement est un lieu-archive à la fois de visibilisation et de transmission de récits intimes aux portées collectives.
Julie Crenn
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Notes _
- Les citations de l’artiste proviennent toutes d’échanges menés avec elle entre les mois de septembre et novembre 2025.
Images accrochage dans l’atelier de l’artiste à la Cité Internationales des arts (Paris) /







La résidence Elles & Cité – créée à l’initiative du ministère de la Culture et de la Cité internationale des arts, avec le soutien de la Fondation d’entreprise Neuflize OBC et de l’ADAGP – permet à six artistes lauréates en milieu de carrière de bénéficier pendant trois mois d’une résidence artistique à la Cité internationale des arts afin de leur offrir un nouveau tremplin professionnel.
Ce programme de résidences s’adresse aux photographes femmes, de la scène française et justifiant d’un parcours professionnel de dix années d’expérience minimum. Il propose, en plus d’un espace de vie et de travail sur le site du Marais de la Cité internationale des arts, un accompagnement individuel par un expert ainsi que d’une allocation de vie mensuelle de 2 000€.
Pour cette 2e édition, le jury était composé d’Yves Chatap (commissaire d’expositions, critique d’art et éditeur), Emmanuelle Kouchner (directrice éditoriale de Delpire & co), Sandrine Ayrole (responsable du soutien à la création photographique et des
enjeux économiques de la photographie au Département de la photographie – Délégation aux arts visuels – ministère de la Culture), Juliette Agnel (artiste), Caroline Stein (responsable du mécénat de Neuflize OBC), Bénédicte Alliot (directrice générale de la Cité internationale des arts), et Souraya Kessaria (chargée des programmes de résidences et des partenariats à la Cité internationale des arts.
Ont été choisies, parmi 40 candidatures reçues, 6 lauréates :
- Sylvie Bonnot
- Linda Mitram
- Magali Paulin
- Sabine Delcour
- Sarah Ritter
- Eleonora Strano
Outre l’évaluation du parcours professionnel des candidates, les membres du jury ont accordé une attention particulière à la qualité du projet, la nécessité d’une résidence artistique à Paris et le protocole de travail envisagé.
Ces six résidences seront réparties en deux sessions : du 2 avril au 27 juin 2025, et du 2 septembre au 27 novembre 2025. Elles bénéficieront entre autres du regard d’une experte ainsi que d’une allocation de vie mensuelle de 2 000 €.
Plus d’informations _
- Elles & Cité _ https://www.adagp.fr/fr/actualites/residence-elles-cite-6-laureates-pour-la-2e-edition
- Eleonora Strano _ https://www.eleonorastrano.com/