Le Tout-monde est sensible à la chaleur des utopies, à l’oxygène d’un rêve, aux belles errances d’une poétique. Il nomme l’art, et sa divination, au principe de nos politiques globales et de nos paroles partagées. Il nous met à même de pressentir cette nouvelle région du monde, où nous entrerons tous ensemble, par tant de voies et de recours différents.
Edouard Glissant.[1]
French Fries, ou « frites françaises » est le nom que les artistes du collectif ont retenu pour définir et résumer leur intention, le moteur et le propos essentiel de leur réflexion. Un cornet pour six frites, six artistes réunis sous un label corporatif. À l’image collective s’ajoute une dénomination d’ordre globale puisqu’il est possible de commander une assiette ou un cornet de French Fries aux quatre coins du monde. À l’opposé d’une appellation d’origine contrôlée, ce générique nous renvoie à la mondialisation, au système capitaliste, à la culture de masse, à l’uniformisation croissante des codes et des habitus. Il est aussi un pied-de-nez à qui est communément appelé « l’exception française ». French Fries pousse la réflexion de l’existence factice ou authentique d’une originalité culturelle qui serait propre à chaque pays. Par extension, le collectif développe un projet critique s’attaquant au tourisme de masse et questionne le concept d’exotisme. Que recherchons-nous dans le voyage ?
Pour mener à bien la stratégie critique, il leur fallait intégrer les rouages du système. Les six artistes se sont donc regroupés pour devenir une entité, une multinationale organisée selon les règles de l’art. Dotés de bureaux à Chicago, à Paris, à Lyon, à Bruxelles, à Pékin et à Pusan, les French Fries tissent une toile mondiale. Osez l’aventure ! French Fries nous vend du rêve ! Ensemble, ils établissent des projets conçus pour un lieu, une ville. L’exposition traditionnelle se transforme en une agence de voyages utopiques et synthétiques. Lors de l’expérience Shipping Paradise (Cité des Arts, 2013), ils investissent trois niveaux de la galerie. À l’accueil, vous disposez d’informations, d’affiches, des cartes postales, des badges. Ces objets dérivés font partie de leur plan d’attaque. Au sous-sol, le visiteur peut contourner une mare formée de matériaux informes et pourrissants, ainsi que de reliques culturelles : une tour Eiffel, un masque vénitien, des poupées russes, un bouddha, un Manneken-Pis. Ces stéréotypes nationaux sont compris comme les vecteurs standardisés d’une culture, d’une nation, d’une identité. Ils sont vidés de leur contenu, de leur histoire, de leur raison d’être au profit d’une image-vitrine d’un pays. Chaque objet est enlisé, brisé, perdu dans une nature factice. L’aspect superficiel de l’installation est accentué par les guirlandes, les bougies et d’autres artifices lumineux. Si cette esthétique kitsch est censée amener le consommateur à un rêve d’exotisme, de voyage, d’ailleurs, elle est ici renversée. French Fries transforme le rêve en une poubelle croupissante, symbole du tourisme de masse et de son impact sur les cultures. Ces dernières sont effectivement résumées à un drapeau, une icône, un monument. Les reproductions infinies de symboles culturels sont ainsi monnayées et exportées. Ces marchandises en plastiques, en plâtre, en carton ou en bois sont considérées comme des « souvenirs ». Souvenirs de quoi ? D’un voyage, d’une traversée, d’une rencontre, non. Le plus souvent le touriste lambda ramène chez lui l’objet qui deviendra le triste trophée, témoin d’un périple. Le souvenir est l’artefact bon marché d’une inexorable quête d’exotisme. Une quête mystérieuse que les French Fries décortiquent au premier étage dans une salle intitulée Live and Exotic. Ici l’expérience de l’exotisme est confinée entre les parois de quatre cabines sensorielles résumant les motivations principales du touriste : la chaleur (Hot Desert), les spécialités culinaires (Sous Vide), le dépaysement (Air Wick) et le sexe (Sexy Chatoune). Une fois de plus, les sensations sont produites au moyen de dispositifs factices et ludiques. Les cabines répondent à un besoin immédiat. Le touriste consomme ces biens traduisant une définition commune de ce que peut être l’exotisme : la recherche ce que nous ne possédons pas sur place, de ce qui nous est étranger.
Avant tout, déblayer le terrain. Jeter par-dessus bord tout ce que contient de médusé et de rance ce mot d’exotisme. Le dépouiller de tous ses oripeaux : le palmier et le chameau ; casque colonial ; peaux noires et soleil jaune ; et du même coup se débarrasser de tous ceux qui les employèrent avec une faconde niaise. […] Puis dépouiller ensuite le mot d’exotisme de son acceptation seulement tropicale, seulement géographique. L’exotisme n’est pas seulement donné dans l’espace, mais également en fonction du temps. Et en arriver très vite à définir, à poser la sensation d’Exotisme : qui n’est autre que la notion du différent ; la perception du Divers ; la connaissance que quelque chose n’est pas soi-même ; et le pouvoir d’exotisme, qui n’est que le pouvoir de concevoir autre.[2]
Le projet Shipping Paradise renvoie ainsi à plusieurs problématiques liées au système global tant sur le plan culturel, économique, politique ou encore écologique. Les French Fries soulignent les contradictions, les non-sens et les absurdités produites par notre système. L’exposition devient le miroir lucide de nos dérives, de nos besoins eux-mêmes générés par une machine mediatico-commerciale aliénante. Une machine deshumanisante et uniformisante puisque le manque de souvenir s’est standardisé, universalisé. Rêverons-nous tous aux mêmes destinations, aux mêmes objets qui vont garnir nos étagères, aux mêmes photographies qui vont marquer les passages obligatoires du touriste ? C’est d’ailleurs dans cette perspective matérielle que les French Fries proposent leurs propres souvenirs de l’expérience Shipping Paradise : des tee-shirts, des mugs, des badges, des cartes postales, des affiches, des sacs en coton. Une expérience elle-même exportable et modulable. Telle est leur ambition : conquérir le monde avec le sourire et propager la critique ! Grâce à leur organisation archipélique et relationnelle, ils construisent un réseau afin de pouvoir planter temporairement leur palmiers-frites, leurs transats et leurs cabines. Grâce à un humour sans faille, un sens de la dérision et une volonté critique, ils sont ce que Victor Segalen nomme des exotes, des voyageurs assoiffés de rencontres, d’authenticité et d’étonnement. Ils sont de manière métaphorique les îlots de l’archipel mondial. Connectés entre eux, ils forment un réseau artistique dynamique et innovant. Grâce à la production d’images, d’objets, d’histoires et de projets insolites, les French Fries redessinent le concept d’exotisme et dressent le drapeau du Tout-Monde. Ils pratiquent au quotidien les préceptes relationnels formulés par Edouard Glissant. Citoyens et acteurs du Tout-Monde, ils mettent en avant la différence, l’altérité et la diversité culturelle pour évacuer l’exotisme et retrouver le Divers.

[1] GLISSANT, Édouard ; CHAMOISEAU, Patrick. L’Intraitable Beauté du Monde : Adresse à Barack Obama. Paris : Galaade : Institut du Tout-monde, 2009, p.48.
[2] SEGALEN, Victor. Essai sur l’Exotisme : Une Esthétique du Divers. Paris : Fata Morgana, 1978, p.22-23.
FRENCH FRIES / http://www.collectif-frenchfries.com/