REDEVENIR AUTOCHTONES –
MARINETTE CUECO, SUZANNE HUSKY, PISTIL PAEONIA & ANNA ZEMÁNKOVÁ
EXPOSITION
Commissariat Julie Crenn
10.04 — 11.07.2021 / VERNISSAGE 10.04 — 11H
——————————————————————————————————————–
L’aimant du monde nous mène dans ces directions que nous ne savons pas.
Edouard Glissant – Philosophie de la Relation (2009).
Si j’entretiens une relation intime avec le vivant depuis mon enfance, je dois avouer que les périodes de confinement et de reconfinement, m’ont amené à arpenter des lieux que je pensais déjà connaître. Le chemin empierré qui mène à la ferme est devenu le lieu d’explorations curieuses. Chaque jour, seule ou accompagnée de Monsieur Francis – espèce compagne adorée – j’ai marché le long du chemin qui longe d’une part un petit bois et d’autre part une prairie bordée d’une haie haute. Au fil des jours, des semaines et des mois de marche extrêmement lente, j’ai observé, écouté et senti le vivant : l’hiver a laissé place au printemps à la faveur d’une explosion des bourgeons, des fleurs, des chants d’oiseaux, des envolées d’abeilles et de papillons. Au fil du temps, j’ai rencontré des primevères, des coquelicots, des orchidées, des roses, du laurier, des acacias, du chèvrefeuille, du myosotis, de l’euphorbe, des fougères, des fraises des bois, des cirses, du trèfle, des véroniques, des reines-des-prés, de la menthe des champs, des dents-de-lion, de la cardamine des prés, des angéliques. Au moment où j’écris ces lignes, l’été s’évanouit doucement, les feuilles sèches et orangées commencent à joncher le sol, les champignons font leur apparition. Je prends le temps d’apprendre et de reconnaître celles et ceux qui peuplent le chemin que je pensais familier. Dans Philosophie de la Relation, Édouard Glissant écrit : « Vivre le monde : éprouver d’abord ton lieu, ses fragilités, ses énergies, ses intuitions, son pouvoir de changer, de demeurer. Ses politiques. Vivre le lieu : dire le monde, aussi bien. »[1] Ce que j’imaginais au départ être une expérience de courte durée est devenu une joyeuse habitude, une nécessité. Cette relation intime avec le chemin empierré a amplifié ma conscience d’appartenir à un tout.
« Regardez-les vraiment, regardez quels insectes, oiseaux ou autres animaux apparaissent, comment ces arbres grandissent et changent au cours du temps. Regardez, c’est tout. Sentez, écoutez, flairez, goutez. Si vous vous ennuyez, c’est que, ou bien vous avez choisi un endroit trop stérile et contrôlé pour qu’il s’y passe quelque chose, ou bien vous ne regardez pas vraiment. Observez comment votre cerveau interfère er quel est le dialogue intérieur qui vous occupe, mais au lieu se faire attention à vous, faites attention à ce qui est autour de vous. Avec le temps, vous serez surpris.ses de tout ce qu’il a à voir lorsque vos yeux sont bien ouverts. Et à mesure que nous réapprenons notre capacité à observer, nous commençons à comprendre que ce que nous voyons est réel. »[2]
Si la pensée écoféministe faisait déjà partie de mes réflexions, les marches quotidiennes m’ont amené à revenir vers les textes et les paroles des femmes qui mènent ces luttes. Né dans les années 1970, le mouvement écoféministe porte une convergence de luttes – écologiques et féministes – qui trouve une résonnance percutante avec notre présent. Mon vécu et mes lectures ont donné lieu à une première exposition collective intitulée Even the rocks reach out to kiss (« et même les rochers tendent leurs bras pour t’embrasser ») présentée au Transpalette – centre d’art contemporain de Bourges. L’exposition rassemblait les œuvres écoféministes d’une vingtaine d’artistes issu.es de différentes cultures. À Lacoux, j’ai souhaité étirer le fil de cette exposition en réunissant les œuvres de quatre artistes : Marinette Cueco (née en 1934, vit et travaille entre Paris et Le Pouget en Corrèze), Suzanne Husky (née en 1975, vit et travaille à San Francisco), Pistil Paeonia (née en 1979, vit et travaille à Saint-Martin-Le-Vieux en Haute-Vienne) et Anna Zemánková (née en 1908 à Olmutz et décédée en 1986 à Prague). Quatre femmes artistes issues de différentes générations qui donnent des traductions plastiques à leur relation respective au vivant, et plus spécifiquement au monde végétal.
Redevenir autochtones. Le titre de l’exposition est emprunté à Starhawk qui dans son texte intitulé « Quel monde voulons-nous ? » pose un ensemble de questions essentielles. Elle parle de l’écosystème duquel nous ne sommes pas séparés. Elle manifeste un besoin, celui de redevenir autochtones pour parvenir à une plus grande conscience de cet attachement, des lieux que nous habitons et du monde que nous souhaitons mettre en œuvre. Elle parle de ses marches dans les collines de Cazadero en Californie, de sa connaissance de la flore et de la faune de cet endroit. « Parce que je sais ces choses à propos de ma terre, je peux marcher dans toute forêt dont les arbres sont autres et comprendre quelque chose à propos des relations qui s’y poursuivent. Je sais reconnaître la santé, le stress et la guérison, je sais ce qu’ils font ressentir, et cela rend mes interventions plus intelligentes. […] Les mythes et les cérémonies autochtones traduisent des milliers d’années d’observation scrupuleuse, codées dans des chants, des récits et des rituels qui nous disent qu’elles choses devraient se passer, et comment.»[3] Starhawk nous invite à redevenir des autochtones qui vivent, reconnaissent et comprennent leurs habitats.
Redevenir autochtones est pensée comme une conversation entre quatre artistes qui partagent une relation intime avec le monde végétal, avec le savoir et le pouvoir des plantes. Quatre artistes qui portent une conscience aiguë de leur appartenance au vivant. Quatre artistes redevenues autochtones qui puisent leurs énergies créatrices et politiques au sein de lieux précis : Marinette Cueco lors de ses marches au Pouget (Limousin), Suzanne Husky dans son village natal en Gironde ou dans la forêt proche de San Francisco, Pistil Paeonia dans la forêt au bas de son jardin en Haute-Vienne et Anna Zemánková dans son appartement de la rue Buzulucká à Prague. Quatre artistes attentives au vivant. Attentives aux détails : « un détail n’est pas un fragment, il interpelle la totalité. […] Le bruit de l’eau qui étincelle d’en bas le morne et monte, c’est une poétique du lieu, quand même le dessèchement aura tari son écho. La case de la naissance est une des poétiques du lieu, même si vous cherchez encore sous les éboulements où elle a disparu. La poésie révèle, dans l’apparence du réel, ce qui s’est enfoui, ce qui a disparu, ce qui s’est tari. »[4] Leurs œuvres sont les prolongements de liens puissants entretenus avec les sentiers, les chemins physiques et mentaux, les rivières, les arbres, les roches, les oiseaux et les insectes. Elles agissent dans leurs lieux en collaborant avec le vivant, ses forces, sa part visible et sa part invisible.
Que signifie être autochtone ? Starhawk emprunte les mots d’un autochtone qui lors du Forum social à Porto Alegre en 2001 a dit : « Ce n’est pas une question de couleur de peau, ni même d’avoir reçu une éducation traditionnelle. C’est le fait d’être gardien.ne du trésor commun qu’est la terre. » Redevenir autochtone implique des retrouvailles avec ce que nous ne voyons pas ou plus, ce qui est enfoui, ce que nous avons oublié.
Notes /
[1] GLISSANT, Édouard. Philosophie de la Relation – poésie en étendue. Paris : Gallimard, 2009, p.89.
[2] STARHAWK. Quel monde voulons-nous ? Paris : Cambourakis, 2019, p.59-60.
[3] STARHAWK (2019), p.54.
[4] GLISSANT (2009), p.102.
———————————————————————————————————————————–
À propos des artistes et de leurs démarches artistiques :
Anna Zemánková (née en 1908 et décédée en 1986) commence à peindre et à dessiner vers l’âge de 17 ans. Elle copie des images de paysages imprimées sur des cartes postales. Plus tard, elle va renoncer à ses aspirations artistiques au profit d’études médicales. Dès 1928, elle travaille pour un cabinet dentaire, puis, trois ans plus tard, elle ouvrira son propre cabinet. Elle se marie en 1933. Si elle continuait à peindre, comme un loisir, elle décider de tout arrêter pour consacrer son temps à sa famille.
C’est à la fin des années 1950 qu’elle revient vers le dessin, la peinture et la broderie. Dans sa cuisine, assise à la table de sa cuisine, entre 3h et 4h du matin, quand le reste de la famille est endormi, elle fabrique des formes organiques, des fleurs fantasmagoriques. « Parfois, je vois quelque chose… une sorte de sentiment profond, quelque chose qui vient de l’intérieur, qui me reste à l’esprit et que je couche ensuite sur le papier. »[5] Guidée par les musiques de Bach, Beethoven ou Janacek, elle déploie des gestes amples et compose au rythme des notes. « Je ne pourrais pas créer dans le silence. » Elle crée des contes, qu’elle narre volontiers aux personnes qui l’entourent, et travaille à une métamorphose permanente de ses formes florales, végétales et organiques. « À chaque fois que je crée quelque chose, je me dis que je m’en tiendrai à ça. Je suis persuadée que je n’évoluerai plus. Mais, je continue toujours à inventer autre chose. Ça me pousse en avant, vous savez. Cela me pousse tout seul. » L’artiste parlait de tendresse, de joie, de calme, de fantastique, de douceur, de féérie, de merveilleux et avant tout d’amour pour définir à la fois son imaginaire et sa pratique artistique.

Marinette Cueco – Artemisia Vulgaris – armoise – Arthémise couronne de Saint Jean. Herbes de la SAint Jean 2007, 45 x 90 cm. Courtesie M. Cueco
Depuis les années 1970, Marinette Cueco (née en 1934) développe un travail de sculpture à partir de matériaux récoltés dans son jardin ou lors de ses promenades à pieds : la terre, les pierres, des tiges, feuillages, racines, fleurs, ardoise, mousses, etc. Les matériaux résultent d’une pratique de la cueillette. Elle adopte des gestes simples : nouer, tresser, ligoter, tricoter, recouvrir, coller, assembler. C’est au début des années 1990, que l’artiste débute ses herbiers qu’elle nomme ses herbailles.
À Lacoux, à l’image d’un panorama végétal, les herbiers sont déployés aux murs. Ils résultent de gestes patients et attentifs : cueillette, séchage, assemblage, collage. Depuis une trentaine d’années maintenant, Marinette Cueco réunit les pétales, les baies, les tiges, les racines, les feuilles de toxiques, de plantes médicinales ou encore d’algues. Sur les feuilles de papier épais, les éléments végétaux forment une écriture. Les compositions narrent le récit de jardins, de chemins, de marches, de choix et de manipulations. Avec une connaissance botanique aiguë, l’artiste réalise de véritables partitions végétales. Henri Cueco écrit à propos des herbiers de Marinette Cueco : « Montrer les plantes, faire découvrir ce que l’on ne sait voir, les répertorier, les faire vivre dans l’univers des formes qui est celui de l’art est une des pistes pour accéder au désir de connaissance. Il y a un plaisir immense d’apprendre à voir, à lire le monde, de participer à le repenser et à le sauver et cela est, bien sûr, le contraire d’une toxicité qui aujourd’hui s’exprime contre les animaux, les plantes et leurs hommes. »
Suzanne Husky (née en 1975) vit et travaille entre La Californie et la France. Artiste écoféministe, elle réalise des œuvres qui, tant dans leur conception, que leur contenu politique, nous interpellent et nous engagent à prendre conscience des violences infligées au vivant. L’artiste nous invite au sursaut et à la résistance. En investissant les champs ancestraux de l’art en pratiquant notamment la céramique et l’art tissé, Suzanne Husky tend à fabriquer de nouveaux récits, de nouvelles images, de nouvelles pratiques visant à célébrer le pouvoir-du-dedans dont nous sommes aussi les acteur.trices.
Au CACL, Suzanne Husky crée une alliance avec Pistil Paeonia. Elle y présente une œuvre vidéo, Earth Circle Transe (2019), où nous voyons et écoutons un chant rituel déclamé par Starhawk. Depuis quelques années, Suzanne Husky collabore régulièrement avec Starhawk qui lui transmet ses savoirs sorcières et agricoles. Le chant convoque les interdépendances et la métamorphose constante du vivant. Au cœur des cycles de la terre, nous respirons profondément, nous devenons la feuille d’un arbre qui ressent la brise et la chaleur du soleil, nous ressentons la vie de l’arbre, sa connexion au sol et à l’air. « D’humain à feuille et de feuille à humain. » Starhawk nous invite à danser dans le soleil, à ressentir le processus vital, les énergies et la nourriture douce générée par les éléments. Au rythme de la voix de Starhawk, des mots et du tambour, nous prenons conscience de l’oxygène dans notre propre corps et de la nécessité de l’écosystème global pour chacun.e puisse éclore, vivre, s’épanouir, mourir et se régénérer.
Voir la vidéo ici : https://www.youtube.com/watch?v=5pOLaOyvGCg
Pistil Paeonia – Rituel – Etreindre le Serpent Gardienne – Transpalette, Bourges, 2020. Courtesie Pistil Paeonia
Pistil Paeonia (née en 1979) est une artiste et une sorcière néo-païenne. Sa pratique artistique articule toutes les facettes de ses engagements : elle dessine, réalise des œuvres en vitrail, active des rituels (seule ou en groupe), elle soigne et initie. Pistil Paeonia s’inscrit dans le sillage de celui de Starhawk, du reclaim, de la perpétuation de savoirs ancestraux et de leur transmission.[6]
Dans son jardin que la forêt prolonge, Pistil Paeonia recherche le « pouvoir-du-dedans ». Son corps est le vecteur de cette recherche à la fois intérieure, mais aussi tournée vers les éléments, vers le vivant, vers l’invisible. Grâce à des rituels magiques, elle s’adresse à la Déesse et rêve d’obscur. Elle a rapidement compris qu’elle n’y est jamais seule. Elle vit en communion avec le vivant. « J’ai appris le centre, qui rassemble tout dedans, qui rayonne loin dehors, qui irradie pour appeler mes alliées, qui nous rallient en cercles. » À Lacoux, Pistil Paeonia pense réactiver un rituel partagé. Le cercle de pierres signifie une hypothétique activation. Si les conditions sont réunies, le rituel sera pensé à partir de plantes médicinales présentes autour du centre d’art. C’est collectivement que les acteurs et actrices du cercle magique pourront s’adresser aux esprits des plantes. Il s’agirait alors de comprendre comment les humain.es peuvent imaginer faire des plantes des alliées et se connecter à un territoire spécifique. En écho, les dessins floraux de l’artiste résultent d’une écriture automatique, de moments de méditation et de réflexion. Les fleurs mentales raisonnent fortement avec celles d’Anna Zemankova. Le cercle des alliances se prolonge et n’en finit jamais d’évoluer.
——————–
[5] Toutes les citations de l’artiste : KONECNY, Pavel. « Entretien avec Anna Zemankova » in Anna Zemankova. Prague : KANT – Karel Kerlický – ABCD, 2017, p.31.
[6] À propos du reclaim, Émilie Hache écrit : « Il ne s’agit pas de revenir ni à une nature originelle ni à une féminité éternelle – ni d’aucun retour à, ce mouvement étant pas définition impossible -, mais de se réapproprier (reclaim) le concept de nature comme nos liens avec la réalité qu’il désigne. Si l’on devait choisir un geste, un mot capable d’attraper et nommer ce que font les écoféministes, ce serait reclaim. […] Il signifie tout à la fois réhabiliter et se réapproprier quelque chose de détruit, de dévalorisé, et de modifier comme être modifié par cette réappropriation. Il n’y a ici, encore une fois, aucune idée de retour en arrière, mais bien plutôt celle de réparation, de régénération et d’invention, ici et maintenant. » [Reclaim, Editions Cambourakis, 2016, p.22-23]
VUES EXPOSITION [Crédits photo : @Bruno Pouille] ///
REDEVENIR AUTOCHTONES –
MARINETTE CUECO, SUZANNE HUSKY, PISTIL PAEONIA & ANNA ZEMÁNKOVÁ
EXPOSITION
Commissariat Julie Crenn
mai 2021 — 11.07.2021
+ Centre d’art contemporain de Lacoux /// https://www.cacl.info/
Centre d’Art Contemporain de Lacoux
Hameau de Lacoux
Place de l’ancienne école
01110 Plateau d’Hauteville
http://www.cacl.info
contact@cacl.info
Horaires
Ouvert tous les dimanches
de 14h à 18h pendant les expositions.
Entrée libre.
Visite guidée et gratuite
tous les 1er dimanche du mois à 16h.
Ouverture sur rendez-vous (J-15 jours) :
publics.caclacoux@gmail.com
Pour certaines expositions les horaires
sont susceptibles de changer.
Merci de consulter les pages expositions.
++ DOSSIER DE PRESSE ///
Bonjour, et merci pour ce beau texte qui me fait découvrir Anna Zemánková et Pistil Paeonia. Ce mail aussi pour vous remercier pour une autre raison: vous avez participé au jury de l’appel à projet « Etat d’urgence »; Andréa Launay en charge de l’administratif, m’a fait savoir que le jury souhaitait faire parvenir mon dossier à toutes les structures du RN13bis. Comment vous dire à quel point ce geste m’a touchée? Belle journée à vous, Elisabeth Leverrier
Artiste
France, Normandie
+ 33 (0)6 67 67 44 88
Elisabethleverrier.net
Instagram
Facebook