Marcos Carrasquer / Que la fête commence
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« Il n’existe plus de droits durables. Tous sont révocables. Simultanément, les technologies computationnelles et les grandes firmes tentaculaires ne cessent de nous encercler et d’exercer sur nos désirs et nos comportements une insondable emprise. L’époque n’est donc pas seulement étrange. Elle est propice à toutes sortes de débordements sans finalité apparente. »
Achille Mbembe – Brutalisme (2020)
Voici un lieu commun : la peinture est un art bourgeois. Le vecteur d’une certaine idée de ce qui pourrait être le bon goût. Un goût qui ne ferait pas de bruit. Un goût qui ne ferait ni penser ni trembler. Un goût rassurant, qui ne dérange pas, qui ne déborde pas. Pourtant, depuis l’art pariétal, les artistes peintres ne cessent de déjouer ce lieu commun. Marcos Carrasquer s’inscrit dans la lignée d’artistes (Hieronymus Bosch, Gustave Courbet, Otto Dix, Frida Kahlo, Cueco, Faith Ringgold, Kara Walker, George Condo, John Currin et tant d’autres) qui ont tordu le cou à ce lieu commun et qui ont fait de la peinture un territoire hautement politique. Immédiatement, ses œuvres font jaillir un éventail d’émotions intenses. Il y a quelque chose d’épidermique. L’artiste n’a clairement pas l’intention de nous séduire. C’est à bras le corps qu’il travaille, sans compromis, les troubles d’une histoire et d’une actualité collective.
Que la fête commence.[1] Les peintures et les dessins réuni.es à la Galerie Polaris ont été réalisé.es entre juin 2020 et février 2021. L’atelier de l’artiste n’est pas coupé du monde, l’actualité infuse directement sur la toile et le papier. « Nous vivons une époque incroyable, j’ai besoin de parler de tout ce qu’il se passe maintenant. » Marcos Carrasquer y déploie son imaginaire, ses engagements, ses doutes et ses questionnements pour penser notre époque. Les confinements et les restrictions de liberté dues à la pandémie que nous connaissons depuis plus d’une année maintenant, agissent comme un miroir grossissant vis-à-vis de notre système politique, économique et dogmatique. Une femme nue, telle une étrange sirène au corps déformé, crie sa solitude et son désarroi. Un homme est étendu au sol. Telle une odalisque, il se prélasse tandis qu’à l’arrière-plan de l’appartement apparaît un faux parcours de golf. Derrière lui, sa compagne fume et boit l’air amusé. Au premier plan, un livreur masqué leur apporte un plateau de sushis. Marcos Carrasquer représente une humanité fractionnée : l’une privilégiée, repliée sur elle-même – l’autre précaire et assignée au bon fonctionnement d’un système (infirmier.ères, caissier.ères, livreur.ses, routier.ères, éboueur.ses, paysan.nes et bien d’autres). Chaque œuvre foisonne de détails, de références, d’indices de lecture ou encore d’anachronismes révélateurs. Les références proviennent de sa propre histoire, de son intimité, de ses observations qu’il confronte à d’autres indices extraits de l’histoire de l’art, de l’histoire occidentale, des guerres, de l’économie, des idéologies politiques et religieuses.

Marcos Carrasquer – huile sur toile 2021 – 55 x 46 cm ( x 3 ). De gauche à droite « La multiplication des pains – la pendaison – l’Annonciation » – Galerie Polaris, Paris
Un triptyque peint raconte trois épisodes de la vie du Christ dont l’artiste actualise le récit. L’Annonciation à Marie, une adolescente blanche assise dans sa chambre. Elle se selfise. Le reflet d’un homme noir nu apparaît dans le petit miroir de sa boîte à maquillage. Une autre peinture présente le Christ : un jeune homme noir debout sur un carré de béton. Il semble donner un discours à d’autres jeunes hommes postés autour de lui. Ils portent l’uniforme des livreurs Uber Eat. Le Christ semble appeler à un mouvement de protestation. Au premier plan, un homme blanc, indifférent, file sur sa trottinette. Le Christ et ses camarades sont invisibles. Enfin, la pendaison du Christ. Marcos Carrasquer nous amène vers le Sud des États-Unis, vers les lynchages historiques et contemporains des Noir.es. Nous voyons la scène à travers les yeux du Christ pendu. Au sol, l’humanité y est remplie de haine. Des hommes, des enfants et des femmes blanc.hes, en colère, réjoui.es par la scène. Une fillette lui adresse un doigt d’honneur, un homme pointe son fusil fumant vers le ciel, une femme photographie la scène avec son téléphone, une adolescente fabrique une bulle avec son chewing-gum… Les temporalités, les géographies et les histoires s’hybrident pour décrypter le présent. Marcos Carrasquer peint une humanité débordante, bruyante, décadente, laide, passive, violente, insensible, consommatrice, désabusée, furieuse et cruelle. Une humanité privée de toute forme d’idéalisation. Ici, aucun héros, aucune héroïne, seulement des personnes visibles et invisibles prises dans les rouages d’un système brutal.
Marcos Carrasquer pose de manière incessante la question du rôle de l’artiste et celle de la nécessité politique d’une représentation de notre réel troublé. Fils d’une famille qui a quitté l’Espagne de Franco, il porte un regard aiguisé sur les mécanismes d’un système (politique, économique, religieux) qui domine et oppresse celleux qui ne comptent pas aux yeux des capitaines. Ces enjeux de pouvoirs constituent le cœur de son combat politique et artistique. Chacune de ses œuvres pose une réflexion intersectionnelle où s’entrecroisent les effets du néo-libéralisme, de l’individualisme, la haine, le racisme, le sexisme, le classisme ou le validisme. À propos du néo-libéralisme, Barbara Stiegler parle du grand jeu de la compétition mondiale qui « produit nécessairement une minorité de gagnants et une masse énorme de perdants. […] Il transforme de fond en comble la nature de l’État, en en faisant l’organisateur officiel des inégalités et des injustices. […] Il a été imposé autoritairement aux peuples et systématiquement soustrait à toute délibération démocratique. »[2] C’est précisément les gagnant.es (les capitaines) et les perdant.es que Marcos Carrasquer dessine, grave et peint. Les acteurs et les actrices d’un jeu mondialisé régi par des idéologies et des intérêts tristement stratégiques.
De la pandémie mondiale aux Gilets Jaunes, en passant par les violences policières ou encore les élections de Trump ou de Bolsonaro, l’artiste fait le constat d’un brutalisme, d’un ébranlement des certitudes, d’un effritement des valeurs et d’un manque de temps pour un recul nécessaire. Tout va trop vite. Une fuite en avant qui transparaît dans son autoportrait où, vêtu d’un gilet jaune, l’artiste apparaît les yeux hagards, hallucinés, fatigués. Il est parti en urgence. Une plante verte dépotée sur les genoux. Derrière son siège sont entassés les corps des quatre cavaliers de l’Apocalypse (la conquête, la guerre, la famine et la mort). Marcos Carrasquer devient l’étrange chauffeur des fléaux de l’humanité. Près de lui, sur le siège passager est déployée une carte, celui de « Ton petit bonhomme de chemin ». La carte de son libre arbitre qui retrace les étapes d’un itinéraire personnel. C’est peut être ce que l’artiste nous propose, une cartographie d’expériences de vies construites par des choix, des oppressions, des idéaux, des rencontres, des intérêts, des privilèges, des impératifs de survie, des désirs et des violences.
Julie Crenn, février 2021
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[1] Le titre de l’exposition est emprunté à celui du film de Bertrand Tavernier sorti en 1975. Le film, situé au XVIIIème siècle traite de la fin de la monarchie française et annonce le début d’une fête, celle de la Révolution.
[2] STIEGLER, Barbara. Du Cap aux grèves : récit d’une mobilisation – 17 novembre 2018 – 17 mars 2020. Paris : Verdier, 2020, p.30.
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EXPOSITION / Que la fête commence / Galerie Polaris / Paris
3 avril – 8 mai 2021
+ GALERIE POLARIS : https://www.galeriepolaris.fr/artistes/marcos-carrasquer/
++ MARCOS CARRASQUER : http://marcoscarrasquer.com/