[TEXTE] Annabel Guérédrat _ Mwen se an liannez

“Les problèmes de la vie, c’est comme les arbres. On voit le tronc, on voit les branches et les feuilles. Mais on ne voit pas les racines, cachées dans le fin fond de la terre. Or ce qu’il faudrait connaître, c’est leur forme, leur nature, jusqu’où elles s’enfoncent pour chercher l’eau, le terreau gras. Alors peut-être, on comprendrait.”

Maryse Condé – Traversée de la Mangrove (1989) 

Au plus près de l’océan, Annabel Guérédrat est allongée parmi les rochers. Elle tient dans ses bras un bouquet de feuilles de cocolloba. Cocolloba Camouflage. L’arbuste endémique détient des propriétés médicinales, il résiste aux affres des sécheresses et des vents littoraux. Les grandes feuilles séchées recouvrent partiellement son corps nu. L’enveloppe est fragile. Le vent souffle fort. L’artiste est coiffée de perles multicolores. Elle se lève, fait sonner le tambour chamanique et chante le corps tourné vers l’océan. Annabel Guérédrat active des performances rituelles où, chaque fois, elle se connecte intimement au vivant, avec la volonté de se connecter et de s’y confondre. Chaque action est un chant, une étreinte, une offrande envers et pour les entités visibles et invisibles qui peuplent son milieu. Guidée par la culture, les croyances et les pratiques yoruba, l’artiste invoque les orishas (divinités) avec une intention de communion. Elle leur demande l’amour, la force, la fertilité, la santé, le pardon, la puissance ou encore la protection. Dans un temps et un espace suspendus, Annabel Guérédrat nue fait de son corps une matière sensible, poreuse et disponible. Elle est à l’écoute. Dans la ravine, la marée épaisse de sargasse, la boue, le bassin, la mangrove, la savane ou la forêt, l’artiste s’infiltre dans une osmose où le visible et l’invisible sont continuellement conjugués. Chacune des performances rituelles participe d’une cérémonie infinie où le vivant est célébré et où les mémoires sont (ré)activées. Dans cette perspective, elle crée de nouvelles entités : fictives, mythologiques, poétiques et politiques. À l’instar de Mami Sargassa, la mère de la sargasse, l’algue toxique qui prolifère aux Antilles. Une mère aimante qui se love dans l’épaisseur alguaire. (Des)Ensargasse moi. Mami Sargassa embrasse et soigne le fruit empoisonné d’un système colonial, productiviste, néolibéral, patriarcal. Une tendresse qui mute en rage lorsque Mami Sargassa se projette avec des musiciens (Ralph Lavital à la guitare et Daniel Dantin à la batterie) sur scène pour dénoncer ce même système. Son chant militant rempli de colères ancestrales, donne matière à un conte caribéen afrofuturiste que l’artiste déploie en plusieurs chapitres. 

2083, sur une île déserte dans la mer des Caraïbes. Cette île était appelée Martinique. Mais, à cause d’années et de siècles de colonisation, de contamination, d’occupation et de tourisme, aucun humain, aucun animal, aucune plante n’a survécu. Seules des sargasses, algues toxiques, ont survécu. Même Mamman Dlo n’a pas survécu. Une nouvelle entité, sorte d’avatar, génétiquement modifiée, de forme humaine féminine l’a remplacé, qui reste là, sur la plage, jours et nuits, nuits et jours : Mami Sargassa.

À différents niveaux – physique, spirituel, émotionnel, politique, narratif – Annabel Guérédrat fait corps avec son milieu. Elle prie et se camoufle. L’artiste insuffle : Se laisser pénétrer par les éléments, par tous les pores. Jusqu’à devenir imperceptible. Nèg Mawon – celui qui trace dans laisser de trace. C’est l’art de la métamorphose, de la dissolution de soi. Dans une approche aussi sédimentaire que somatique, l’artiste ralentit le temps et les gestes pour amplifier la relation, le plaisir, les vibrations, l’interpénétration et l’osmose totale des corps. L’artiste bruja (sorcière) parle des manières dont elle “se dépose à la terre” pour en prendre soin. Elle liane les voix et les sonorités : les siennes, celles du vent, celles de l’océan, celles des grondements de la Terre, celles du soleil, celles des roches, celles des pluies ou encore celles des arbres et des bassins. Les performances rituelles engendrent des moments collectifs de symbiose reflétant l’extrême vulnérabilité de l’air, des êtres, des sols, des eaux. Une symbiose nourrie d’une écologie des sens, d’attention, de sensualité, d’amour, d’humilité, de lenteur, de plaisir, et d’empathie qu’Annabel Guérédrat déploie dans les cycles, les marées, les lunes et les saisons du temps long du vivant. 

—————————————————–

 * Mwen se an liannez. Je suis une sorcière. Soy una Bruja. I’m a witch…

PLUS D’INFORMATIONS ::: https://artincidence.fr/

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.