[TEXTE & PODCAST] ATA KANDO par Julie Crenn – LES PARLEUSES

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Les parleuses _ Ata Kandó par Julie Crenn

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J’ai écrit, aujourd’hui je lis, je parle pour vous raconter une rencontre avec les photographies d’Ata Kandó.

Les Parleuses, elles parlent, elles ont parlé et elles parleront encore, bien longtemps. Elles parlent de plus en plus fort en leurs noms, aux noms de celles qui ont été, celles qui ont fait et celles qui feront.

Lorsque Aurélie et Mathilde m’ont invité à prendre part aux Parleuses, j’ai hésité, un peu, car si j’aime écrire, j’aime moins parler. C’est en tant qu’historienne de l’art que j’ai répondu à leur invitation. Ecrire et parler au nom d’une femme qui a été et qui a fait.

Quelques noms de femmes photographes m’ont été proposé. Je n’en connaissais aucune. Cela a renforcé mon envie de prendre part à la collection. Cela en dit long sur le travail qu’il reste à faire, les recherches à mener, l’archéologie propre à l’histoire de l’art, ou à l’Histoire, tout court. 

J’ai alors cherché des images et des informations à propos des noms proposés. Ce sont les images des photographies d’Ata Kandó qui ont retenu mon attention et mes intuitions. Les photographies, toutes en noir et blanc, capturent les portraits d’enfant.es, de personnes issues de différentes communautés autochtones en Amazonie, des réfugié.es hongrois.es en 1956. Ce sont les enfant.es qui ont retenu mon attention. Ata Kandó a photographié son fils et ses filles lors de moments de vacances, en France et en Italie notamment. Les images témoignent d’une grande liberté. Elle a photographié les enfant.es réfugié.es, les enfant.es dans la jungle et la forêt amazonienne. Sur l’écran de mon ordinateur, puis, plus tard, dans quelques ouvrages consultés à l’Institut pour la Photographie à Lille, les images des photographies ont attisé ma curiosité. J’ai eu envie de connaître l’histoire d’Ata Kandó, de comprendre ses déplacements, ses choix et ses engagements.

Il me semble important de préciser que je ne suis pas spécialiste de la photographie, ni de son histoire ni de son actualité. Le texte dont je suis en train de vous faire la lecture, n’est donc pas celui d’une experte quant au sujet propre à l’œuvre d’Ata Kandó. Je propose une lecture aussi sensible que politique d’une œuvre que j’ai appris à connaître il y a quelques semaines seulement.

La bibliographie est maigre. Les textes sont majoritairement en hongrois et en néerlandais, deux langues que je ne comprends pas. Les livres sont aujourd’hui épuisés, donc très rares. Son œuvre ne semble pas vraiment connue et visible au-delà de la Hongrie et des Pays-Bas, pourtant Ata Kandó a beaucoup circulé en Europe et en Amérique Latine. Pour mieux comprendre les étapes de son parcours visuel, il me faut reprendre le récit de sa vie, de son parcours personnel donc.

Ata Kandó est née en 1913 à Budapest en Hongrie. Issue d’une famille juive et intellectuelle, elle est initiée à la littérature, aux mathématiques et aux arts par ses parents et grands-parents. Adolescente, elle prend part au mouvement de résistance communiste pour lutter collectivement contre le pouvoir autoritaire en place. Elle s’inscrit dans les mouvements d’opposition. Parallèlement, elle aspire à devenir peintre. Elle entame des études pour se former aux techniques de la peinture. C’est à ce moment-là qu’elle rencontre Gyula Kandó (1908-1968), un peintre, qui va devenir son premier mari.

Entre 1934 et 1938, le couple se déplace entre Budapest et Paris dans des conditions extrêmement précaires. En 1938, Ata Kandó ouvre un atelier photo à Paris. Elle photographie les gens dans les rues de la ville. Les enfant.es sont déjà très présent.es dans ses premières images. Avec l’occupation allemande, Gyula et Ata Kandó sont expulsé.es de la France. Ielles reviennent à Budapest. Leur premier enfant, Tamás, naît un an plus tard. Leurs filles, Júlia et Magdolna, des jumelles, naissent en 1943. Entre 1940, date de leur retour forcé en Hongrie, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le couple prend part à la Résistance en cachant la famille de Ada Kandó ainsi que de nombreuses autres familles juives. Parce qu’elle a adopté, par le mariage, le nom de famille de son mari, elle n’est pas repérée elle-même comme étant juive, il est donc plus facile pour elle et pour son mari de venir en aide aux juifs et aux juives. Ielles parviennent à empêcher les départs de plusieurs personnes vers Auschwitz et vers d’autres camps de la mort. 

Autodétermination, indépendance et conviction ont nourri ses choix et son œuvre. Jusqu’à son identité même. Ata Kandó a choisi son prénom, dès son enfance. Elle est née sous le prénom et le nom de Görög Etelka. Elle explique que parce qu’elle n’arrivait pas à prononcer son prénom, elle disait Ata pour Etelka. Elle a choisi de garder ce prénom pour sa vie d’adulte. 

Dès les premières recherches, ce qui a immédiatement retenu mon attention, ce sont les photographies d’enfant.es. Je dois être sincère, la représentation des enfant.es dans l’art, son histoire et son actualité, me met assez mal à l’aise pour tout un ensemble de raisons. Je n’explique pas vraiment ce malaise, ou du moins, je peine à le verbaliser. La question du consentement y trouve certainement une place centrale. Peu d’artistes parviennent à le faire avec justesse et éthique. Laura Bottereau et Marine Fiquet, deux artistes dont j’affectionne la pensée et l’œuvre, parlent de “l’espace de représentation de l’enfance”, et non pas de la représentation de l’enfance ou bien des enfant.es. Cette formule est pertinente car elle permet d’aborder les enfances comme des périodes, des territoires, des mondes tout à fait complexes. Même s’il est assez étrange de s’autociter, je me risque à cela. Dans un autre texte écrit en 2023, j’ai écrit et donc je me cite : “L’enfant.e (infans) est littéralement celui ou celle “qui ne parle pas”, qui n’est pas doté.e de l’usage de la parole. Celui ou celle qui doit se taire et/ou que l’on fait taire. L’enfant.e n’est pas un motif, iel constitue la part la plus complexe et la plus vulnérable de l’expérience humaine, de nos existences. Les corps des enfant.es sont en proie à toutes sortes de projections, de violences visibles et invisibles, dont nous avons la responsabilité de discuter clairement, sereinement et collectivement.”

Les portraits photographiques d’enfant.es réalisés par Ata Kandó ne me mettent pas mal à l’aise. Ils comportent, selon le contexte et l’intention de l’artiste, une dimension plurielle : poétique, documentaire, ethnographique, politique, affective. Avec ses trois enfants (Tamás, Júlia et Magdolna) ielles revisitent les contes ancestraux, les mythologies occidentales. Avec une grande liberté, les enfant.es jouent dans la forêt, à la plage, parmi les ruines de temples antiques (entre Naples, Pompéi, Herculanum et Salerne) ou encore près de la rivière. 

Au-delà des photographies de famille, elle réalise une première série en 1956, dans le sud de l’Italie. Avec ses trois enfants, ielles partent sur les traces d’Ulysse pour rejouer deux épisodes de l’Odyssée : Tamás incarne Ulysse, le roi d’Ithaque, célèbre héros –  Júlia et Magdolna incarnent Calypso (nymphe de la mer qui, par amour, a retenu Ulysse sept années) et Nausicaa (princesse Phéacienne qui a pris soin d’Ulysse lors d’un de ses naufrages). Les photographies en noir et blanc sont réunies et publiées en 2004 dans l’ouvrage Kalypso & Nausikaä. Ata Kandó a écrit l’avant-propos de l’ouvrage. Elle dit : “Mes deux filles et mon fils, comme tant d’autres enfants, adorent se déguiser et jouer la comédie.” Elle y parle de la fascination de ses enfants pour le texte d’Homère, dont de longs extraits accompagnent les images. Celles-ci semblent provenir d’un rêve où les enfant.es rencontrent les ruines des temples, dialoguent avec les statues antiques et peu à peu incarnent des personnages mythologiques. Comme les statues, les enfant.es sont des apparitions : les yeux ouverts, les corps en action, ou bien les yeux clos, les corps endormis. Ata Kandó, par le travail des lumières, des éblouissements et des gris, renforce ici une dimension onirique et surréelle. Elle travaille aussi les échelles, celles des corps des enfant.es face aux éléments (la mer, le vent, la terre) et face à l’histoire. Leurs corps, leurs présences semblent comprises au sein d’espaces et de temporalités illimités.

La même année, toujours en 1956, elle va en Autriche dans un camp de réfugié.es. Entre le 23 octobre et le 10 novembre 1956, la Hongrie connaît une véritable révolution populaire. Une insurrection contre le pouvoir communiste soviétique en place. Toute révolution implique une extrême violence répressive. Plus de 200 000 hongrois.es fuient leur pays pour éviter la torture, la prison et la mort. 

Préoccupée par le sors et les conditions de vie des centaines de familles réfugié.es, Ata Kandó, accompagnée d’une camarade photographe – Violet Cornélius – va à leur rencontre pour non seulement documenter ce qu’il s’y passe, mais aussi pour trouver un moyen de susciter une solidarité envers les réfugié.es. Elle photographie le quotidien précaire et inconfortable des familles déplacées en Autriche : la surveillance armée, le froid, la boue, les conditions matérielles (la paille, les couvertures rêches, les couchages au sol, côte à côte). Par l’image, elle souligne l’impuissance, l’attente, la fatigue, le découragement. Elle se concentre aussi sur les regards fatigués, fuyants, inquiets ou sidérés. Plusieurs photographies montrent des adultes serrant des enfant.es contre eux. “Il y avait tant d’enfants. Certains étaient seuls.” se souvient elle. Les portraits témoignent d’enfant.es en pleurs, d’enfant.es qui jouent, qui sourient, malgré tout. Des enfant.es aux cheveux rasés à cause des poux. Voici les mots d’Ata Kandó : “J’étais debout jour et nuit, je vivais comme un réfugié, mes chaussures n’ont pas séché pendant deux semaines et seul le brandy que j’avais emporté m’a empêché de mourir de froid. J’ai fait des centaines de prises et je les ai envoyées aux imprimeurs. La rencontre la plus dramatique, c’est celle de Sárika, dont les parents sont morts pendant qu’elle fuyait, et qui ne regardait jamais ses pieds, seulement le ciel, et qui répétait sans cesse : « Maman va venir me chercher.””

Les photographies ont fait l’objet d’une publication intitulée Livre Rouge et dont les ventes ont été reversées aux réfugié.es. L’artiste a ainsi réuni plus de 250 000 dollars pour leur venir en aide. 

Parce que je ne peux me détacher du temps présent, les photographies d’Ata Kandó résonnent tristement avec l’actualité. Près de 70 ans plus tard, dans un tout autre contexte, nous voyons, depuis le 8 octobre 2023, jour après jour, des vidéos et des photographies d’enfant.es de Gaza assassiné.es, blessé.es, amputé.es, décapité.es, effrayé.es, affamé.es, des enfant.es de Palestine qui fabriquent des cerfs-volants avec des sac en plastique, qui dansent, qui installent des salles de classe dans les tentes, et qui rêvent à leur vie à la fin de cette tragédie humaine. Un génocide. Les photographies d’Ata Kandó s’inscrivent dans un continuum de souffrance perpétré par les humain.es.

En 1957, Ata Kandó revient vers la féerie et une narration joyeuse. Avec Tamás, Júlia et Magdolna, ielles revisitent le conte de La Belle au Bois Dormant. La série de photographies est publiée sous le titre, ici traduit en français de : Rêve dans les bois. Les scènes se situent dans les Alpes, entre la Suisse et l’Autriche, une nouvelle fois, lors de moments de vacances en famille. Dans les profondeurs de la forêt, dans une barque voguant sur un lac, face aux montagnes, dans les chemins et les prairies, au bord d’un torrent, les enfant.es fabriquent un récit intime et fantasmagorique.

A la manière d’un roman photo, les photographies sont accompagnées de courts textes écrits par Tamás qui est alors âgé de quinze ou seize ans. Aidée de mon téléphone, j’ai tenté de trouver des traductions justes du néerlandais vers le français. Tamás parle de ses deux sœurs, Júlia et Magdolna, qu’il renomme Juliette et Madeleine. Il évoque des “bizarreries étranges qui peuvent nous sembler stupides ou absurdes”. Juliette et Madeleine sont désignées comme étant des elfes “qui ne sourient jamais” et qui passent beaucoup de temps à nager dans le lac. Ensemble, ielles vont cueillir des champignons. Madeleine s’émancipe, part dans la forêt, pieds nus. Elle devient une “vagabonde” qui fusionne avec l’eau, le vent et la montagne. Elle ne craint pas le froid. Elle confectionne une couronne végétale et florale. “Elle rêvait qu’elle était une fée, la fée de la forêt.” “Sa maison était une souche d’arbre et tous les habitants de la forêt étaient ses amis.” Elle est vêtue d’une jupe de fougères. Un jour, Madeleine entend un bruit lointain et aperçoit un jeune berger qui joue de la flûte. Il dévale une pente dangereuse et enneigée pour la retrouver. Le berger essaie de la manipuler avec le son de sa flûte, mais elle se réveille et se moque de lui. “Tu n’es pas un berger, tu es mon frère”. Ielles repartent vers leur sœur Juliette, la marche est longue et fatigante. 

Parce que les enfant.es apparaissent dénudé.es, torses nus, en slip ou en jupe de fougères, l’ouvrage a connu un succès public du fait d’une lecture érotique des photographies. Certaines librairies entre la Hongrie et les Pays-Bas ont, pour cette même raison, refusé de diffuser l’ouvrage. J’ai regardé avec attention chacune des images, hormis le traditionnel malaise occidental dans la représentation des enfant.es, je ne vois pas la dimension érotique dans ces images. Les corps des trois enfant.es ne sont en aucun cas sexualisés. Au sein de l’histoire de l’art, les exemples malaisants sont nombreux, je pense aux peintures de Balthus, aux photographies d’Irina Ionesco ou, plus récemment, aux œuvres de Claude Lévêque. Ces exemples impliquent un rapport de domination et de violence avec les enfant.es. Les photographies d’Ata Kandó n’entrent pas dans cette catégorie, elles témoignent d’une tendresse et d’un rapport affectif avec les enfant.es qui semblent avoir leur rôle à jouer dans l’écriture visuelle et textuelle du conte. Il se dégage des images une force poétique, notamment dans la relation avec le vivant, et une liberté infinie des enfant.es. Une liberté qui est totalement mise en scène par Ata Kandó – dans les moindres détails. Elle était particulièrement attachée à des moments lumineux, des effets d’éblouissement, de flou, de niveau de gris. Elle travaillait sans flash – à la lumière naturelle comme elle le raconte dans le film documentaire Ata’s film, réalisé en 2005 par Jozsef Molnar. C’est d’ailleurs une chance de pouvoir la voir et l’écouter, malgré sa mémoire qui lui fait parfois défaut. 

Je reprends le fil de son parcours. En 1950, elle se sépare de Gyula Kandó et tombe amoureuse de Ed Van den Elsen, un photographe néerlandais. Ielles se marient en 1954, s’installent aux Pays Bas et divorcent dans les mois suivants. Ata Kandó se retrouve mère de trois enfant.es, célibataire et sans ressources. Elle multiplie les séjours à Paris, où elle travaille dans l’univers de la mode. Elle travaille pour Dior, Balmain ou encore Givenchy, en accompagnant quelques mannequins avec qui elle tisse des liens amicaux. La photographie de mode lui permet de gagner de l’argent puisqu’elle vend ses images aux journaux et aux magazines spécialisés. 

Je n’ai pas eu accès à l’ensemble de ses photographies de mode, il m’est donc impossible de faire un constat d’ensemble. Je peux seulement écrire et dire qu’une partie des images consultées présentent des photographies hors normes, hors champs, hors cadres. Ata Kandó semblait s’intéresser autant au contexte de la prise de vue ou du défilé, qu’aux vêtements, aux accessoires et au maquillage. Elle précise d’ailleurs, toujours dans le documentaire de 2005, que les journaux et les magazines commanditaires lui ont parfois répondu qu’il ne s’agit pas de photo de mode. Ainsi les images témoignent de l’affection qu’elle porte aux personnes qu’elle photographie. Barbara Brandlín, mannequin et assistante de Le Corbusier, fait partie des personnes que Ata Kandó a photographié avec fidélité. Leur amitié et leur compagnonnage les mènent en 1961 à Caracas, au Venezuela. Là, elle photographie Barbara Brandlín posant dans la jungle. Par l’intermédiaire d’un prêtre, elles parviennent à rencontrer une communauté autochtone. Quarante-quatre ans après, elle raconte : “Pendant trois jours et nuits, nous avons navigué sur l’Orinoco et l’Erabato vers le village des Yekuanas. Le village était situé plus haut que la rivière. Le missionnaire a dit que je n’étais pas autorisée à prendre des photos à notre arrivée. Quel dommage ! L’image aurait été magnifique. La manière dont ils se tenaient debout sur la colline. Ils n’étaient pas très amicaux, mais ils n’étaient ni hostiles ni dangereux.”

En 1965, elle revient en Amérique Latine (au Venezuela, au Brésil et au Pérou) pour photographier d’autres personnes issues de différentes communautés autochtones amazoniennes. Au Venezuela, elle rencontre, par exemple, les Yekuanas et les Yenomanos, deux communautés qui vivent au sud du pays et dont certains membres n’avaient encore jamais vu de femme blanche. 

Elle travaille, entre autres, pour le National Geographic. Elle rencontre ainsi des pêcheurs de baleines au Pérou, des travailleurs dans des mines de diamants et celles et ceux qui habitent la forêt. Une sélection des photographies a été publiée en 1970 sous le titre de A Hold véréből Du sang à la lune. Les rencontres avec les communautés et avec l’écosystème de la forêt amazonienne génèrent une prise de conscience quant à la disparition progressive des peuples autochtones, leur isolation, les menaces écologiques dues à la déforestation pour l’exploitation agricole des terres ou le forage pour le pétrole. 

Toujours en 1970, elle publie un second ouvrage intitulé Slaaf of Dood Esclave ou mort, avec lequel elle a beaucoup voyagé pour réaliser des expositions et des conférences afin de sensibiliser le public au génocide des peuples autochtones perpétré par les états et les entreprises extractrices. Les ventes du livre ainsi que des photographies sont encore aujourd’hui dédiées à l’association qui travaille en collaboration avec les peuples autochtones. L’association s’appelle Survival International. Je n’ai pas réussi à me procurer l’ouvrage, j’ai seulement trouvé des images de ses pages sur Internet, les textes y sont malheureusement illisibles car flous. Les photographies en noir et blanc, et quelques unes en couleur, documentent le quotidien de différentes communautés, avec une insistance sur les femmes et les enfant.es. Ata Kandó s’attache plus spécifiquement à photographier les femmes au travail (domestique et agricole).

Etant donné son attachement à documenter la foret, son écosystème, ses habitant.es, humain.es et plus qu’humain.es ; à documenter aussi les femmes, les mères, le travail invisibilisé des femmes, j’entrevois une lecture à la fois écologique et féministe, donc écoféministe des photographies de l’artiste. Si nous les replaçons dans le contexte militant, activiste et théorique de l’époque, il ne paraît pas inconcevable de porter cette lecture. Depuis la fin des années 1960, en France – avec les actions et les textes radicaux de Françoise d’Eaubonne – et aux Etats-Unis (avec un contexte militaire, nucléaire, féministe et antiraciste puissant – les pensées écoféministes font leur apparition et se perpétuent jusqu’aujourd’hui. S’il ne faut pas oublier qu’Ata Kandó était une femme blanche, donc privilégiée (notamment dans le fait de pouvoir circuler librement), que ses images comportent aussi le regard d’une femme blanche (un regard ethnologique et/ou anthropologique en l’occurrence), ces éléments de situation ne lui enlèvent pas des engagements certains envers et pour le vivant. Les publications attestent d’une nécessité, celle d’une solidarité et d’une compréhension des interdépendances entre les êtres. 

A la fin des années 1970, elle s’installe à Sacramento en Californie, où vit son fils Tamás, entre-temps devenu Thomas. Vingt ans plus tard, âgée de 77 ans, elle s’installe sur l’île de Wight dans la Manche, où vivent ses filles. A la fin de sa vie, elle revient vivre à Bergen, aux Pays Bas où son œuvre connaît un grand succès. Elle obtient une pleine reconnaissance de son travail avec des expositions et la publications d’ouvrages qu’elle avait en tête depuis la fin des années 1950. 

En 2009, avec Diana Blok et Sacha de Boer, elles éditent un ouvrage intitulé The Living Other. L’ouvrage est consacré à la défense de la cause animale et à la prise de conscience de la disparition, de plus en plus rapide, d’espèces animales. En me concentrant uniquement sur les photographies d’Ata Kandó je vois une attention portée vers la pêche à la baleine au Pérou (1965), l’exploitation des orques et des dauphins dans les bassins d’un parc d’attraction en Californie (1976), les crocodiles dans le fleuve Amazone au Brésil (1961), la chasse au sanglier au sein de la communauté des Yekuanas au Brésil (1962), l’attachement entre espèces compagnes – une photographie manifeste la relation entre un humain et un chaton (Sacramento, 1998), une autre montre une chatte qui a adopté une tortue (Amsterdam, 1963), je vois aussi une girafe enfermée dans un zoo européen (1965). D’autres images des baleines abattues au Pérou –  l’artiste parle de “traitements barbares” et commente dans la légende d’une image : “Cette baleine de l’océan Pacifique ne chantera plus, comme les nombreuses baleines qui chantaient si merveilleusement, et dont l’espèce entière est maintenant menacée d’extinction. Non, elles ne tarderont pas à être expédiées à l’usine de Piura et à être transformées en farine de poisson.” L’ouvrage réunit les images de plusieurs photographes hollandais.es – les images attestent d’une volonté collective de visibiliser l’exploitation des animaux à des fins touristique, alimentaire, économique, scientifique et autres. Visibiliser autant les pratiques de chasse et de braconnage sur des espèces en voie d’extinction, que les relations affectives et tendres qui existent entre les espèces compagnes. Visibiliser l’importance de déhiérarchiser les êtres vivants pour repenser nos relations.

Ata Kandó décède en 2013 à l’âge de 104 ans.

Les textes et les témoignages qui parlent d’Ata Kandó rapportent une personnalité “entêtée”. A mon sens, un terme infantilisant et méprisant pour éviter de parler de sa détermination, de sa liberté, de ses engagements et de son obstination. Son œuvre photographique est en effet marquée par une forte indépendance et une porosité étonnante. L’artiste s’est affranchie avec une liberté déconcertante pour l’époque des hiérarchies et des catégories. Elle a su allier la pratique du portrait à la photographie de mode, en passant par l’onirisme, la mythologie et le documentaire.

Ata Kandó se définit comme un être visuel qui voit le monde et qui existe dans le monde par la prise d’images. Elle parle du fait de capturer des moments pour les faire exister dans le temps et dans la mémoire. Elle précise que si elle n’a pas pu photographier un lieu, un moment, un événement, ces derniers n’existent pas à ses yeux parce qu’elle ne peut plus s’en souvenir. 

Des années 1950 jusqu’aux années 2010, elle a alterné avec une grande fluidité différents langages photographiques pour manifester une seule intention : capturer les images d’humain.es qu’elle a profondément aimé, dont elle était fascinée et pour qui elle s’est inquiétée. Sur le papier et dans les livres, leurs regards intenses vibrent de ce désir d’humanité que l’artiste a su saisir au bon moment. Du luxe à l’extrême précarité, elle a photographié les invisibles et les silencié.es : les femmes, les réfugié.es, les autochtones, les enfant.es et les animaux. Son œuvre rassemble les ingrédients d’une pensée intersectionnelle qui croise différentes luttes : l’autodétermination en tant que femme, en tant qu’artiste, en tant que mère – la sororité – l’écologie – la lutte des classes – l’antifascisme, l’antispécisme. 

Les féministes des années 1960 et 1970 scandaient que le personnel est politique, que l’intime est politique – c’est ce qui transpire au creux de chacune des photographies d’Ata Kandó: le soin, l’affect, l’empathie, l’amour, l’amitié, la protection et l’admiration engendrent un territoire politique puissant.

Sans connaître son œuvre photographique, mes intuitions du départ trouvent un terrain commun entre les engagements de l’artiste et les miens. Depuis ma rencontre avec l’œuvre de Frida Kahlo en 2004, je mène une recherche où les pensées militantes (décoloniales, queer, féministes, écologiques, paysannes et les rapports de classes) s’incarnent au sein de pratiques artistiques situées politiquement. J’essaie d’accompagner, de décrypter par les mots et de visibiliser par l’exposition les pratiques d’artistes porté.es par des luttes fondamentales pour des sociétés plus justes et plus inclusives. Par le texte et par l’exposition, j’estime porter une responsabilité envers les artistes, leurs œuvres et leurs combats qui rejoignent les miens. J’ai présenté une première exposition en 2013 qui traitait d’enjeux géopolitiques et de guerres, depuis cette première exposition d’autres m’ont permis de présenter des pratiques écoféministes, antiracistes, décoloniales, des œuvres motivées par des mémoires traumatiques, des œuvres qui dénoncent les violences policières, fascistes, écocides, intrafamiliales, sexuelles, patriarcales, queerphobes, classistes, des œuvres qui ouvrent l’espace de représentation des enfant.es, qui manifestent les réalités des mondes paysans, qui visibilisent les corps exclus du récit de l’histoire de l’art occidental dont il faut impérativement poursuivre la déconstruction et les déplacements.

Je comprends un souci commun avec Ata Kandó, celui de rendre visible les violences et les injustices qui gangrènent l’histoire humaine. Je comprends aussi une motivation commune : la colère, la résistance et le soin. Je suis heureuse que nos chemins se croisent grâce aux Parleuses, heureuse aussi de pouvoir vous raconter son histoire, ses trajectoires affectives et militantes. Merci Les Parleuses.

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ATA KANDO ::: https://www.atakando.org/

LES PARLEUSES (Littérature etc.) ::: https://litterature-etc.com/articles/categorie/les-parleuses/

INSTITUT POUR LA PHOTOGRAPHIE – Lille ::: https://www.institut-photo.com/

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