La fin des années 1960 marque un tournant historique pour les femmes artistes. L’impulsion donnée par le courant féministe contamine les pratiques artistiques aux Etats-Unis et en Europe. La résistance est en marche : le manque de reconnaissance, de visibilité, de critique et de moyens est insupportable, les femmes artistes suffoquent. Elles libèrent leurs colères, leurs envies et leurs espoirs au sein d’œuvre protéiformes qu’elles imposent non seulement aux institutions mais aussi au public. Une libération traduite par une explosion de l’art corporel et de la performance. Ainsi nous nous proposons de revenir sur les pratiques des figures marquantes : Valie Export, Gina Pane, Marina Abramovic, Carolee Schneemann et Orlan.
1969 n’est pas uniquement une année érotique, elle est avant tout une année résistante, politique et critique. De nombreuses femmes artistes choisissent la voie de la performance pour s’exprimer. Le corps est l’instrument et le support qui véhiculent leurs interrogations, leurs messages et leurs revendications. En 1969, Waltraud Lehner Hollinger, alias Valie Export (née en 1940 à Linz, Autriche), entre dans un cinéma autrichien armée d’une mitraillette et vêtue de noir. Son sexe est apparent, un triangle est découpé dans l’entrejambe de son pantalon. L’artiste déambule dans les allées de la salle du cinéma et passe entre les spectateurs assis. Il est important de noter que la jeune artiste a choisi de réaliser sa performance dans un cinéma X. Armée et partiellement dévêtue, Valie Export impose son statut de femme artiste militante, en lutte contre la pensée dominante qui ramène constamment l’image des femmes au rang d’objets passifs, d’objets de désirs strictement masculins. En artiste guerrière, l’artiste propose ainsi des actions transgressives, teintées de violence et de subversion pour mener le spectateur à une prise de conscience directe.
Les femmes artistes optent pour la transgression et la subversion pour se faire entendre, voir et comprendre. En 1973, l’artiste franco-italienne Gina Pane (1939-1990) produit Azione Sentimentale à la galerie Diagramma à Milan, son action la plus célèbre. Une action qui se déploie dans trois espaces : le premier où est disposé au sol un carré de velours noir au centre duquel Gina Pane a cousu une rose blanche en satin. Au mur, trois photographies d’une rose dans un vase, chaque photographie est dédicacée à une femme. Dans la seconde pièce, une vidéo montrait la taille de l’artiste. Dans la dernière pièce, Gina Pane avait tracé au sol un cercle dans lequel était inscrite la mention DONNA (« femme »). Devant un public exclusivement féminin, alors placé dans le cercle, elle effectue d’abord une chorégraphie où elle passe de la station debout à la position fœtale, avec un bouquet de roses rouges, puis un bouquet de roses blanches. Assise par terre, entièrement vêtue de blanc, elle se taillade la paume des mains avec une lame de rasoir, la blessure est une « reconstitution d’une rose rouge » (la rose rouge, fleur mystique transmutée en vagin ») et s’enfonce les épines de roses dans son bras dirigé vers le groupe de femmes. L’action comprise comme une offrande aux femmes, traduit les difficultés et les violences inhérentes à l’expérience féminine. Elle écrit en 1974 : « Mes expériences corporelles démontrent que le corps est investi et façonné par la société : elles ont pour but de démystifier l’image du corps ressentie comme bastion de notre individualité pour la projeter dans sa réalité essentielle, de fonction de médiation sociale. »[1]
Plus radicale encore, Marina Abramović (née en 1946 à Belgrade, Serbie) est une des femmes artistes initiatrice du Body-Art. Depuis les années 1970 elle réalise des performances toutes plus surprenantes les unes des autres, où, chaque fois, son corps est éprouvé. À travers des scénarios extrêmes, elle teste ses propres limites. En 1974, elle réalise Rythme 5 où, allongée dans une étoile embrasée, l’artiste s’inflige à la fois une endurance physique et des états psychiques intenses. L’artiste a perdu connaissance pendant près de six heures suite à cette performance, puisque le feu avait consumé l’oxygène. L’épreuve que s’impose l’artiste est une manifestation visuelle, publique et concrète de l’asphyxie ces femmes au quotidien. En 1975, elle réalise la vidéo Artist Must Be Beautiful, où elle apparaît nue, armée d’un peigne dans la main gauche et d’une brosse dans la main droite. Elle entame une chorégraphie frénétique et alterne entre le peigne et la brosse jusqu’à se défigurer. Alors qu’elle se coiffe elle récite sans relâche : « Art must be beautiful, artist must be beautiful ». Au bout de 45 minutes, l’artiste, épuisée, s’est arrachée une partie de sa chevelure et a totalement griffé son visage. Les femmes artistes n’hésitent pas à mettre à mal leurs corps pour amener le regardeur à une prise de conscience de leur statut galvaudé. Une action qui condamne non seulement les diktats esthétiques imposés par la société de consommation aux femmes, mais aussi le caractère superficiel du jugement des institutions et de la critique vers les femmes artistes. La blessure, l’automutilation, les gestuelles agressives, traduisent les différentes formes de violence et d’oppression subies par les femmes.
Plus radicale encore, Carolee Schneemann (née en 1939 à Fox Chase, Pennsylvanie) repousse les limites de son propre corps, objet et sujet de sa pratique, en présentant en 1975 Interior Scroll (« Parchemin Intérieur »). Sur une table, elle se présente simplement vêtue d’un tablier. Un livre à la main, Cézanne. She Was a Great Painter (« Cézanne. Elle était une Grande Peintre »), un texte personnel à l’encontre de la critique d’art détenue par les hommes et formulée spécifiquement pour les hommes. Ensuite, elle se débarrasse du tablier, entièrement nue, elle se badigeonne de boue. Elle poursuit sa lecture à voix haute en prenant des poses tel un modèle académique. Son corps devient sculptural et théâtral. Puis, elle extrait de son vagin un long parchemin qu’elle déroule lentement. Influencée par l’esprit Fluxus, Carolee Schneemann allie corps et texte, en effet le parchemin, semblable à un cordon ombilical, contient des extraits choisis de critiques d’art masculins qu’elle lit à voix haute. Ses lectures sont mises en scène, théâtralisées. Loin de la femme objet, passive et interprétée de manière univoque par l’œil dominant, ici l’artiste lit, performe et choque. Elle contrôle son corps, sa parole et son image. Elle est en action pour dévier le discours patriarcal et proposer des alternatives théoriques et artistiques. Avec violence et efficacité, Interior Scroll marque l’art féministe, en apportant une lecture viscérale du statut des femmes artistes. Les artistes féministes retournent et déconstruisent les violences éprouvées collectivement en formulant des discours critiques transmis via leurs propres corps. Ces discours s’attachent non seulement à la condition universelle des femmes mais aussi à leur statut de femmes artistes.
Un statut bousculé par Orlan en 1977, qui, lors de la FIAC, performe Le Baiser de l’Artiste.[2] Tous les jours et manière totalement sauvage, l’artiste se tient dans l’entrée du Grand Palais et propose aux visiteurs un baiser contre cinq francs. Vêtue de noir, Orlan porte une reproduction de son torse nu, transformé en un distributeur automatique. « Distributeur de baisers automatique ou presque ! Service soigné, vous conviendra ! Grand luxe ! Ne vous censurez pas ! » scande l’artiste devant la foule qui se presse pour prendre le pouls d’un marché alors dominé par les hommes. Lorsque la pièce est introduite dans le buste factice, Orlan actionne quelques mesures de la Toccata de Bach et le visiteur est autorisé à l’embrasser jusqu’au signal sonore. Contre rémunération, le corps de l’artiste est à la disposition du spectateur. De manière directe, Orlan vend à la fois une part de son intimité et sa création. Elle interpelle les visiteurs en hurlant : « Approchez, approchez, venez sur mon piédestal, celui des mythes : la mère, la pute, l’artiste ! ». À côté d’elle, une installation photographique incite aux visiteurs d’acheter un cierge et de le déposé devant un autoportrait photographique où l’artiste apparaît travestie en madone. Un baiser ou un cierge, la vierge et la putain sont associées. Deux stéréotypes liés à la condition des femmes. Le Baiser de l’Artiste est une œuvre manifeste / militante / politique / subversive : avec laquelle Orlan dénonce la marchandisation du corps de la femme, les dérives du système marchand de l’art et le manque de visibilité des femmes artistes. L’œuvre lui a permis d’accéder à une plus grande notoriété, mais a également suscité un immense scandale, suite à cette performance Orlan fut renvoyée de l’école des Beaux-arts de Lyon où elle travaillait à l’époque.
Dès la fin des années 1960, les femmes se réapproprient leurs propres corps, qu’elles utilisent comme un instrument critique à l’encontre du système dominant qui les exclue et les ignore sciemment. La subversion et la transgression ont été des passages obligatoires pour obtenir la parole, plus de visibilité, de critique et de reconnaissance à la fois publique et institutionnelle. Valie Export, Gina Pane, Marina Abramovic, Carole Schneemann, Orlan et tant d’autres, sont des artistes pionnières, révolutionnaires, qui ont ouvert la voie aux générations suivantes. Elles ont véritablement libéré la représentation traditionnelle et sclérosée du corps des femmes qui est depuis les années 1970 envisagé autrement.
Texte pour la revue Inferno : http://ilinferno.com/2011/12/05/resistances-plurielles-1969-1979/
[1] PANE, Gina. Lettres à un(e) Inconnu(e). Paris : E.N.S.B.A., 2003.