AGIR DANS SON LIEU
Résidence Les Arques 2018
Nicolas Boulard – Morgane Denzler – Aurélie Ferruel & Florentine Guédon – Nicolas Tubéry.
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En 1962, Alberto Giacometti dit : « L’art, ce n’est qu’un moyen de voir. » Les artistes observent attentivement, bousculent, vont à la rencontre, déplacent le réel, les réels. Aux Arques, je leur ai proposé de réfléchir, individuellement et collectivement, aux réalités du monde paysan. En apparence, le contexte ne s’y prête pas vraiment : les terres sont argileuses, peu propices aux cultures céréalières, les élevages sont en voie de disparition, il reste quelques vaches et brebis. Nous sommes entouré.e.s de petites parcelles, des prairies majoritairement, des bois, énormément de bois. Les artistes ont décidé d’aller à la rencontre des paysans et des artisans, aux Arques et aux alentours. Sans vraiment quitter ce qui est, au fil des semaines, devenu notre lieu. Il nous a fallu comprendre ce lieu pour nous attacher à une dimension particulière, son versant paysan. Petit à petit, ils.elles ont fait les marchés, discuté avec les commerçants, les passants, les habitants. Ils.elles se sont approprié.e.s un lieu, un environnement, un écosystème. Ils.elles se sont perdus dans les petits sentiers, découvert les traces de paysages en mouvement, d’activités passées. Ils.elles ont fait la connaissance d’une potière, d’un éleveur bovin à la retraite, d’un cultivateur de carex, d’un éleveur de brebis ou encore un champion de la tonte de mouton. Ils.elles ont installé une relation de confiance pour faire émerger une envie partagée : mettre en valeur un paysage, des gestes, un savoir-faire spécifique, une parole, des objets, un rapport à la nature, aux animaux, au temps. Les artistes sont parvenu.e.s à hybrider leurs pratiques aux situations rencontrées. Ils.elles ont notamment observé et compris le déplacement de pratiques spécifiques, de gestes, qui, à travers le temps et les multiples évolutions du milieu paysan, se sont adaptés et transformés. La question de la transmission joue ainsi un rôle important dans leurs projets respectifs. En parlant de l’élevage, des paysages mobiles, de l’interdépendance entre l’humain, l’animal et le paysage, ils.elles nous amènent à penser et à voir les réalités paysannes d’un territoire. Des réalités qui, inévitablement, forment un écho à une situation globale largement troublée. À la conscience des difficultés, des résistances, des regrets, des fiertés et des résiliences, les artistes ont conjugué leurs histoires personnelles, l’empathie et la part sensible de leur engagement. Leurs œuvres restituent alors une expérience intimement liée au lieu au sein duquel nous avons souhaité agir ensemble.
Julie Crenn, Les Arques, mai 2018
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NICOLAS BOULARD
Agir dans son lieu. Comment parler de ces réalités complexes sans tomber dans l’écueil de la morale, de la nostalgie ou du pittoresque ? Assez vite, Nicolas Boulard a commencé à écrire pour mettre des mots, des idées sur la complexité d’être, d’agir dans ce lieu. Être en résidence, agir dans un lieu en tant qu’artiste, tout ceci relève d’une mission complexe. Son texte décrypte les étapes, les sentiments, les analyses, les possibilités d’agir. Une édition résulte ainsi de sa résidence. Le texte souligne un rapport physique avec le lieu. Un rapport soutenu par une activité quotidienne, celle de marcher ou de courir, de parcourir un lieu et ses alentours. Il rejoue alors la fragmentation, le prélèvement et le déplacement en réactivant le Clos Mobile. Dans la remorque, l’extrait de prairie est installé dans la verrière, à l’intérieur, comme un bien précieux qu’il nous faudrait conserver et protéger. Nicolas Boulard prend le temps de s’approprier le territoire au sein duquel il va inscrire sa réflexion. Parler du monde paysan est une chose complexe. L’artiste connaît son versant viticole de par sa famille. Il connaît la terre, les saisons, la culture, le goût, le temps, l’effort, la patience. Il connaît suffisamment le lien qui unit l’homme à un paysage pour en ériger des monuments éphémères. Aux Arques, il a transposé son histoire, son expérience, pour associer les formes, les outils, les gestes. Il parvient à établir une forme de convergence entre l’artiste et le paysan : transmetteurs, producteurs et acteurs dans leurs lieux.
+ Site internet de Nicolas Boulard
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MORGANE DENZLER
Le paysage est inscrit au cœur de l’œuvre de Morgane Denzler. Contrairement aux quatre autres artistes invité.e.s, elle n’est pas issue d’une famille de paysans. Pourtant, qu’elle se trouve au Liban, dans les Alpes ou ailleurs, Morgane Denzler ne cesse d’explorer sa présence même dans un lieu, au sein d’un paysage. Son travail photographique traduit ses expériences des lieux parcourus, observés attentivement. Aux Arques, elle s’intéresse d’abord au cadastre, fascinée par la mémoire du lieu retransmise par les paysans rencontrés. D’un arbre à un autre, d’une clôture à une haie, un territoire est dessiné. Le paysage est fragmenté de parcelles, de propriétés rendues visibles par les clôtures et les barrières. Cette analyse du territoire est rejouée dans l’espace d’exposition grâce aux châssis métalliques, des barrières synthétisées, auxquels l’artiste intègre des fragments de paysages alentour. L’association entre le paysage parqué et le troupeau apparaît comme une évidence. Morgane Denzler rencontre des éleveurs de brebis. Avec eux, elle partage des conversations, des moments de travail. Elle observe le troupeau, ses déplacements, ses comportements, mais aussi la relation qui existe entre l’éleveur et le troupeau. Ils forment un corps. L’artiste projette ainsi leurs peaux. Au mur, celle de l’éleveur en combinant deux côtes imprimées de logos. VENE, « venez », cri de ralliement du troupeau. Celle de la brebis, en filmant une toison jetée au sol. Morgane Denzler touche ici à l’interdépendance qui existe entre le paysage, l’humain et l’animal. Une interdépendance incarnée par la couverture matelassée. Celle-ci est remplie de laine de brebis ; sa surface, à l’image d’un patchwork, est imprimée paysages parcellés ; sa fonction, un outil de repos ou de protection pour l’humain.
+ Site internet de Morgane Denzler
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AURÉLIE FERRUEL & FLORENTINE GUEDON
Aurélie Ferruel et Florentine Guédon ont grandi à la campagne, à la ferme. Grâce aux professions de leurs parents respectifs, elles ont une connaissance physique, sensible et politique du monde paysan. Un monde complexe dont elles tentent de réaliser un portrait en réunissant trois acteurs interdépendants : l’animal, l’humain et le paysage. Aux Arques, Aurélie Ferruel a sculpté le bois à la mini tronçonneuse. Inspirée par les masques de transformation, elle extrait du bois des demi-visages (ses parents et les parents de Florentine) qu’elle assemble pour former une tête. Cette dernière est surmontée d’une coiffe réalisée par Rémi Desportes. Attachées aux collaborations dans la conception et la réalisation de leurs projets, les artistes vont à la rencontre de gestes, de savoir-faire, de traditions liées à des matériaux spécifiques et/ou à des cultures populaires. Rémi Desportes récolte le carex (une plante qui pousse dans les zones marécageuses), qu’il sèche et tresse pour en faire du mobilier. Elle a confectionné le support sur lequel Rémi est venu tresser les coiffes. Avec lui, elles sculptent une coiffe tressée. La tête est disposée sur une épaisse table en bois. La table de la cuisine, du repas quotidien. Florentine Guédon, avec l’aide de Natacha Debouttière Brosset et Rémy Debouttière, céramistes professionnels, modèle deux pots : le cul et la tête d’une vache. Les récipients pour l’eau, le lait, la soupe. Un repas a eu lieu, chez Monsieur et Madame Bach, mère et fils paysans. Du repas résulte une photographie, un portrait qui forme la synthèse d’une expérience partagée du lieu.
+ Site internet d’Aurélie Ferruel & Florentine Guedon
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NICOLAS TUBERY
Les installations filmiques de Nicolas Tubéry résultent d’une plongée. L’artiste explore une situation, un milieu, un lieu pour nous faire toucher des yeux des corps, des structures, des architectures, des machines, des gestes. Fils d’éleveur de brebis et de chevaux, l’artiste réalise plusieurs films en collaboration avec son père : la tonte, le transport, la foire, le langage. Aux Arques, Nicolas Tubéry souhaite rencontrer des paysans. La première rencontre sera la bonne. Il fait la connaissance de Michel Valety et de ses deux sœurs. Éleveur laitier à la retraite depuis quelques années, Michel Valety chercher un repreneur pour sa ferme. Pour le moment, personne ne semble intéressé. L’artiste découvre alors une ferme vide de toute activité : les machines sont éteintes, les vaches ont disparu, la boue est sèche, les araignées installent leurs toiles entre les barrières, la solitude. Michel Valety a construit en partie les bâtiments et les outils de travail. Il aime faire. Tout comme Nicolas Tubéry qui fabrique ses outils filmiques en soudant des barres et des éléments en acier. Il dit d’ailleurs qu’il filme avec une meuleuse et monte avec un fer à souder. Les deux médiums sont interdépendants et génèrent de l’autofilmage. Les bras métalliques sont fixés sur les barrières, sur des panneaux et même sur le bras de Michel Valety. Il s’agit pour l’artiste de comprendre par l’image en mouvement les gestes, les positions, le soin, la précision, les habitudes, la présence de l’éleveur, au sein d’un environnement où le travail est maintenant absent, inutile. L’installation filmique part d’un lieu, d’une situation spécifique, pour former un écho avec une situation générale, un monde qui disparaît lentement mais sûrement.
+ Site internet de Nicolas Tubéry
EXPOSITION /// AGIR DANS SON LIEU
tres beaux commentaires et textes sur les 5 artistes. hâte de voir les oeuvres.
Ping : [TEXTE EXPOSITION] MORGANE DENZLER – Sheeps don’t forget a face /// Galerie Bendana Pinel – Paris | Julie Crenn
Ping : [PUBLICATION] ATELIERS DES ARQUES 1988 – 2018 /// AGIR DANS SON LIEU | Julie Crenn