[PORTRAIT] AUGUSTA SAVAGE /// AMA

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Version française ///

PORTRAIT / Augusta Savage

Remodeler l’histoire

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Augusta Savage (1892-1962) fut sculptrice, militante pour les Droits Civiques et professeure. Ses œuvres, principalement des bustes de figures majeures de la Harlem Renaissance ou d’anonymes, participent d’une reconstruction visuelle et mémorielle d’une histoire américaine dont les Noir.e.s étaient jusque-là exclu.e.s.

Harlem Renaissance

Pour comprendre l’œuvre et la trajectoire d’Augusta Savage, il est nécessaire de situer le contexte politique et artistique dans lequel elle a évolué. Un contexte qui a vu l’affirmation de l’art africain américain dès les années 1920 avec la Harlem Renaissance, quartier de la ville de New York choisi par les intellectuel.le.s et artistes noir.e.s. L’abolition de l’esclavage est proclamée en 1865, la communauté noire américaine obtient le droit de vote, elle continue pourtant à subir une séparation raciale dans tous les domaines. Aux origines de la Harlem Renaissance, des hommes et des femmes, qui, dès les années 1910, ont parcouru le long chemin entre le sud des États-Unis et le nord où ils ont pu trouver un véritable refuge et un début de liberté. Ils se regroupent dans ce qui devient le ghetto, un espace majoritairement noir, pour travailler ensemble à la mise en place de la voix noire. C’est dans ce contexte où règnent un racisme exacerbé, une ségrégation systématique, des lynchages (civils et policiers) et d’autres formes de violences et d’exclusions, que s’est imposée une scène artistique et intellectuelle.

Les revendications des acteur.trice.s de la Harlem Renaissance sont publiées en 1925 dans un manifeste intitulé The New Negro d’Alain Locke.[1] Ce dernier, professeur de philosophie à l’université de Harvard, souhaitait offrir aux lecteur.trice.s un aperçu de l’étendue de la culture africaine américaine, en publiant ce recueil d’articles, d’essais, de poèmes, de nouvelles et de photographies. C’est à ce moment qu’est apparu pour la première fois le mot « noir » (negro/black/blackness) dans les textes, les poèmes et les discours. Un terme jusque là raciste, qui va devenir le symbole d’une fierté envers une histoire commune. L’ère de la Blackness est en marche, un combat pour une affirmation et une pleine acceptation d’une communauté qui ne veut plus être résumée à une minorité sans droits et sans voix. Les artistes vont jouer un rôle moteur dans la propagation de la voix noire véhiculée par la musique, la peinture, la photographie, la littérature, les associations politiques et la multitude de journaux créés à ce moment-là. Depuis le début du XXe siècle, les artistes africains américains se battent non seulement pour la présentation publique de leurs travaux, mais aussi pour le respect de leurs préoccupations, de leurs convictions politiques et sociales. Elvan Zabunyan, historienne de l’art spécialiste des pratiques artistiques africaines américaines contemporaines, écrit : « À partir du moment où l’on s’accepte comme Noir, il y a une nouvelle façon de considérer son passé et sa culture. On n’est plus prisonnier d’une culture Negro, c’est-à-dire d’un terme créé par les blancs, mais c’est aussi dans cette perspective que peut se construire une forme artistique de protestation et de refus d’une condition imposée. »[2]

La première génération puisé son inspiration dans la culture africaine, pour y (re)trouver une identité culturelle qui serait en adéquation avec les préoccupations de la période. Une quête de réappropriation culturelle et historique qui permettait de fabriquer un art cohérent avec des besoins collectifs urgents. En effet, les artistes africain.e.s américain.e.s souhaitaient mettre en avant une appartenance culturelle afin de s’inscrire sur la scène artistique américaine à la fois dans la différence, mais aussi dans une volonté égalitariste et d’intégration. L’objectif était de démontrer aux institutions culturelles, mais aussi à l’Amérique blanche, que l’histoire noire ne pouvait plus être isolée et exclue. Les générations suivantes d’artistes et d’intellectuels vont largement radicaliser la position initiale en mettant plus volontiers en avant le fait d’être noir et de revendiquer nettement leur différence. Une radicalisation associée à l’avènement à la fin des années 1960 des mouvements liés au concept du Black Power qui clament la fierté d’être noir. Floyd McKissick, qui avec Stokely Carmichael était à l’initiative du concept, a dit en 1966 : « Nous devons développer notre propre culture. […] que 1966 soit l’année où nous n’accepterons plus l’usage du mot Nègre, mais où nous nous définirons comme Noirs ! »[3]

Colère créatrice

Augusta Savage (née Augusta Christine Fells) est née en 1892 près de Jacksonville en Floride. Enfant, elle réalise des petites sculptures en argile, elle modèle principalement des figures animales. Son père, pasteur méthodiste, lui interdit de prendre une voie artistique. Pourtant, encouragée par quelques professeurs, c’est la direction qu’Augusta Savage va rapidement prendre. Elle décide de partir à New York pour étudier et se former à la sculpture. En 1921, elle intègre la Cooper Union où elle travaille auprès du sculpteur George Brewster. En 1923, elle postule pour une résidence d’été en France. Son dossier est refusé parce qu’elle est une femme noire. Ce refus génère une colère qui va mener l’artiste à l’organisation de débats publics et de manifestation pour dénoncer l’injustice et le racisme. Un engagement militant envers les droits civiques auquel elle donne une autre forme de visibilité dans son travail de sculpture. Elle reçoit en effet une première commande publique pour la réalisation d’un buste de W.E.B. Dubois (sociologue, historien et militant pour les droits civiques) destiné à la bibliothèque de Harlem. L’œuvre connaît un vif succès qui engendre de nouvelles commandes : un buste de Marcus Garvey (militant), un autre de William Pickens Senior (auteur et journaliste). Progressivement, les visages des acteurs et des actrices de la voix noire sont mis à jour.

A l’âge de 37 ans, Augusta Savage s’installe à Paris. Elle vit dans le quartier de Montparnasse et travaille dans un premier temps dans l’atelier du sculpteur Félix Benneteau Desgrois (1879-1963). Elle décide ensuite d’être autonome en ouvrant son propre atelier. Elle remporte des prix et expose ses œuvres en France (avec notamment une exposition personnelle à la Grande Chaumière en 1929, puis au Salon d’Automne en 1930), en Belgique et en Allemagne. L’artiste revient à New York en 1931, elle poursuit son travail de sculpture et s’engage dans la voie éducative puisqu’elle ouvre une école, la Harlem Community Art Center, où chacun.e peut venir se former à l’art. En 1934, elle est la première femme artiste noire à intégrer la National Association of Women Painters and Sculptors. L’artiste ouvre aussi deux galeries d’art pour non seulement y présenter son travail, mais aussi ceux des artistes africain.e.s américain.e.s. Conjointement à sa pratique artistique, elle développe un système participant à l’affirmation des artistes noir.e.s par l’éducation et par la professionnalisation. Augusta Savage est aujourd’hui considérée comme une figure emblématique de la Harlem Renaissance. Une artiste militante qui, à travers son art, a su donner une visibilité à ses camarades de lutte, mais aussi à une communauté dont la voix était jusque là étouffée. Avec un style réaliste, ses sculptures, véritables monuments, participent à l’écriture du récit de l’Histoire africaine américaine auquel Augusta Savage a donné une mémoire et des corps.

Julie Crenn

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[1] LOCKE, Alain. The New Negro. New York : Albert and Charles Boni, 1925. Sur la Harlem Renaissance, voir aussi : HUGGINS, Nathan Irvin. Harlem Renaissance. London : Oxford University Press, 1971.

[2] ZABUNYAN, Elvan. Black is a Color : Une Histoire de l’Art Africain-Américain Contemporain. Paris : Dis Voir, 2004, p.22.

[3] BACHARAN, Nicole. Les Noirs Américains : Des Champs de Coton à la Maison Blanche. Paris : Panama, 2008, p.303.


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