
INSPIRÉ.E.S – ACTE 3 – ARTS TEXTILES
du 24 mars au 10 septembre 2023
Dans le cadre d’une programmation « Art et média » nous nous attachons à dédier une exposition à un support de la création ici, le textile, pour offrir le temps à chacun de nos publics, de l’expérimenter, de le décrypter, d’entrer dans son histoire et de s’émerveiller de la multiplicité de ses formes.
Dédier une exposition à l’art textile contemporain c’est questionner la matière comme support de création, questionner ses formes dans l’histoire de l’art, les métiers et les techniques qui y sont associés et étudier ses capacités à influencer d’autres supports de la création. C’est aussi rendre compte à quel point les œuvres de certain.es artistes peuvent dépasser leurs contextes de production ou de savoir-faire pour laisser place à un art monumental, un art immersif autonome capable de donner vie à des expériences immersives XXL, hautes en couleurs.
Nombreux.ses sont les artistes qui ont cherché à investir ces domaines d’expression : broder, lier, nouer, tresser, tricoter, crocheter, etc. dans leur désir de produire un art accessible proche de leur environnement social de production. Depuis le début du XXème siècle, on voit apparaître dans la création contemporaine, de plus en plus d’artistes qui se réapproprient et détournent ces matériaux et techniques – à l’origine attribués à des pratiques sages de ménagères ou traditionnelles – pour donner à voir des œuvres souvent monumentales, critiques et parfois tranchantes.
Car broder, coudre, crocheter, habiller, tapisser, tisser, tricoter, tufter, sont autant d’actions relevant de savoir-faire acquis, qui ont été employés par plusieurs artistes pour composer les œuvres présentées dans cette exposition. Mais ces gestes employés, répétés par l’artiste ou délégués à l’artisan.e, l’ouvrier.ère ou la machine sont-ils vraiment ce qui fait œuvre ?
Est-ce cela le génie de l’artiste ? N’est-ce pas la conception ? L’idée ? N’est-ce pas le bouillonnement de sens qui donne aux artistes le désir de créer dans la plus grande liberté, sans logique de rendement ?
Commissariat : Lucile Hitier
Les artistes présenté.es : Hannah Barantin, Olga Boldyreff, Claude Como, Jérémy Gobé, Aurore Halpert, Sheila Hicks, Lux Miranda, Bojana Nikcevic et Joana Vasconcelos.
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PREFACE DU CATALOGUE :::
\ Revers et contrepoints / – Résistances textiles
Julie Crenn
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Je viens d’une famille de réparateurs. L’araignée est une réparatrice. Si tu détruis sa toile, elle ne s’affole pas. Elle tisse et répare.
Louise Bourgeois – Destruction du père, reconstruction du père (Paris : Lelong, 2000.)
Comme souvent, les temps de révolutions sociales, politiques et économiques engendrent d’autres révolutions. À l’échelle globale, la période des années 1960 et 1970 témoigne autant d’épisodes d’extrêmes violences que de grands changements de sociétés, notamment vis-à-vis des questions féministes, décoloniales et écologiques. Il n’est donc pas étonnant d’observer une révolution plus discrète et pourtant effective sur le plan artistique. Dans les mouvances féministes, le corps trouve une place centrale. Les femmes artistes font le choix de faire de la performance, de la vidéo, des interventions éphémères et des pratiques textiles, des moyens d’actions critiques et politiques. Dans cette perspective de déplacement et de retournement, les techniques et les matériaux souples sont extraits des zones fonctionnelles et ornementales pour devenir des médiums plastiques à part entière. De nombreuses artistes se réapproprient les matériaux souples pour y incorporer leurs revendications, leurs engagements et leurs expériences. Le présent texte propose un panorama artistique subjectif et intergénérationnel au sein duquel les techniques textiles comme la broderie, le crochet, le tricot, le quilting, le patchwork et la tapisserie sont subverties et redéfinies. Depuis les années 1960, les artistes revisitent un ensemble de techniques dites “féminines”, dites “domestiques”, dites “artisanales”, dites “mineures”, avec l’intention de leur redonner une puissance critique et plastique. Lorsque nous utilisons la formule “dites”, entre guillemets, nous avons bien conscience que les lois, les normes et les définitions vont dans le sens d’un ordre binaire et patriarcal. Un ordre organisé par une pensée dominante (masculine, blanche, occidentale, hétérosexuelle, bourgeoise) contre laquelle différentes générations d’artistes ont choisi de se battre par refus de se ranger, de se conformer.
Anti-broderie
En 1977, Aline Dallier, historienne de l’art féministe, publie un article dans la revue Sorcières : Les femmes vivent. Intitulé “La broderie et l’anti-broderie”, le texte rend compte de la vitalité des pratiques brodées et cousues initiées par des femmes artistes qui s’emparent d’un héritage commun méprisé et invisible.[1] Un héritage textile inévitablement lié au travail domestique réalisé par les femmes : un travail non rémunéré, assigné, aliénant et oppressif. Les artistes féministes ont ainsi décidé de réorienter l’héritage commun pour en faire un territoire de pouvoir, de critique radicale, d’émancipation et d’autodétermination. Raymonde Arcier (née en 1939) commence à tricoter dans les années 1970 pour dénoncer, entre autres, le travail gratuit et invisible des femmes. À la surface de draps usés, de torchons ou de vêtements, Hessie (1936-2017) brode des milieux cellulaires, des éléments végétaux ou encore des boutons de couture. Armée d’une aiguille et de fil rouge, Annette Messager (née en 1943) brode des insultes sexistes pour en transcender le sens et la portée. Ghada Amer (née en 1963) brode la toile de scènes issues de magazines pornographiques pour célébrer le plaisir féminin. À La Réunion, Emma di Orio peint et brode des représentations de femmes créoles vivant en pleine adéquation avec le vivant. Depuis le début des années 2000, Joana Vasconcelos (née en 1971) valorise et rétablit la pratique du crochet au sein d’installations monumentales comme de sculptures plus discrètes, où chaque fois, les enveloppes de fils de coton crochetés agissent comme des protections. L’artiste explique : “La dentelle a ceci de paradoxal qu’elle était utilisée par des femmes portugaises pour combler le vide de leur existence, il s’agissait du seul moyen d’expression disponible, de la seule réponse à une position sociale absolument passive. Finalement, les textiles sont devenus pour beaucoup d’entre elles un moyen d’émancipation, un procédé détourné pour exercer leur intelligence. Quand certaines répétaient des modèles, d’autres y ont vu la possibilité d’inventer de nouveaux motifs, en s’appropriant cette technique comme un moyen de dépasser une certaine condition. La dentelle décore et protège, mais la protection est aussi une forme d’enfermement. C’est à l’œil du spectateur de s’exercer sur ces pièces, de définir la résonance que le crochet aura pour lui, entre écrin et cachot.”[2] Il s’agit alors de déplacer les outils et les techniques pour en faire des armes libératrices. Les tenant.es de la pensée dominante assignent la majeure partie de la population mondiale à un seul territoire, celui des minorités : des personnes catégorisées, sous-catégorisées, invisibilisées, privées de leurs voix et de leurs droits. Les artistes qui pratiquent l’anti-broderie refusent d’être déterminées par les normes oppressives d’un système à bout de souffle.
Couvertures politiques
Dans la continuité des pratiques brodées et cousues, l’art du quilting trouve un essor considérable aux États-Unis depuis les années 1970. Le quilting est une tradition africaine américaine dont les origines proviennent de différentes traditions textiles africaines. Si au départ il s’agissait de fabriquer des couvertures matelassées à partir de tissus récupérés, les quilts avaient d’autres fonctions plus subversives. Pendant la période esclavagiste, les femmes noires cousaient collectivement des quilts pour y représenter des plans cryptés des plantations et des alentours pour permettre aux personnes esclavagisées de s’échapper. Le quilting transporte dans ses fibres une histoire de la résistance, de l’émancipation, de la solidarité et de la conscience de la nécessité de transmettre un héritage fragile. Un héritage que des artistes incontournables comme Rosie Lee Tompkins (1936-2006), Faith Ringgold (née en 1930) ou encore Dawn Williams Boyd (née en 1952) ont su poursuivre et déployer. Chacune à leur manière, les trois artistes africaines américaines travaillent une représentation stylisée et folklorique de la communauté noire aux États-Unis. Les œuvres tissées et brodées agissent comme des commentaires portés envers la société américaine. Inquiètes du délitement des libertés individuelles et collectives, les artistes y dénoncent les meurtres policiers, les violences racistes et sexistes. Une réflexion critique et plastique qui est également présente dans l’œuvre de l’artiste réunionnaise Prudence Tetu (née en 1996) qui pense et agit dans un même héritage textile. L’artiste revisite le traditionnel tapis mendiant : une couverture péï fabriquée à partir de macarons de tissus récupérés et cousus entre eux. Prudence Tetu réalise par exemple un drapeau (tapi militan, 2023) en mendiant qui réunit les logos et les slogans d’une pluralité de mouvements féministes, créoles et décoloniaux de par le monde, depuis les années 1950 jusqu’à aujourd’hui. Véritables couvertures politiques, les quilts et tapis mendiants évoqués traduisent non seulement la revendication fière d’héritages culturels, populaires et familiaux, mais aussi une volonté collective de dénoncer les violences systémiques
Tapis.series
Il est dit de la peinture qu’elle est le médium de l’histoire. Pratique ancestrale, elle résiste au temps, aux modes et aux évolutions techniques. La tapisserie est, elle aussi, le médium de l’histoire. Historiquement, c’est par les œuvres tissées qu’étaient contés les récits de guerres, les portraits élogieux de figures dominantes, les scènes religieuses et mythologiques. Longtemps cantonnée à ses fonctions décoratives, narratives ou propagandistes, la tapisserie trouve un essor moderne au début du XXe siècle en Europe. Nous pouvons ainsi mentionner les tissages d’Anni Albers (1899-1994) qui, au fil de son expérience artistique et géopolitique, a su hybrider les préceptes du Bauhaus aux traditions textiles d’Abya Yala[3]. Le métier à tisser est repensé, simplifié et allégé pour atteindre des formes et des techniques nouvelles. Pour aussi quitter la dimension fonctionnelle du tapis ou de la tapisserie. Ainsi, aux États-Unis, Claire Zeisler (1903-1991) tisse, noue et tresse les fils de laine pour réaliser des sculptures fibreuses qui vont influencer les pratiques de nombreuses artistes dans les années 1970. C’est d’ailleurs dans le sillage d’Albers et de Zeisler, que Sheila Hicks (née en 1934) perpétue et amplifie une réflexion où l’expérimentation, le métissage, la couleur et l’espace trouvent une place centrale. Ainsi la tapisserie se détache du mur pour fusionner avec les questionnements relatifs à la sculpture. Ce que nous retrouvons dans l’œuvre de Louise Bourgeois (1911-2010). Les parents de l’artiste étaient restaurateur.trices de tapisseries anciennes. Imprégnée par les ouvrages tissés, Louise Bourgeois recouvre des têtes, des corps d’araignées et d’autres objets de fragments de tapisseries anciennes. Au Japon, Aiko Tezuka (née en 1976) tisse et détisse des ouvrages textiles pour les déployer dans l’espace et intensifier la composante organique des œuvres. En France, Lux Miranda (née en 1990) pense les tapis et tapisseries sous la forme d’installations ou de collages abstraits au sein desquelles l’artiste insuffle des préoccupations méditatives et spirituelles. Au fil de l’histoire, les artistes font le choix de quitter les murs ou bien de les approcher différemment. Ainsi des artistes comme Joana Vasconcelos, Claude Como et Jérémy Gobé explorent la notion de contamination textile pour fabriquer des espaces où le corps et le vivant sont invoqués physiquement et sensoriellement.
L’utilisation des fils et des fibres engage autant le corps de l’artiste, que le nôtre en tant que regardeur.euses. Les matériaux souples transportent nos intimités, nos quotidiens, nos histoires, nos expériences personnelles, nos silences, nos mémoires. Ils manifestent un imaginaire interculturel innervé de sensations et de réalités communes. Parce qu’elles nous protègent, nous rassurent, nous cachent ou nous réconfortent, les fibres représentent la fine et fragile membrane qui sépare notre peau du monde extérieur. Il n’est donc pas surprenant que les textiles incarnent avec tant de justesse les paroles et les histoires situées des artistes qui font le choix de les travailler. Les matériaux fibreux donnent une physicalité et une réalité visible aux corps volontairement exclus de l’espace de représentation comme de l’histoire de l’art. Parce qu’ils sont absents, invisibilisés, gênants, oubliés, négligés, effacés, impensés, les artistes œuvrent à leur restituer la liberté, la réparation, le pouvoir et la dignité.
[1] DALLIER, Aline. “La broderie et l’anti-broderie” in Sorcières : Les femmes vivent, n°10, 1977, p.14-17.
[2] LARMARCHE-VADEL, Rebecca. « Entretien avec Joana Vasconcelos », in Joana Vasconcelos – Versailles. Paris : Flammarion : Skira, 2012, p.184.
[3] Claudia Bourguignon Rougier écrit : “Abya Yala veut dire « Terre de vie », « terre de pleine maturité », « terre de sang ». Les organisations indigènes latino-américaines ont décidé, lors du cinquième anniversaire de la « Découverte », de ne plus employer le terme d’« Amérique ». Elles y voient une trace de l’ego européen, plus précisément italien, l’ombre d’Amerigo Vespucci. Elles ont donc adopté le mot kuna pour désigner le continent.” Source – Dictionnaire décolonial : https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/colonialite/chapter/chapter-1/
INSPIRÉ.E.S – ACTE 3 – ARTS TEXTILES
du 24 mars au 10 septembre 2023
L’arTsenal, Dreux
Plus d’informations : https://dreux.com/lartsenal/