Publication du texte « Créer pour Résister : Faith Ringgold » dans le dossier L’art au Féminin : Approches Contemporaines dans la revue Africultures.
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Extrait ///
Un des premiers grands mouvements de l’histoire de l’art africain-américain commence aux Etats-Unis dans les années 1920 sous l’impulsion de la Harlem Renaissance. L’abolition de l’esclavage est proclamée en 1865, la communauté noire américaine obtient le droit de vote, pourtant elle continue de subir de plein fouet la séparation raciale. Aux origines de la Harlem Renaissance il y a des hommes et des femmes ayant, dès les années 1910, parcouru le long chemin entre le Sud des Etats-Unis et le Nord où ils ont pu trouver un refuge et un début de liberté. Regroupés dans le ghetto de Harlem, ils y créent ce que nous nommons la Voix Noire. C’est dans ce contexte de ségrégation systématique, de lynchages et d’autres formes d’exclusion, que s’est développée la scène artistique qui a vu naître l’œuvre de Faith Ringgold. Julie Crenn retrace le parcours d’une des pionnières de l’art féministe africain-américain.
Aux fondements de l’art africain-américain : la Harlem Renaissance
Née dans l’entre-deux-guerres, la Harlem Renaissance est le premier mouvement critique, littéraire et artistique africain-américain témoignant de l’expérience d’une communauté victime d’une invisibilité totale. C’est dans ce courant qu’apparaît pour la première fois le mot « noir » dans les textes, poèmes et discours. Ce terme, qui jusque-là contenait une valeur négative, employé dans une perspective profondément raciste, devient alors le symbole fédérateur d’une communauté désormais fière de son histoire et de sa couleur de peau. L’ère de la Blackness est en marche, pour mener un combat pour une existence libre et juste.
La Voix Noireest véhiculée par la musique, l’art, la photographie, la littérature, les associations politiques et la multitude de journaux créés à ce moment-là. C’est au cœur de cette splendide effervescence que sont nés les écrits de l’historien et sociologue W.E.B. DuBois qui a développé le concept de « double-conscience » dont la portée critique est encore aujourd’hui pertinente. Au moment même où les Européens se partagent et s’approprient le continent africain, DuBois publie en 1903 un recueil d’essais intitulé Les Âmes du Peuple Noir. Une œuvre majeure dans la fondation et la formulation de l’histoire africaine–américaine, dont les premières lignes donnent le ton de l’ouvrage :
Une grande partie de ce qui est enfoui dans ces pages peut aider un lecteur patient à saisir dans toute son étrangeté ce que signifie être Noir, ici, à l’aube du XXe siècle. Cette signification n’est pas sans intérêt pour toi, noble lecteur ; car le problème du XXe siècle est le problème de la ligne de partage des couleurs.[1]
C’est bien sur « le problème de la ligne de partage des couleurs » que vont se concentrer les acteurs de la Harlem Renaissance. Les artistes africains-américains du début du siècle ont dû, et ce jusqu’aux années 1960-1970, se battre non seulement pour la présentation publique de leurs travaux mais aussi pour le respect de leurs convictions politiques et sociales. Leur objectif premier était de déchirer le Voile (DuBois) séparant deux mondes : celui des blancs et celui des Autres. Selon Elvan Zabunyan :
À partir du moment où l’on s’accepte comme Noir, il y a une nouvelle façon de considérer son passé et sa culture. On n’est plus prisonnier d’une culture Negro, c’est-à-dire d’un terme crée par les blancs, mais c’est aussi dans cette perspective que peut se construire une forme artistique de protestation et de refus d’une condition imposée.[2]
Faith Ringgold est née à Harlem en 1930, elle a grandi au sein du bouillonnement culturel et politique engagé par la Harlem Renaissance, dont les idées ont largement participé à l’élaboration de ses premières œuvres. Alors que les artistes africains-américains se tournaient vers les modèles artistiques européens, ils se sont rendu compte que des artistes européens comme Pablo Picasso n’hésitaient pas à puiser leur inspiration dans la culture africaine. Les artistes noirs se sont tournés vers l’Afrique, incarnant ainsi un socle culturel commun, un retour aux racines qu’il était nécessaire d’activer pour ensuite les dépasser. Ils souhaitaient mettre en avant une appartenance culturelle afin de s’inscrire sur la scène artistique américaine, dans l’affirmation de la différence et avec une volonté égalitariste. L’objectif était de montrer aux institutions culturelles, ainsi qu’à la société américaine, que l’histoire noire ne pouvait être éternellement exclue et qu’elle fait partie intégrante de l’histoire américaine. Les générations suivantes d’artistes et intellectuels africains-américains, dont Faith Ringgold faisait partie, se sont largement radicalisées en revendiquant fermement leur identité culturelle. En ce sens, Faith Ringgold tient une place intermédiaire entre le mouvement pionnier et la radicalisation des années 1960-1970.
[1] Dubois, W.E.B. Les Ames du Peuple Noir. Paris :La Découverte, 2007, p.7.
[2] Zabunyan, Elvan. Black Is a Color.Paris : Dis Voir, 2004, p.22.