Silence. Dans un crissement pénible les stores bleus se relèvent. Le temps s’est en effet couvert.
Marguerite Duras. Détruire Dit-Elle (1969).
Claude Lévêque déploie une nouvelle fois son univers onirique au sein de la galerie Kamel Mennour à l’occasion d’une seconde exposition monographique. Une exposition qui apparaît comme un condensé de son travail des cinq dernières années. Une recherche basée sur les bas-fonds de l’âme humaine, l’inconscient et le non-dit. Le tout implanté dans un contexte sociopolitique dont la rudesse et la violence filtrent dans son œuvre. Claude Lévêque crée des atmosphères où son expérience personnelle et sa conception du monde s’entrechoquent, sans violence, au sein d’une œuvre régie par la poésie, la passion et le politique. Il puise dans ses souvenirs, dans ce qui subsiste de son enfance et dans ce qui relève du lieu commun, afin de produire une œuvre qui soit légèrement en décalage avec le monde. Une œuvre, comme une bouffée d’oxygène.
L’exposition est formée de trois salles auxquelles Claude Lévêque a conféré trois ambiances lumineuses et sonores : « Chant » – « Wagon » – « Orotario ». La première salle est éclairée par les échappées lumineuses de l’extérieur et de la seconde salle. Le visiteur pénètre l’obscurité et perçoit des ombres. Au-dessus de lui sont suspendus des parapluies noirs, éclatés, hors d’usage. Telles des chauves-souris endormies et agrippées au plafond dune grotte. Des bruits métalliques s’échappent, des grincements sourds et inquiétants. Au centre de la seconde salle est suspendu à quatre chaînes un plateau de wagon en bois sur laquelle sont disposés des draps blancs qui forment un paysage énigmatique. Au-dessus du plateau qui se balance lentement dans l’espace, une forêt de trente six longs néons ultraviolets (des « chandelles » selon l’artiste), dont la lumière exacerbe la blancheur non seulement du tissu fantomatique, mais aussi les vêtements des visiteurs. La troisième salle est plus éclairée, au centre une cage de contention pour bétail, dans laquelle un tutu de danseuse est abandonné, vide. Le visiteur est contraint à raser les murs pour contourner l’enclos. Un projecteur irradie le tutu, pendant que la musique volontairement éraillée du Lac des Cygnes nous parvient péniblement aux oreilles. « Le mouvement du lac des cygnes de Tchaïkovski complètement distendu et voilé donne le vertige et les rires ridiculisent le drame ».[1] La douceur des souvenirs évoqués par les objets délaissés contraste avec la scénographie troublante. L’artiste installe une rupture et creuse les interstices d’une mémoire collective. Son œuvre est empreinte d’une fragilité et d’une sensibilité qui viennent faire écho à notre propre expérience.
De la même manière que l’exposition Le Grand Sommeil au MAC VAL en 2006, l’artiste nous plonge dans une sphère esthétique et onirique, troublante et inquiétante. Il s’approprie l’espace et le métamorphose pour créer une « zone de réactivité » où les sens, les sensations et les sentiments du visiteur sont mis à l’épreuve. Loin d’un état passif et contemplatif, l’installation de Claude Lévêque nous pousse dans nos propres retranchements : physiques et psychologiques. Nos sens, nos peurs et nos esprits sont mis en éveil. L’artiste appelle à une vigilance (collective et personnelle) sur notre société, ses dérives et ses splendeurs.
Je pars toujours du réel, de situations vécues, observées, de points de vue. Je veux trouver des inscriptions dans l’espace pour les transcender, pour créer une métamorphose fictionnelle qui va faire basculer la réalité ailleurs, vers l’onirique ou d’autres choses. Grâce à tous les impacts sonores, visuels, perceptifs, avoir la tête à l’envers, ne plus savoir si le sol est plan, ni où sont les murs … tout cela me permet de travestir l’espace.[2]
Comme souvent la lumière joue un rôle essentiel dans la mise en scène de ses installations intimistes et poétiques. Ici, les salles sont pénétrées par trois types de lumières, sombres, pesantes et envoûtantes. Elles nous renvoient à des concepts nocturnes, oniriques et complexes. Le courant Basse Tension laisse filtrer une lumière artificielle, minimale et déconcertante. L’œil doit procéder à une mise au point, le corps doit se mouvoir dans une semi-obscurité, l’esprit est désorienté. Comme lors de sa brillante installation au musée Bourdelle, la lumière nous enveloppe, nous accompagne et nous guide sur un parcours vers l’inconnu.[3] Chaque effet et ombre projetée sont méthodiquement mis en scène. Le néon, matériau récurrent dans son travail, ajoute un zeste de neutralité et de distanciation. La lumière participe et exacerbe le message de l’artiste. Ce dernier perturbe notre perception. Entre rêve et réalité, inconscient et conscient, endormi et éveillé, le visiteur vacille et se laisse entraîner dans l’univers insolite de l’artiste.
Artiste engagé, Claude Lévêque nous propose des espaces de réflexion alternatifs qui, entre méditation et intrusion, stimulent et bousculent le visiteur. Chacune de ses expositions suspend le temps et accroche non seulement nos sens, mais aussi nos esprits qui sont mis en alerte. Ses rêveries amères sont accompagnées de messages véhiculés par les mots, les images ou les sons. Des messages qu’il nous faut prendre le temps de décrypter. Il propage des scènes post-apocalyptiques où la figure humaine est désagrégée, invisible. Seule des traces de son passage subsiste, un tutu de danseuse étoile abandonné sur le sol. L’artiste nous invite à expérimenter une fiction (?) inquiétante, où nos souvenirs d’enfance et vies actuelles se télescopent. En ce sens, il souhaite « revenir à un état de départ de la vie : l’étonnement, l’émerveillement, l’apprentissage, le regard sur les autres ».[4] Pris dans la vision de l’artiste, nous sommes amenés à repenser notre environnement : personnel, social, politique.
Julie Crenn
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Claude Lévêque. Basse Tension, du 14 octobre au 26 novembre 2011 àla Galerie Kamel Mennour.
Plus d’informations : http://www.kamelmennour.com/
Site de l’artiste : http://claudeleveque.com/fr
[1] LEVEQUE, Claude. « Basse Tension », octobre 2011.
[2] WATTEAU, Diane. « Entretien avec Claude Lévêque ». Vivre l’Intime dans l’Art Contemporain. Paris : Thalia, 2010.
[3] Exposition collective En Mai, Fais ce qu’il te Plait ! (6 mai au 19 septembre 2010). Présentation de l’installation L’Ile au Trésor de Claude Lévêque dans les sous sols du musée.
[4] WATTEAU, Diane (2010).
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Texte publié sur le site Internet de la revue Inferno : http://ilinferno.com/2011/10/17/claude-leveque-splendeurs-et-decadences/
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