Moufida Fedhila (née en 1977) travaille entre Paris, Tunis et Le Caire, créant ainsi un passage entre les cultures et les territoires. Elle évolue dans un espace sans limite qu’elle questionne, bouscule et déplace. Après des études de philosophie, d’arts plastiques, de cinéma et de théâtre, la jeune artiste produit aujourd’hui une œuvre protéiforme et interdisciplinaire. Elle pratique aussi bien le dessin, la peinture, le cinéma, la photographie, la poésie que le son, l’installation et la performance. Une large palette de medium qui est en adéquation avec sa conception du monde et de la vie : plurielle, complexe, anticonformiste et décloisonnée. Après les évènements liés à la révolution Arabe en Tunisie, de nombreux artistes sont revenus sur le devant d’une scène qui était jusque-l’étouffée, bâillonnée ou censurée. C’est dans ce contexte politique, social et culturel troublé que Moufida Fedhila a construit le personnage de Super-Tunisian : un–une super citoyen(enne) en lutte pour une libre expression qui soit totale, non contrôlée et non manipulée par le pouvoir. Un personnage incarné par l’artiste elle-même, qu’elle inscrit au cœur d’un projet collectif, collaboratif et solidaire. Un projet mis à mal par les Salafistes qui menacent aujourd’hui les revendications artistiques et politiques de l’artiste.
Incarner Super-Tunisian est apparu comme une évidence et une nécessité à la fois artistique, sociale et politique. Plongée au cœur de la révolution arabe et plus particulièrement de la révolution tunisienne qui a initié le mouvement, Moufida Fedhila l’a d’abord vécue derrière son écran, surfant sur les différents réseaux sociaux où il s’agissait de contourner la propagande et les médias officiels en postant de nombreuses vidéos, photographies et informations. Depuis le mois de janvier 2011, elle fait des allers-retours entrela France etla Tunisie afin d’observer une société partiellement libérée et en crise.
Les Tunisiens qui n’ont connu que la dictature de Ben Ali ont subi un formatage et une censure des idées, des images, de l’information et de la culture. Seuls l’apprentissage et l’étonnement (au sens philosophique du terme) mènent à la réflexion, à la critique et à une prise de conscience forte. Moufida Fedhila a voulu faire entrer l’art dans la rue. Elle a pour cela choisi de la bousculer et de la provoquer. Jusqu’ici l’art était confiné dans des lieux officiels, isolés et réservés à une élite sociale, proche du pouvoir en place. L’art n’était pas accessible à tous. Le personnage de Super-Tunisian a pour ambition d’éveiller la conscience citoyenne, politique et artistique. Mais aussi de poser la question de la place de l’art dans une société qui apprend à s’exprimer. « Mon intention est de critiquer ces espaces institutionnels et non libres, la main mise sur un art qui piétine et qui manque considérablement de critique. L’art est une nécessité, il est intrinsèquement révolutionnaire. »[1] Super-Tunisian donne la parole à la rue. Celle-ci, transformée en une véritable agora, est devenue l’objet de son attention. Elle est devenue un champ d’investigations qui est encore miné par la censure, les frustrations et une liberté disloquée.
Moufida Fedhila a étudié la rue pendant trois semaines avant de se lancer. Depuis le mois de janvier, la Tunisievit une situation de crise majeure, un contexte inédit qui l’a poussé à agir de manière inédite : intervenir dans la rue, au plus près des gens. Elle leur a proposé Performance St’art qui fut la première performance dans la rue de l’histoire de l’art tunisien. Ce qui est pleinement entré dans l’imaginaire collectif occidental ne l’est pas encore en Tunisie où la performance artistique n’existait pas jusqu’ici. L’artiste a accompagné son action d’un texte et d’un dialogue avec le public. Un évènement artistique à souligner, qui a débuté le 12 mai 2011 devant le Théâtre Municipal de Tunis, et qui s’est propagé dans l’Avenue Habib Bourguiba pendant une heure. Vêtue de la panoplie de Superman et d’une pancarte où était inscrit Super-Tunisian (en anglais et en arabe), Moufida Fedhila invitait les passants à voter pour Super-Tunisian, qui leur été présenté comme étant le sauveur dela Tunisie, le super héro. Voici son programme :
Le Super-Tunisian est doté :
– d’une super-force lui permettant de dépasser tous les pôles politiques et d’instaurer un Super-Pays.
– d’une super-vision pour anticiper les attaques invisibles de l’obscurantisme à chaque impasse et de voir dans les tournures de la dictature.
– d’une super-vitesse qui lui permet de dépasser les voitures de location qui klaxonnent au milieu de la nuit.
– d’une super-mémoire qui lui permet de se souvenir de la répression d’un passé glorieux. De parler toutes les langues de bois, et de très vite assimiler celles qu’il n’a jamais apprises.
L’artiste dit : « Il s’agissait d’une mise en abîme du politique face à un pouvoir qui prétend détenir la solution miraculeuse, le plan qui sauvera le pays de la confusion et de la magouille.»[2] La fiction permet à l’artiste d’aborder des sujets essentiels et cruciaux. Elle ajoute : « L’illusion démocratique tend à détruire l’illusion politique et à se détruire elle-même. Le pouvoir démocratique est comme une fiction irréalisable qui institutionnalise l’écart entre les désirs et la réalité. » Elle tend un message fort à ses interlocuteurs : une prise en main personnelle et collective est nécessaire pour donner naissance à une forme d’opposition critique, construite et pertinente.
Il est intéressant de s’arrêter sur le déroulement de l’action. L’artiste avait invité une chaîne de télévision tunisienne à filmer St’art Performance. L’accueil du public s’est avéré excellent jusqu’au moment où l’équipe tv s’en est allée. Une fois les caméras disparues, un groupe d’hommes est apparu, et sans chercher à comprendre l’action, ils ont agressé l’artiste et ses compagnons. La pancarte fut déchirée et un appareil photo volé. À ces agressions, Moufida Fedhila a répondu à de simples applaudissements, ridiculisant et moquant ses détracteurs. Ces derniers sèment le trouble au compte de la police qui fait perdurer de manière insidieuse la censure et la peur dans les rues et dans la presse.[3] Cette attaque a mis fin à la performance, elle était révélatrice du climat ambiant et de la crise que subissent les Tunisiens au quotidien. Super-Tunisian est un agitateur de conscience à la fois pacifique, politique et critique. Depuis ce premier épisode du projet, Moufida Fedhila continue de développer ce concept en réalisant une série de portraits dans les rues de Tunis, où les passants (hommes, femmes, enfants) sont invités à porter le panneau de Super-Tunisian afin de le devenir à leur tour. Récemment, dans le cadre du Printemps des Arts à Tunis, elle et d’autres artistes tunisiens ont reçu de nouvelles menaces. Voici le message envoyé par Béatrice Dunoyer (collectif ART RUE) :
Vous n’êtes pas sans savoir le saccage perpétré par les salafistes au Palais Abdelya qui ont détruit, brûlé, déchiré… plusieurs œuvres. Mais le forfait va bien plus loin qu’une atteinte aux œuvres artistiques car il vise les artistes non seulement dans ce qu’ils sont et ce qu’ils représentent mais dans leur intégrité physique. Ces salafistes ignorants ont trouvé sur les lieux de leur crime la liste des artistes exposant au Bchira Art Center et ont lancé une FATWA contre ceux-ci. Un pas supplémentaire dans la violence et l’extrémisme. De nombreux artistes, dont certains appartiennent à notre collectif, vivent aujourd’hui, en TUNISIE, sous une Fatwa lancée par une minorité d’extrémistes. Il faut les soutenir à tout prix. (11 juin 2012)
Super-Tunisian est apparue dans la rue en mai 2012, plus d’une année après le personnage, le projet et l’artiste subissent encore des pressions, des menaces, des insultes qui se font de plus en plus violentes. Parce qu’elle incarne la liberté d’expression, des mots et du corps, Super-Tunisian choque la morale des plus conservateurs et des extrémistes religieux. Pourtant, Moufida Fedhila se présente publiquement en tant que femme artiste, que citoyenne. Son ambition n’est pas de choquer, mais bien au contraire de libérer la parole, l’opinion, la critique personnelle comme collective, dans un pays qui a combattu l’autoritarisme pour obtenir la démocratie. Une libération qui, comme nous le constatons, va nécessiter patience, résistance et persévérance.
Julie Crenn.
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Plus d’informations sur l’artiste : https://www.facebook.com/pages/Moufida-Fedhila-Page-Officielle/215901541784147.
Source du texte original : http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=10301.
Texte en collaboration avec INFERNO / http://inferno-magazine.com/2012/06/14/moufida-fedhila-super-tunisian-en-danger/