Le chaos n’est pas « chaotique ». Mais son ordre ne suppose pas des hiérarchies des précellences – des langues élues ni des peuples-princes. Le chaos-monde n’est pas un mécanisme, avec des clés. L’esthétique du chaos-monde […] globalise en nous et pour nous les éléments et les formes d’expression de cette totalité, elle en est l’action et la fluidité, le reflet et l’agent en mouvement. Le baroque est la résultante, non érigée, de ce mouvement.
Édouard Glissant – Poétique de la Relation (1990).
Les dessins d’Agathe Pitié nous invitent à une plongée dans le temps, l’Histoire, la culture (comprise dans son ensemble) et la géographie. Millimètre par millimètre, elle construit des épopées intemporelles et interculturelles qui rassemblent des sources d’inspirations et d’informations plurielles. Formellement, les compositions réalisées sur les grands formats sont élaborées à partir de saynètes reliées entre elles. Elles fourmillent de détails dont il nous prendre le temps de scruter, de reconnaître et de décrypter. L’œil circule au creux d’un labyrinthe à travers lequel il nous faut recomposer le récit conté. Si les petits formats sont également nourris de détails et de motifs variés, l’artiste se concentre davantage sur une scène, une figure centrale. La réalisation de chaque dessin marque le début d’une longue aventure. Pendant des semaines, voire des mois, Agathe Pitié, sur un papier coton, épais et granuleux, dessine d’abord au crayon la structure générale. Au stylo noir, elle repasse plusieurs fois les traits esquissés pour les marquer plus nettement. Lorsqu’elle décide d’ajouter de la couleur, elle procède à un travail d’aquarelle à l’encre appliquée au pinceau et à l’ornementation de certains éléments à la feuille d’or.
Au dessin figuratif, l’artiste préfère parler de « dessins narratifs », elle hybride les sources (narratives et iconographiques) pour générer un bouillon d’histoires. Pour cela elle se réfère à tout ce qui constitue son imaginaire : la culture geek, les faits divers insolites et sordides, les spiritualités, le fantastique, la magie, les légendes, les mythologies, les cultures populaires, la musique punk-rock et l’histoire de l’art. De la Dame à la Licorne à Game of Thrones, en passant par Disney, les estampes japonaises, les mangas et le tarot, Agathe Pitié s’empare sans limitation d’une culture globale qui ne connaît aucune barrière sur les plans temporels, culturels et conceptuels. Les références sont récoltées de manière horizontale pour annuler toute forme de hiérarchie et par conséquent pour déconstruire l’élitisme intellectuel et artistique. Ainsi, lorsqu’elle dessine Le Grand Sabbat (2017), elle convoque sur un même plan toutes les sorcières – réelles et fantasmées – de l’histoire humaine. Mélusine cohabite avec Médée, Lilith, l’ennemie de Blanche Neige ou encore la bien-aimée Samantha. Ella va aussi s’attacher à raconter les sagas de gangs mexicains, espagnols ou russes. Un dessin intitulé Roi des Gueux/Game of Crowns (2014) est par exemple consacré aux Latin Kings. Quatre lions encadrent une couronne solaire à l’intérieure de laquelle s’active une multitude de saynètes retraçant différents épisodes de l’histoire du gang de Chicago. Au centre est représenté Luis « King Blood » Felipe, l’un de fondateurs des Latin King. Agathe Pitié reprend les codes de représentations royales pour retranscrire le récit violent et rocambolesque de criminels organisés. Par là, elle ouvre le champ de la représentation à de nouvelles icônes, de nouveaux héros et de nouvelles héroïnes.
Stylistiquement, Agathe Pitié s’approprie des écritures à la fois antiques et médiévales que nous pouvons rencontrer dans l’art égyptien, les livres d’heures, les vitraux catholiques, les grimoires, les codex mayas ou les tapisseries. L’iconographie exige une gestuelle précise et minutieuse. Aux références anciennes viennent s’hybrider des références plus contemporaines puisque l’artiste s’inspire aussi de la bande dessinée, de l’actualité politique, des faits divers et des jeux vidéo. Elle fabrique ainsi des télescopages entre les registres de lecture, les tonalités et les époques pour inventer de nouvelles mythologies. À travers ses recherches tentaculaires injectées dans ses dessins, Agathe Pitié examine la fabrication des légendes et des mythologies qui traversent les époques. Leurs récits et leur mise en images alimentent un imaginaire collectif dont elle assemble toutes les parties sans se soucier des catégories préétablies. Le choix des sujets indique un fil conducteur. Toutes les histoires représentées par Agathe Pitié comportent en effet une donnée partagée, celle d’une violence extrême et systémique. Une violence commune à toutes les époques et toutes les cultures dont elle fait référence. Dans le dessin, elle peut être atténuée par une tonalité souvent drôle, par un ensemble de métaphores animales ou encore par l’accumulation des références qui créent non seulement un espace de projections multiples, mais aussi une distance critique. Sur le même principe que les jeux de rôles, l’artiste déguise et augmente le réel pour mieux s’y confronter. Au fil des planches, elle restitue le récit d’une histoire humaine chaotique fondée sur des rapports violents qui ne cessent de se reproduire sans jamais s’affaiblir.