Rien de plus évident, rien de plus obscur aussi que ce déplacement qui s’égare si facilement dans la religion, la philosophie, le paysage, l’aménagement du territoire, l’anatomie, l’allégorie, le désespoir.
Rebecca Solnit – L’art de marcher (2002)
Quitter l’île. Sauter la mer. L’expérience est à double tranchant, l’aventure peut devenir difficile, voire douloureuse. Sonia Charbonneau a sauté la mer en 2012 pour y faire des études d’art à Montpellier, puis à Bordeaux. La société française lui tend un miroir : celui du sexisme, du racisme, de l’exotisme, de l’altérité. Sauter la mer lui a cependant permis de comprendre un attachement indéfectible avec un territoire, La Réunion. Le retour vers une île idéalisée par la distance est plus complexe qu’elle ne l’avait imaginé. L’artiste poursuit ses études en école d’art dans la ville du Port. Elle découvre une littérature et des scènes artistiques proches de ses préoccupations. Au fil des œuvres, elle affirme une pensée créole, une langue, une histoire, une mémoire, un corps. Son corps est son outil principal, le filtre, l’émetteur et le récepteur. Sonia Charbonneau marche et court. Elle traverse les paysages de La Réunion pour les comprendre, pour se situer. Par la confrontation physique et directe, elle se met à l’épreuve d’un lieu et de son histoire.

Là / Installation vidéo – projection sur deux demi-tubes PVC
Vidéogramme et photo de l’installation
École supérieure d’Art de Bordeaux – 2014
https://youtu.be/5P6Cl-dkuo4
Une première vidéo intitulée Là (2013) présente deux points de vue d’une même action. Sonia Charbonneau marche. Harnachée de deux caméras, elle filme simultanément le ciel et le sol. Elle recherche par là un point de tension « entre ici et ailleurs, entre l’avant et l’après. » Le point de tension ou d’intersection, invisible, est le corps qui agit dans un lieu spécifique. Plus tard, elle réalise La Belle Créole (2016), une œuvre vidéo où l’artiste déambule non sans difficulté sur une plage de galets. Jambes nues et portant des talons hauts rose vif, elle avance péniblement sur le front de mer de Saint-Denis. Si l’œuvre traite du corps mis à l’épreuve de la féminité et du paysage, elle évoque aussi l’histoire de Dorothée Dormeuil à qui Charles Baudelaire a consacré un poème La Belle Dorothée publié dans Le Spleen de Paris en 1869. Le poète y décrit une femme qui marche sous un soleil écrasant. « À l’heure où les chiens eux-mêmes gémissent de douleur sous le soleil qui les mord, quel puissant motif fait donc aller ainsi la paresseuse Dorothée, belle et froide comme le bronze ? » Le poème parle d’une femme noire, une cafrine, affranchie, prostituée. Les termes employés par Baudelaire participent d’un imaginaire colonial envers les îles et plus spécifiquement les femmes. « Dans « La Belle Dorothée, » l’alchimie baudelairienne façonne une affranchie qui cristallise les peurs des colons par sa prostitution ambulante et son travail indépendant. Dans la colonie réunionnaise au lendemain de l’abolition de l’esclavage qui sert de cadre au poème de Baudelaire, la prostitution et l’autonomie professionnelle violent effectivement les termes du contrat social élaboré par les colons afin que les affranchis ne confondent la liberté avec « le droit à la paresse. » »[1] Sonia Charbonneau incarne Dorothée Dormeuil. Elle incarne aussi le regard exotique portée sur elle en dehors de La Réunion : la « belle créole ». L’artiste se joue ainsi des stéréotypes et des assignations. L’œuvre constitue un pied de nez aux fantasmes coloniaux.
Les paysages de l’Océan Indien constituent non seulement un territoire de recherche, mais aussi les acteurs d’une pratique artistique. Sonia Charbonneau collabore avec eux pour tenter de s’y reconnaître. « Nous l’aimons et nous le dénonçons. Et puis nous l’oublions, nous passons à autre chose. Nous oublions le plus important en fait : que le paysage, s’il nous entoure, certes, s’il nous environne, est aussi en nous, non pas comme une simple pensée, un souvenir, ou une image mentale, mais comme une impression, une sensation à la fois puissante et diffuse. Nous oublions que le paysage est avant tout le milieu qui nous affecte et dans lequel nous baignons, agissons, pensons, décidons, rêvons aussi. Il est une des conditions sensibles et émotionnelles de notre existence. »[2] En 2016, Sonia Charbonneau est à Madagascar. Elle y retrouve une famille maternelle dont elle était séparée depuis dix années. Les souvenirs, réels et fictifs, s’entrechoquent. Sur la RN7, route qui traverse l’île de Tananarive vers Tuléar, là où la grand-mère et la mère de l’artiste sont nées, elle photographie le paysage qui défile. Entre un chemin initiatique et une reconstitution d’un film impossible, Sonia Charbonneau réalise P(l)age Blanche (2017), une installation mêlant des objets domestiques, une projection vidéo et du parfum. Un fauteuil, une lampe, un tapis, un guéridon, un livre ouvert formé de pages blanches. L’artiste reconstitue l’intérieur d’une grand-mère, la sienne, la nôtre. Le fauteuil est aspergé du parfum de sa mère aujourd’hui disparue. Sur les pages blanches du livre ouvert sont projetées les images des paysages malgaches. Une histoire faite d’absences et de manques est en train de s’écrire. Sonia Charbonneau nous invite à expérimenter une plongée physique, mémorielle, intime et collective. Par ses œuvres, elle donne corps à l’absence, elle complète les manques et se confronte aux fantômes. Elle écrit une histoire, la sienne et par extension celle d’une région privée de sa mémoire.
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[1] SICARD-COWAN, Hélène. « Désir colonial et « Conscience historique authentique » : La Belle Dorothée de Charles Baudelaire », in Nineteenth Century French Studies, 2007, n°35, p. 537-546
[2] BESSE, Jean-Marc. La Nécessité du paysage. Marseille : Éditions Parenthèses, 2018, p.5.
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Texte commandé et produit par le FRAC REUNION.
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