[PUBLICATION] ETIENNE BOSSUT /// Editions Hervé Bize & Musée des Beaux-arts de Dole

Étienne Bossut

Entre deux chaises

Julie Crenn

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Toute la démarche des artistes modernes est dans cette volonté de saisir, de posséder quelque chose qui fuit constamment. Ils veulent posséder la sensation qu’ils ont de la réalité, plus que la réalité elle-même. De toute manière, on ne peut pas tout posséder… Ce qu’on pourrait posséder, ce n’est que l’apparence. Il ne reste de la réalité que l’apparence.

Alberto Giacometti – Pourquoi je suis sculpteur (1962)

Nous sommes entouré.es d’objets produits en masse. Des objets réalisés à partir de matériaux différents, de valeurs inégales. Assise sur ma chaise, face à mon bureau, un stylo à la main, je prends des notes sur les pages de mon carnet, des notes que je vais ensuite mettre en forme grâce à mon ordinateur, aidée d’un clavier, d’une souris. Sur ma droite une tasse, rouge et noire, achetée chez Ikea, un casque audio vissé sur la tête, une bouteille d’eau en plastique, une figurine de Chewbacca, un cadre photo, des livres, une tablette de chocolat, un cactus, un coquillage ramassé sur une plage. Ces objets participent de la fabrication de nos paysages quotidiens, domestiques, professionnels, intimes. « Plus notre vie quotidienne apparaît standardisée, stéréotypée, soumise à une reproduction accélérée d’objets de consommation, plus l’art doit s’y attacher. »[1] Ils possèdent des statuts multiples puisqu’ils sont pérennes, réparables, éphémères, interchangeables, précieux, utiles, inutiles, souvenirs, décoratifs, visibles et invisibles. Les objets fabriqués ne sont pas nouveaux, ils accompagnent l’histoire humaine, du premier bol en terre au dernier Smartphone. Ce qui a bien évidemment changé c’est leurs modes de production, la quantité, le coût, la diffusion, l’utilisation. Jean Baudrillard écrit que « le statut de l’objet moderne est dominé par l’opposition MODELE/SÉRIE. Dans une certaine mesure, il en a toujours été ainsi. »[2] Umberto Eco ajoute que « les marchandises perdent tout contact avec le réel, avec leur valeur d’utilisation, et la plupart des contacts avec leur valeur d’échange, pour devenir de simples signes connotatifs, à haute température émotive. Elles perdent presque leur individualité concrète pour devenir autant de couplets d’un hymne au progrès, à l’abondance et au bonheur de la consommation et de la production. »[3] Par leur simple présence et leur utilisation, ces objets massivement reproduits peuvent cependant trouver une singularité, une dimension intime et personnelle, au sein de nos décors et de nos histoires. C’est dans ce statut ambigu de l’objet reproductible que s’inscrivent la réflexion et le processus artistique d’Etienne Bossut qui ne cesse de jongler avec les notions de sérialité, d’authenticité et d’unicité.

Ma Colonne2019
Moulage en polyester, 210 x 53 x 53 cm, unique 

Copier-coller

La formation artistique perpétue une tradition, celle de la copie. Les artistes, qu’ils ou elles étudient dans une école d’art ou non, se rendent dans les musées, travaillent à partir d’une œuvre originale, d’un modèle vivant, d’images numériques ou de reproductions imprimées. « Alors, il faut essayer de copier simplement pour se rendre un peu compte de ce qu’on voit. C’est comme si la réalité était continuellement derrière les rideaux qu’on arrache… Il y en a encore une autre… toujours une autre. »[4] Il s’agit pour eux, pour elles de reproduire l’œuvre d’un.e. autre, issue d’une autre époque (plus ou moins éloignée) et de la transposer dans le présent. Les artistes produisent des copies, des moulages de que nous nommons les modèles (antiques, modernes ou contemporains). La copie est un moyen d’apprendre à représenter, à s’inspirer, à connaître les gestes et les enjeux d’une technique spécifique. On dit que l’artiste se fait la main. La copie est aussi une manière de s’approprier une œuvre, un objet, une image, un concept, une matérialité. « L’art, n’imite pas, mais c’est d’abord parce qu’il répète, et répète toutes les répétitions, de par une puissance intérieure (l’imitation est une copie, mais l’art est simulacre, il renverse les copies en simulacres). Même la répétition la plus mécanique, la plus quotidienne, la plus habituelle, la plus stéréotypée trouve sa place dans l’œuvre d’art, étant toujours déplacée par rapport à d’autres répétitions, et à condition qu’on sache en extraire une différence pour ces autres répétitions. »[5] Etienne Bossut travaille à partir d’un modèle, un objet souvent issu de l’espace domestique, qu’il choisit pour ses qualités plastiques et dont il va extraire non pas une copie, mais un tirage : une image en volume. Ses œuvres bénéficient d’un statut complexe qui se situe entre la photographie, la peinture et la sculpture. L’artiste injecte un trouble permanent dans la perception, la réception et l’interprétation que nous pouvons avoir de ses œuvres. Il est difficile de les répertorier, de les classifier, une lecture univoque de sa démarche et de ses œuvres est rapidement rendue impossible. « Le statut de mes œuvres ? Je dirais que ce sont de toute façon des statues ! Ambiguës OK, c’est ça qui m’amuse et m’intéresse. […] Après réflexion, j’opte pour : avec lui on ne sait pas si c’est de l’art ou du cochon ! »[6] À travers un œuvre qu’il construit depuis 1976, Etienne Bossut conjugue sciemment les paradoxes. « Qu’il est vain de distinguer les choses matérielles de celles qui ne le sont pas. »[7] Ses œuvres nous renvoient dans les cordes. Il nous faut alors prendre notre temps, aller par-delà les simples apparences pour en saisir la portée plastique, poétique, philosophique et critique.

Trahison
Moulage en Polyester

Ceci n’est pas une pipe

Comme une évidence, Etienne Bossut s’empare des objets pour en troubler la matérialité. En 1976, il décide de réaliser un moulage de son fauteuil en cuir. Il met au point une technique d’empreinte directe, qu’il applique maintenant depuis plus de cinquante ans. Le matériau retenu est la résine synthétique teintée dans la masse. Mon Fauteuil (1976) est littéralement le tirage inédit d’un fauteuil ancien, usé, affaissé. Le tirage – l’œuvre – conserve les marques du temps, les imperfections, la mémoire des formes creusées par les corps. Ici aucune illusion, aucun mensonge, mais peut-être la volonté d’atteindre « l’individualité concrète » dont parle Umberto Eco. Une individualité située dans une fixation temporelle de l’objet original, dans sa matérialité et sa couleur. Les tirages sont unis par un matériau unique et une gamme de couleurs restreinte. Mon fauteuil est fait de résine de polyester teinté en rouge vif aux effets brillants. L’œuvre est clinquante, elle tape-à-l’œil. Le tirage agit comme un miroir, une conversion pop et personnelle de l’objet reproduit.

Impossible de ne pas penser à la Trahison des images de René Magritte. Ceci n’est pas une pipe. Le titre nous informe de ce que nous ne voyons pas. L’artiste, par des jeux de mots et d’images, nous invite à penser le sujet et le statut même de l’œuvre. En 2018, il réalise Trahison, un hommage pleinement assumé à l’artiste belge. Un rectangle de peinture brune est appliqué directement au mur. La plage de couleur est à la fois le lieu de la toile et la représentation du socle. Par-dessus, il assemble deux tirages en résine bleu pâle, celui d’un cendrier et celui d’une pipe. L’aura de Magritte est présente dans sa pratique à travers l’ambiguïté qu’il instille, mais aussi à travers les titres de ses œuvres qui fonctionnent souvent comme des jeux de mots (tautologiques, poétiques, humoristiques), ils appellent à des références spécifiques. L’ensemble fonctionne comme un jeu dont Etienne Bossut écrit les règles. L’artiste dit : « En repensant à notre discussion au sujet de Magritte, je crois qu’avec mes moulages, je suis un artistesur réaliste. »[8] Michel Foucault, à propos de la seconde version de l’œuvre de Magritte, écrit : « La seconde multiplie visiblement les incertitudes volontaires. »[9] C’est sur cette notion d’incertitude volontaire que s’est construite l’œuvre d’Etienne Bossut. Que voit-on exactement ? L’œuvre est à la fois une sculpture (un volume), une photographie (une surface sensible) et une peinture (traitement de la matière sur une surface) réalisée à partir d’un objet produit de manière industrielle. « Trahison de l’objet transformé en image, trahison de l’image qui n’est qu’un signe de quelque chose qui n’est pas là, et encore trahison du volume et de sa masse. »[10] Il ne s’agit pas d’un fauteuil a proprement dit, mais plutôt de son image, résultat d’une duplication, d’un moulage. À propos de la forme négative de l’univers, Tristan Garcia développe sur le moulage d’un objet. Il écrit : « J’ai donc confondu la forme et l’absence, comme un homme qui, découvrant le moule de la sculpture d’un corps de femme, confondrait l’empreinte avec l’absence même de la femme, le creux ménagé dans l’argile et la disparition du modèle. »[11] La duplication de l’objet implique sa disparition, son retrait. L’écrivain et philosophe poursuit son raisonnement : « Le moule reste en effet le même que le corps soit présent ou absent, il indique une forme inchangée. Le moule argileux n’est pas l’absence du corps de la femme, mais son négatif : ce négatif a existé en même temps que son positif, lorsque le moulage a eu lieu, et il a subsisté lorsque le corps est sorti de sa gangue. L’absence n’est donc pas un objet, mais un évènement : ce n’est pas la forme du moule, mais le fait d’avoir retiré le corps du moule. Le moule est la forme et le négatif du corps, sous l’aspect d’un objet matériel ; l’absence est l’évènement du retrait de la chose hors de sa forme, de son négatif, qui persiste sous une forme objective (comme persistent une trace, une empreinte, un parfum, un souvenir, une image…). »

La question de l’authenticité de l’objet est sous-entendue, il nous faut démêler le vrai du faux. Isaac Asimov écrit : « Les choses n’ont pas besoin d’être vraies, du moment qu’elles en ont l’air. »[12] Qu’il s’agisse de l’objet « original » ou de son tirage, ils sont tous deux inscrits dans une réalité et une authenticité qui leur sont propres. En 2000, il présente à l’Usine (Dijon) une œuvre intitulée Tout un tas de choses. Au sol sont disposés entre 350 et 400 tirages de bassines, de chaises, de bidons et de seaux. La profusion des œuvres – tirages uniques et multiples – exacerbe le trouble quant à leur statut. « L’œuvre d’art reproduite devient reproduction d’une œuvre d’art conçue pour être reproductible. De la plaque photographique, par exemple, on peut tirer un grand nombre d’épreuves ; il serait absurde de demander laquelle est authentique. Mais, dès lors que le critère d’authenticité n’est plus applicable à la production artistique, toute la fonction de l’art se trouve bouleversée. Au lieu de reposer sur le rituel, elle se fonde désormais sur une autre pratique : la politique. »[13]

Vue exposition REMAKE / Musée des Beaux-arts de Dole, 2018

Sérialité artisanale

Dès 1913, Marcel Duchamp travaille sur ce qu’il va, quelques années plus tard, nommer les ready-mades. Il assemble un tabouret et la roue d’une bicyclette (Roue de Bicyclette – 1913), présente un urinoir (Fontaine – 1917), un porte-bouteilles (Porte-bouteilles – 1914), une housse de machine à écrire (…Pliant… de voyage – 1916) ou encore il suspend dans les airs une pelle à neige (In Advance of the Broken Arm – 1915). Assez vite, Marcel Duchamp expose des répliques de ses ready-mades. En 1961, il écrit : « Un autre aspect du ready-made est qu’il n’a rien d’unique… La réplique d’un ready-made transmet le même message ; en fait presque tous les ready-mades existant aujourd’hui ne sont pas des originaux au sens reçu du terme. Une dernière remarque pour conclure ce discours d’égomaniaque : Comme les tubes de peinture utilisés par l’artiste sont des produits manufacturés et tout-faits, nous devons conclure que toutes les toiles du monde sont des ready-mades aidés et des travaux d’assemblages. »[14] Tout comme René Magritte, l’œuvre et l’esprit de Marcel Duchamp ont marqué d’une manière indélébile la réflexion d’Etienne Bossut. « Bien sûr Marcel, mais à travers Magritte, le côté image est si fort. »[15] En relisant les Notes de Marcel Duchamp, et plus particulièrement celles qui concerne l’infra mince, la parenté entre les deux artistes est évidente.

1. Le possible est un infra mince.

La possibilité de plusieurs tubes de couleur de devenir un Seurat est « l’explication » concrète du possible comme infra mince.

Le possible impliquant le devenir – le passage de l’un à l’autre a lieu dans l’infra mince. […]

7. Semblablité/similarité

Le même (fabricat. En série)

Approximation pratique de la similarité.

Dans le temps un même objet n’est pas le même à 1 seconde d’intervalle.[16]

Le tirage en résine teinté dans la masse n’est pas l’objet, mais son image. L’objet n’est plus le même puisqu’il est soumis à une transformation, une conversion. Etienne Bossut opère un déplacement, une traduction plastique de l’objet manufacturé. Il a mis au point un processus technique permettant la reproduction des objets non plus d’une manière industrielle, mais totalement artisanale. « Le passage de l’un à l’autre » se réalise dans cette zone de transformation manuelle. Le tirage engendre une standardisation de l’objet, ce dernier est privé de sa fonction, de ses matériaux originaux, de son mécanisme, de ses couleurs. Le choix du matériau même, la résine, renvoie inévitablement aux modes de production de masse. D’un point de vue esthétique, la résine est séduisante. La surface des tirages en résine polie est brillante, elle accroche la lumière. Les couleurs choisies par l’artiste sont imprégnées de la culture pop : rouge vif, orange, jaune citron, bleu ciel, rose pâle, vert, blanc. Il faut s’approcher des tirages, « les voir en vrai », observer leur surface et leurs contours pour détecter les coutures, les passages de pinceau, les imperfections et différentes traces, signes d’une fabrication à la main. « Tout faire à la main, c’est essentiel pour moi ! Je ne pourrais pas le faire faire par quelqu’un d’autre. Je suis peut-être un artisan, après tout. »[17] Après sa formation à l’école des Beaux-arts de Saint-Etienne, Etienne Bossut devient graveur. Il a gardé un amour pour la technique, le matériau, l’outil, les gestes, le rapport physique à la création. En 1980, il réalise 5 fois un bidon bleu. L’artiste réalise cinq tirages en résine bleue d’un bidon de 100 litres cabossé. Ils sont disposés en ligne, les uns contre les autres. Malgré l’apparente sérialité, chaque bidon est unique. À y regarder de plus près, ils comportent chacun des marques de passages, des poils de pinceau, des coutures et autres manifestations gestuelles générant une différence. « En vérité, la distinction  du même et de l’identique ne porte ses fruits que si l’on fait subir au Même une conversion qui le rapporte au différent, en même temps que les choses et les êtres qui se distinguent dans le différent subissent de façon correspondante une destruction radicale de leur identité. »[18] La différence se joue dans l’imperfection du travail manuel, dans la dimension volontairement artisanale du processus plastique. « Une sculpture n’est pas un objet, elle est une interrogation, une question, une réponse. Elle ne peut être ni finie ni parfaite. La question ne se pose même pas. »[19] 

L’œuvre intitulée Série noire (1989) réunit neuf tirages d’un capot arrière du cabriolet Volkswagen Hebmuller, un véhicule produit en Allemagne et mis sur le marché dès 1949. Les tirages sont formés de résine teintée de la couleur marron. L’artiste les présente alignés à l’horizontale en haut du mur. Ils nous surplombent. Le titre et la forme du capot font écho aux masques africains sculptés dans différents bois. Série Noire fait référence aux artistes modernes ayant ressenti de besoin de puiser leur inspiration au creux de pratiques artistiques extraoccidentales. Etienne Bossut réalise cette œuvre en 1989, alors qu’au Centre Pompidou et à la Grande Halle de La Villette se jouait l’exposition Les Magiciens de la Terre.[20] S’il n’a pas vu l’exposition et si l’œuvre ne participe en aucun cas d’une réponse critique à l’exposition, Série Noire est symptomatique des recherches (critiques et esthétiques) issues du postcolonialisme. Chaque tirage du même capot a été réalisé à la main. L’artiste tient au « fait main », au travail réalisé à l’atelier, au temps de fabrication, à un savoir-faire technique, au plaisir de la manipulation des matériaux, au toucher. En opposition aux modes de production industrielle, il préfère la fabrication à la main. Un mode artisanal qui implique un temps différent, un soin spécifique apporté à chaque tirage. En ce sens, Série noire, dans sa dimension sérielle, peut porter un regard critique quant aux artefacts présupposés artisanaux destinés aux acteurs et aux actrices du tourisme de masse.

Mes bottes, 1979
Moulage en polyester des bottes d’Etienne Bossut
Collection Musée des Beaux-Arts de Nantes
Photo : Etienne Bossut

Autoportrait 

Le corpus d’Etienne Bossut comprend un ensemble d’œuvres qu’il est possible d’envisager comme autoportrait fragmenté : Mon fauteuil (1976), Mes Bottes (1979), Mon Frigo (1980), Ma Cabane (1996-1997), Mes valises (1979). Les titres des œuvres attestent d’une possession, ces objets lui appartiennent ou bien lui ont appartenu à un moment de sa vie. Il en a réalisé les images. « Ce sont des trucs à moi desquels je peux causer (comme on dit) par exemple Mon fauteuil faisait parti des meubles dans ma communauté à Saint-Galmier, mes bottes (vraiment les miennes) venaient de Manufrance à Saint-Etienne, mon frigo (FRIGECO) à été récupéré vraiment crade dans un atelier de métallurgie à Saint-Chamond, ma cabane donnée à la fin de l’entreprise FAURE à Firminy, tout ça autour de moi, dans la Loire (on ne peut s’empêcher de penser que la Loire qui m’a inspiré dès le début, se retrouve encore à son estuaire Nantes (Bitte Schoën)  avec d’autres histoires à chaque titre. »[21] Le fauteuil, les bottes ou la cabane ont subi les affres du temps et l’usure de leur fonction. Ils sont ainsi marqués par leur utilisation. Malgré leur fabrication sérielle, ces marques font d’eux des objets uniques de par leur vécu, de par l’importance que l’artiste leur accorde. On note une différence entre Mon fauteuil (1976), Fauteuils (1992) et Des fauteuils (1992). L’artiste se joue de la dimension personnelle inscrite dans la décision d’employer un pronom possessif dans le titre. « La qualité spécifique de l’objet, sa valeur d’échange relève du domaine culturel et social. Sa singularité absolue par contre lui vient d’être possédée par moi – ce qui me permet de me reconnaître en lui comme être absolument singulier. »[22] Ce développement de Jean Baudrillard s’inscrit dans une réflexion plus globale posée sur la collection, la possession d’objets selon des critères dont nous déterminons la substance. Baudrillard poursuit : « Nous retrouverons une structure homologue, sur le plan sociologique, dans le système du modèle et de la série. Ici et là, nous constatons que série ou collection sont constitutives de la possession de l’objet, c’est-à-dire de l’intégration réciproque de l’objet et de la personne. »[23] Le tirage en résine représente une manière et un moyen pour l’artiste de s’approprier le modèle (l’objet original) et d’en étirer l’existence, l’histoire et la présence, déplaçant de fait  l’objet de sa fonction et de son contexte.

Si la plupart des œuvres forment un autoportrait (en isolant et en singularisant les tirages), deux œuvres fonctionnent différemment. En effet, en observant Ma cabane (1996-1997) et Dans quelle étagère ? (2006), nous comprenons une tentative de réunion de tirages différents afin qu’ils ne forment plus d’une œuvre, un corps à part entière. Ma Cabane réunit vingt-sept tirages d’objets. Autour d’une cabane sont entreposés des chaises, des bidons, des skis, un canoë, des toiles ou encore un frigo. Tous les moulages sont réalisés en résine rouge coquelicot, ils forment un tout, un corps à part entière. Un corps de souvenirs, d’expériences, de travail et de loisir. L’œuvre apparaît comme une synthèse, un vortex à la fois esthétique, formel, émotionnel et mémoriel. De même, Dans quelle étagère ? résulte d’une superposition et d’un arrangement de plusieurs tirages : quatre tables basses en résine blanche, des poids de petites et grandes tailles en résine noire (Petits mensonges en série – 1981), une version miniature de la carcasse de la New Beatle en résine bleu ciel (Toy – 1998), sept petites bassines de couleurs différentes et empilées (Pile – 2006), un vase en résine noire surmonte enfin l’ensemble (Fait à la main, 2007). Dans quelle étagère ? peut être interprétée comme une rétrospective d’œuvres réalisées entre 1981 à 2009. Chacune d’entre elles recèle la « haute température émotive » énoncée par Umberto Eco plus avant. Les deux œuvres réunissent et assemblent des tirages extraits de différentes séries, elles forment des synthèses à la fois de ses recherches plastiques, ainsi que de sa propre histoire. Elles participent d’un mouvement dans le processus plastique d’Etienne Bossut qui se refuse la fixité des œuvres. En ce sens, il propose de nouvelles configurations et de nouveaux états (par le changement d’échelle et de couleur, par la multiplication). Une fois de plus, le jeu prend une part importante dans le display et l’investissement de l’espace, intérieur comme extérieur. Cette mobilité et cette volonté de transformation contribuent au caractère vivant et impermanent de son œuvre. Un caractère qu’une fois de plus nous ne pouvons pas déterminer d’une manière ferme et définitive puisque nous allons maintenant nous pencher sur la valeur d’archive de ses œuvres.

Ruines, 2007
Moulage en polyester
380 x 170 x 120 cm
Collection privée
Photo: D.R

Archiver le présent

Plus avant, à travers les mots de Tristan Garcia, était évoquée la disparition de l’objet dupliqué, de son retrait du monde pour laisser place à ce qu’on pourrait nommer sa trace négative. Le moulage produit une « forme » inchangée de l’objet dupliqué. L’œuvre d’Etienne Bossut peut être envisagée comme une volonté de sa part d’archiver les objets d’une époque, à l’échelle d’une vie qui est la sienne. «  Le trouble de l’archive tient à un mal d’archive. Nous sommes en mal d’archive. À écouter l’idiome français, et en lui l’attribut ʺen mal deʺ, être en mal d’archive peut signifier autre chose que souffrir d’un mal, d’un trouble ou de ce que le nom ʺmalʺ pourrait nommer. C’est brûler d’une passion. C’est n’avoir de cesse, interminablement, de chercher l’archive là où elle se dérobe. C’est courir après elle là où, même s’il y en a trop, quelque chose en elle s’anarchive. »[24] Si la notion d’autoportrait apparaît être une clé de lecture de son œuvre, il paraît important d’ouvrir cette notion, qui, à travers la lecture des œuvres, porte un écho plus large. « Le monde n’est pas le contenant préexistant aux choses qu’il contient, a priori, ni la construction par l’esprit d’un ensemble fictif de toutes les choses, a posteriori. Le monde est strictement contemporain des choses ou, plus exactement, de chaque chose. S’il y a chose, alors il y a monde. Or, il y a chose, donc il y a monde. En parlant de monde, certains se représentent l’univers physique, le monde matériel premier ; d’autres se représentent réflexivement une représentation seconde, une construction de l’esprit pour totaliser et pour unifier l’ensemble des choses qui existent. »[25] Les œuvres, réalisées selon un principe photographique, constituent des arrêts sur image d’objets soigneusement choisis. Etienne Bossut fabrique les images d’objets dont l’état est figé dans le temps. Plusieurs critiques et historiens de l’art se sont d’ailleurs référés au masque funéraire pour analyse de son travail. Ils correspondent à une pratique consistant à représenter ou à mouler directement le visage d’une personne décédée. Le masque, ancêtre de la photographie post-mortem, était ensuite placé dans le tombeau. Jean Baudrillard écrit : « Ce que l’homme trouve dans les objets, ce n’est pas l’assurance de se survivre, c’est de vivre dès maintenant continuellement sur un mode cyclique et contrôlé le processus de son existence et de dépasser ainsi symboliquement cette existence réelle dans l’évènement irréversible qui lui échappe. […] L’homme qui collectionne est mort, mais il se survit littéralement dans une collection qui, dès cette vie, le répète indéfiniment au-delà de la mort, en intégrant la mort elle-même dans la série et dans le cycle. »[26] La dépouille emportait avec elle sa dernière image, celle d’un visage cristallisé, comme immortalisé. Le tirage d’un objet patiné en cours de vie concourt à le retenir dans le temps avec ses qualités et ses imperfections.

Vue exposition REMAKE / Musée des Beaux-arts de Dole, 2018

L’artiste ne réalise pas les tirages de toutes sortes d’objets. Nous identifions des typologies récurrentes et principalement domestiques : assises, voitures, contenants, outils de travail et des objets-surfaces tels que le miroir ou la toile. Ils ne sont ni extraordinaires ni spectaculaires. Bien au contraire, dans les sociétés occidentales, ils appartiennent à l’ordre du commun. Nous pouvons y projeter nos propres histoires, nos souvenirs ou même nos désirs. Etienne Bossut fabrique une archéologie du présent. Les œuvres, des tirages en résine d’objets manufacturés, apparaissent autant comme les photographies, les fantômes, les ruines et les archives de notre époque. En 1985, il réalise Réflexion qui articule le tirage doré d’un cadre de miroir et deux tirages d’un bidon en métal de 100 litres légèrement enfoncés sur le haut. Les deux bidons sont disposés de part et d’autre du cadre vide. Si le face à face est bien réel, la réflexion rendue impossible par l’absence du miroir. Tels deux fantômes incapables de se voir et de dialoguer, nous associons au bidon et au miroir un sentiment d’impuissance. Plusieurs œuvres font aussi clairement référence à la ruine, une thématique classique de l’histoire de l’art, qui, ramenée aux objets contemporains, souligne un regard critique quant à une forme de décadence de la société de consommation ou une vanité des productions à grande échelle. L’œuvre Parthénon bidon (1980) est exposée en milieu extérieur. Sur la terre et dans les herbes hautes, cinq tirages en résine grise d’un même bidon en métal (200 litres) jonchent telles les ruines d’un temple ancien. Un bidon est à demi enseveli dans le sol, un autre est renversé, deux bidons empilés évoquent la base persistante d’une colonne. Trente ans après, Etienne Bossut installe sur le toit du CRAC de Sète une œuvre intitulée Désœuvrement (2009). Il s’agit d’un tirage en résine rouge vif d’un bidon criblé de trous. Le bidon qui a manifestement été pris pour cible menace de tomber dans le vide. « Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormi. Le spectacle est le gardien de ce sommeil. »[27] Ici, la notion de ruine est associée à la violence et le désespoir. Une analyse que nous retrouvons au regard d’un objet qui bénéficie de deux regards différents, d’abord New… (1998-1999), la coque couchée sur le côté comme le nouveau jouet déjà abandonné ; ensuite Pas ce soir (2007), la carcasse criblée de trous de la coccinelle, « voiture que tout le monde a eu ». Les œuvres traduisent une relation au temps et à la violence, elles adoptent un statut de monument et véhiculent une valeur mémorielle.

Si Etienne Bossut s’appuie sur l’histoire de l’art, avec des figures tutélaires telles que Magritte ou Duchamp, nous avons vu qu’il tend à documenter nos rapports aux objets, tant dans leurs valeurs formelles, esthétiques ou d’usage. Un point de vue critique traverse sa réflexion et ses choix techniques. L’artiste s’emploie à fabriquer à la main des objets produits en quelques secondes par des machines. En quelques sortes, il s’inscrit à rebours de méthodes capitalistes et de processus menant à l’excès. Tristan Garcia écrit à ce propos que « notre époque est peut-être celle d’une épidémie des choses. »[28] Etienne Bossut a trouvé sa manière de participer à la fête : de prendre part non seulement à l’histoire de l’art, d’y trouver sa place sans pour autant être déterminé par une catégorie spécifique, mais aussi de formuler une réponse plastique et conceptuelle au Pop Art et la société de consommation. Le retournement des objets-marchandises en archives converge avec ce que Catherine Grenier nomme le « deuil de l’utopie » (Dépression et subversion – 2004) vis-à-vis du spectacle et des promesses d’une modernité endormie.


[1] [1] DELEUZE, Gilles. Différence et répétition. Paris : PUF, 2011, p.375.

[2] BAUDRILLARD, Jean. Le Système des Objets. Paris : Gallimard, 1968, p.191.

[3] ECO, Umberto. La Guerre du Faux. Paris : Grasset, 2018, p.263-264.

[4] GIACOMETTI, Alberto. Pourquoi je suis sculpteur. Paris : Fondation Giacometti, 2016, p.38.

[5] DELEUZE, Gilles. Différence et répétition. Paris : PUF, 2011, p.375.

[6] Message électronique d’Etienne Bossut, reçu le 23 mai 2018.

[7] GARCIA, Tristan. Forme et Objet – Un traité des choses. Paris : PUF, 2010, p.52.

[8] Message électronique d’Etienne Bossut, reçu le 24 mai 2018.

[9] FOUCAULT, Michel. Ceci n’est pas une pipe. Paris : Editions Fata Morgana, 1973, p.10.

[10] PECOIL, Vincent. Etienne Bossut – Bidon, Petits dessins – 1979-2003. Genève : MAMCO, 2004, p.21.

[11] GARCIA, Tristan. Forme et Objet – Un traité des choses. Paris : PUF, 2010, p.56.

[12] ASIMOV, Isaac. Seconde Fondation. Paris : Editions Denoël, 1966.

[13] BENJAMIN, Walter. L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Paris : Allia, 2009, p.24-25.

[14] DUCHAMP, Marcel. « A propos des Ready-mades », in Duchamp du Signe. Paris : Flammarion, 1994, p.192.

[15] Message électronique d’Etienne Bossut, reçu le 24 mai 2018.

[16] DUCHAMP, Marcel. Notes. Paris : Flammarion, 1999, p.21.

[17] Echange téléphonique avec Etienne Bossut, 24 mai 2018.

[18] DELEUZE, Gilles. Différence et répétition. Paris : PUF, 2011, p.91.

[19] GIACOMETTI, Alberto. La voiture démystifiée, 1957.

[20] Les Magiciens de la Terre. Centre Pompidou ; Grande Halle de La Villette, du 18 mai au 14 aout 1989, Paris. Commissariat : Jean-Hubert Martin.

[21] Message électronique d’Etienne Bossut, reçu le 22 mai 2018.

[22] BAUDRILLARD, Jean. Le Système des Objets. Paris : Gallimard, 1968, p.127.

[23] Ibid., p.128.

[24] DERRIDA, Jacques. Mal d’Archive. Paris : Galilée, 2008, p.142.

[25] GARCIA, Tristan. Forme et Objet – Un traité des choses. Paris : PUF, 2010, p.85.

[26] BAUDRILLARD, Jean. Le Système des Objets. Paris : Gallimard, 1968, p.136-137.

[27] DEBORD, Guy. La Société du Spectacle. Paris : Gallimard, 1992, p.11.

[28] GARCIA, Tristan. Forme et Objet – Un traité des choses. Paris : PUF, 2010, p.7.


PLUS D’INFORMATIONS /

Etienne Bossut / http://ddab.org/fr/oeuvres/Bossut

Galerie Hervé Bize / http://www.hervebize.com/artiste/etienne-bossut/

Musée des Beaux-arts de Dole / https://www.doledujura.fr/musee-des-beaux-arts/

Presses du Réel / https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=9282&menu=0

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