
Juliette Bughin _ Too Messy
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‘Cause I’m too messy, and then I’m too fucking clean
You told me, « Get a job, » then you ask where the hell I’ve been
And I’m too perfect ’til I open my big mouth
I want to be me, is that not allowed?
Lola Young – Messy (This Wasn’t Meant for You Anyway, Island Record, 2024)
À l’image d’une bouture végétale, Juliette Bughin met en culture des matériaux fibreux dans un cadre, dans un espace ou encore sur un objet afin qu’ils puissent se propager librement. Dans une perspective à la fois contaminatrice et dysfonctionnelle, le matériau initial est hybridé à d’autres matériaux pour sortir du pré carré des arts traditionnels textiles et des assignations qui perdurent. Loin de l’ouvrage de dame ou de la tapisserie, l’artiste considère l’espace vital de l’œuvre pour fabriquer des installations qui sortent des murs pour avancer et prendre possession d’un milieu dédié.
Au Nord…
Juliette Bughin entretient un lien intime et familial avec les fils et les fibres. Enfant, elle cousait et tricotait avec les femmes de sa famille. Sa grand-mère paternelle lui transmet le tricot. Sa tante lui apprend le patronage, la coupe et la couture. Sa grand-mère maternelle, paysanne, conserve les tissus et les élastiques pour réaliser des culottes. “Ma grand-mère paternelle, que j’ai rarement vue autrement qu’avec un tricot à la main, était cheffe tisseuse à la filature Trêves de Saint-Quentin. Jusqu’à son licenciement, elle surveillait dix métiers à tisser. Jusqu’à Alzheimer, elle a agacé mon grand-père avec les constants cliquetis des aiguilles qui claquent sur les accoudoirs du fauteuil pendant le match ou les infos.” Juliette Bughin se rendait aussi dans les filatures avec sa mère. L’industrie textile du Nord imprègne inévitablement son imaginaire. Très jeune, elle pensait déjà à la nécessité de réaliser des pièces textiles non fonctionnelles, des œuvres qui puissent s’extraire des normes, des traditions, des héritages. Dans les plis et replis de ce matrimoine, l’accumulation devient un moteur de création. Elle comprend très tôt l’importance des collections de tissus, elle précise : “Garder la moindre nappe tachée brodée, conserver le moindre bouton tombé d’une veste, détricoter, retricoter, raccommoder jusqu’à en faire disparaître la couleur des chaussettes d’origine. Pour en arriver à 48 ans avec un stock de matériaux textiles qui dépasse de très loin le volume de ma garde robe.”
Tufting et upcycling
Entre 2020 et 2021, Juliette Bughin s’initie au tufting : “Cinq kilos à bout de bras. J’ai appris seule. Dès le début, un grand cadre dans mon salon et de grandes pièces. Cette technique m’a beaucoup apporté et libéré sur la forme et le temps passé à faire du grand, à obtenir un résultat qui se déploie au gré de mes idées graphiques.” À la même période, elle rencontre les acteurices de la Teinturerie de la Justice à Roubaix. Une structure qui lui fait régulièrement don de bobines de tests de teintures. Elle récupère ainsi toutes sortes de matériaux destinés majoritairement à la haute couture. La mise en culture formelle, spatiale et technique commence ici. Dans un esprit de jeu, Juliette Bughin compose, assemble, hybride les matériaux et les techniques pour réaliser des installations-collages. Elle accorde une importance à la plasticité des fibres : les couleurs, les transparences, les brillances, les épaisseurs, les recouvrements, les poids, les formes. Elle parle ainsi de la dimension haptique du textile. Une notion à propos de laquelle Gilles Deleuze écrit : “haptique est un meilleur mot pour tactile puisqu’il n’oppose pas deux organes de sens, mais laisse supposer que l’œil peut lui-même avoir cette fonction qui n’est pas optique.”
Transcender la charge mentale
Too Messy est une installation pensée en réaction, à la fois plastique et politique, aux contraintes de vie de l’artiste. Préoccupée par une précarité économique, par les tâches domestiques, par le manque de temps disponible pour la création, Juliette Bughin choisit de répondre à ces conditions d’existence. “Dans l’épuisement et la complexité des tâches quotidiennes qui, elles, me dépassent et parfois me désespèrent. Nerveusement, j’ai observé mes recherches, mes mélanges et mes cartons de matières qui débordent dans mon atelier et mon appartement. J’ai regardé le tancarville qui trône dans mon salon, je le déteste, il démolit l’ordre dont je rêve, me donne honte, je dois le replier sans cesse, même lourd de linge pas sec pour recevoir dans de bonnes conditions chez moi.” Too Messy est un collage accumulatif de tancarvilles que l’artiste tisse entre eux. “Je les superpose par manque de place. Et voilà : un vaisseau, des ailes, une géométrie imposée que je tords et qui manque de s’écrouler ou de s’étaler de manière absurde. Une métamorphose qui prend sens par sa forme grotesque, envahissante, tout à la fois belle, colorée, artisanale. Aérienne, déglinguée… chargée de couleurs, d’extravagance et de liberté.” La contrainte est alors transcendée et célébrée au moyen d’un rapport physique à l’œuvre, un acharnement corporel, une joie de l’expérimentation et une volonté de semer le trouble.
Tels des métiers à tisser bricolés, les tancarvilles reliés apparaissent comme un bunker excentrique, un outil pour se défendre et survivre. Du sol au plafond, le vaisseau de plastique et de laine prend l’espace. Ainsi, Juliette Bughin fait le choix du déséquilibre, de la fluidité, de l’abondance et de l’exhubérance pour traduire son histoire, son parcours, ses réalités en tant que femme et en tant qu’artiste. Too Messy nous interpelle tant dans nos imaginaires et que dans nos corps. Avec une forme pensée à partir du chaos, l’artiste nous fait part de ses urgences et de ce qu’elle nomme un “cri étouffé” qu’elle libère dans le jeu et la joie.
Julie Crenn
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Notes _
- Les citations de Juliette Bughin sont issues de différentes conversations orales et écrites menées entre novembre et décembre 2025.
- Le tufting ou touffetage est une technique consistant à piquer des fils de laine sur un support textile au moyen d’aiguilles ou d’un pistolet. Initialement, le tufting est utilisé, notamment, pour réaliser des tapisseries, tapis ou moquettes.
- DELEUZE, Gilles. Mille Plateaux. Paris : Éditions de Minuit, 1980, p.614.
L’installation Too messy est visible côté cour du 6 janvier au 14 mars 2026 – ouvert du mardi au samedi de 14h à 18h
Plus d’informations _
L’H du Siège _ https://hdusiege.org/juliette-bughin
Juliette Bughin _ https://www.instagram.com/juliette_bughin/