CHIHARU SHIOTA /// INFINITY

La galerie Daniel Templon abrite actuellement une installation de l’artiste japonaise Chiharu Shiota (née en 1972, à Osaka) établie à Berlin. Elle a débuté sa carrière avec une pratique performative intense, influencée par sa formation artistique auprès de Marina Abramovic dans les années 1990 à Hambourg. Inspirée par le Body Art et l’art féministe d’artistes comme Louise Bourgeois, Ana Mendieta, Eva Hesse ou encore Rebecca Horn, elle réalise des actions fortes traitant des complexités de l’expérience féminine, de l’exil et de la notion de foyer. Aujourd’hui, elle déploie une œuvre sculpturale et spatiale privée de la figure humaine. Une œuvre filaire, intense, poétique et profonde à travers laquelle Chiharu Shiota matérialise ses souvenirs, ses visions et ses rêves. Car il est toujours question de mémoire, de réminiscence et d’inconscient. Son travail environnemental et intimiste a récemment frappé les esprits des visiteurs lors de sa première exposition monographique parisienne : Home of Memory à la Maison Rouge.[1] Elle revient aujourd’hui à Paris pour présenter l’installation Infinity spécifiquement imaginée pour la galerie qui se voit envahie de fils de laine noire.

Dès le premier pas, nous pénétrons dans l’univers mystérieux et saisissant de Chiharu Shiota. Du sol au plafond, l’artiste a déployé sa toile de laine noire, une toile graphique qui vient dessiner et composer l’espace. Il nous faut nous immiscer et trouver notre propre chemin le long de cette œuvre dans laquelle nous ne pouvons pénétrer. Nous sommes relégués aux abords, à l’état d’observateur d’une étrange scène. Au fil de notre examen de la toile, nous apercevons dans l’infinité filaire trois ampoules à incandescence, s’éteignant et se rallumant lentement, chacune à leur tour. Un jeu d’ombres et de lumières s’installe entre la faible luminosité produite par les ampoules, celle de la galerie et les fils qui viennent rompre le flux lumineux. Les ampoules sont comme prises au piège dans la toile, tels des insectes lumineux pris dans la toile d’une araignée qui tisse pour les engluer et les capturer. Piégées ou protégées ? Un sentiment double nous assaille : piège ou cocon, peur et attirance, malaise et fascination, inconfort et enchantement. Une dichotomie également due à la distance instaurée entre le spectateur et l’œuvre, celle-ci lui est toujours inaccessible. Sommes-nous véritablement invités ? Chacun de ses environnements est emprunt d’une solitude et d’une vie intérieure intense qu’il est difficile d’approcher. Chiharu Shiota autorise une contemplation et se refuse à toute intrusion extérieure.

La création de fils est le reflet de mes propres sentiments. Un fil peut être remplacé par le sentiment. Si je tisse quelque chose et qu’il se révèle être laid, tordu ou noué, tels doivent avoir été mes sentiments lorsque je travaillais. [Chiharu Shiota]

Depuis la fin des années 1990, elle a fait du fil sa signature artistique : « Pour moi, le fil est mon matériel, j’utilise ce matériau car il reflète les sentiments. Ainsi, ils peuvent se mélanger ou se nouer, se desserrer ou se couper. Comme des liens de sentiments. »[2] Elle propage, croise et noue, du fil noir ou rouge, toujours monochrome, entêtant et extrêmement présent. Il n’est pas étonnant que sa pratique soit souvent associée au mythe d’Arachné, une tisseuse hors pair qui, après son suicide fut métamorphosée par Athéna en araignée condamnée à tisser sa toile de manière perpétuelle. De son ventre, l’araignée extirpe le fil fragile avec lequel elle constitue patiemment sa toile pour se nourrir. L’artiste, elle se nourrit d’une mythologie personnelle formée de motifs récurrents, des objets issus du quotidien : robes, pianos calcinés, chaises, fenêtres, jouets etc. Et d’autres objets plus troublants, liés à la vie de l’artiste : lits d’hôpital, instruments médicaux, bocaux contenant son propre sang etc. Chacun est mis en scène à l’intérieur de cocons surdimensionnés et envoûtants (il est d’ailleurs intéressant de noter qu’elle a déjà réalisé plusieurs décors de spectacles). Les robes en plâtre emprisonnées dans la laine sont une incarnation symbolique du propre corps de l’artiste, de sa présence. Celle-ci envisage le vêtement comme notre seconde peau contenant nos souvenirs, notre mémoire. Le tissu qui nous accompagne quotidiennement retient et perpétue notre histoire. Les robes de Chiharu Shiota sont de petites tailles, elles nous renvoient au domaine de l’enfance, une période qu’elle étire dans le temps pour ne pas en perdre l’éclat et l’innocence. Le fil peut être envisagé comme une extension de son corps et de sa pensée (sa mémoire, ses rêves, son inconscient, ses visions, son imagination). Sa présence s’étire et s’épanouit dans l’espace. Elle est traduite par un réseau complexe à l’image de sa personnalité et de son expérience.

Je veux être plus qu’un langage. Je veux lier le corps à l’univers. Je recherche le moyen de connecter mon corps à l’univers. [Chiharu Shiota – 2001]

Les installations filaires de Chiharu Shiota s’avèrent être les fruits de performances intimes, laborieuses et produites à l’abri des regards extérieurs. En cela, l’artiste est toujours présente dans son travail, ses environnements sont compris comme des scènes qu’elle vient discrètement de quitter. Le spectateur, lui, vient constater son passage pour y déceler ses messages, ses désirs et ses peurs. Elle mène un douloureux combat contre le temps et produit une œuvre qui se veut être une survivance d’une mémoire personnelle, intime et pourtant universelle. À travers ses codes et symboles nous y retrouvons une part de notre histoire et de notre expérience. Une mémoire dont elle s’impose la conservation, la protection et le partage via une œuvre à la fois spectaculaire et intime.

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Exposition Chiharu Shiota – Infinity, du 7 janvier au 18 février 2012, àla Galerie Daniel Templon.

Plus d’informations sur l’exposition : http://www.danieltemplon.com/

Voir aussi : http://www.galerie-gaillard.com/

Plus d’information sur l’artiste : http://chiharu-shiota.com/index.html

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Texte en collaboration avec la revue Inferno : http://ilinferno.com/2012/01/12/chiharu-shiota-infinity/


[1] Chiharu Shiota – Home of Memory, du 12 février au 15 mai 2011, à la Maison Rouge. Voir : http://www.lamaisonrouge.org/spip.php?article728&date=archives.

[2] Vidéo interview de l’artiste. En ligne : http://www.youtube.com/watch?v=erpdWWiS-K0

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