Anthony Duranthon fouille les archives de vies, plus ou moins intimement liées à la sienne. Des photographies de vies googlelisées, enfermées au creux de vieux albums, vendues lors de brocantes ou bien sciemment diffusées sur les réseaux sociaux. Des images abandonnées ou bien dispersées sur la toile que l’artiste récolte et analyse avec attention : photographies de classe, sportives, portraits individuels, des photographies de familles où les membres posent de manière statique. Des images qu’il travaille et réinterprète à l’encre et à la peinture. Il utilise sans complexe des aplats colorés, défigurant, remodelant. Parce que les images sont des instantanés de vies, des témoins de passages d’un âge à un autre, et parce qu’elles proviennent de sources différentes, elles constituent un atlas photographique d’une société que l’artiste interroge et bouscule subtilement. En effet, ses œuvres nous posent des questions sur nos rapport aux autres, notre place, notre propre construction personnelle, ainsi que sur la formation et l’enrichissement de nos identités. Il précise : « J’aime chercher des images sur « les copains d’avant » car je trouve ce site très nostalgique (ces gens à la recherche de leur passé, de leur histoire qui espèrent via les nouveaux réseaux retrouver des pièces du puzzle de leur vie). Une mine d’or pour les photos de groupe, classées par périodes, lieux et métiers. Un catalogue de l’évolution de la société à mettre en parallèle avec l’évolution des images. (Des vieilles images n&b un peu déchirées et scannées à nos photos prises en mode rafale généralement pixélisées). »[1] Il s’approprie les images et distille afin de nous interroger de deux manières, l’une frontale, directe ; la seconde plus implicite, détournée. En posant la question de l’élaboration d’une identité par rapport au groupe, l’artiste nous interpelle : qui sommes-nous ? Est-il nécessaire de s’extraire du groupe ? Si oui, comment parvenons-nous à affirmer une individualité, une différence ?
Anthony Duranthon souligne les phases que nous traversons depuis notre naissance jusque l’âge adulte. Des étapes qu’il décortique par le prisme du groupe : familial (intime) puis social (collectif). Il examine les rites de passages de l’enfance vers l’adolescence puis vers l’âge adulte. Des rites sociétaux qui participent à notre construction personnelle. Il sélectionne ainsi des photographies de groupes d’enfants et d’adolescents, en famille, à l’école, à la kermesse, au collège, au lycée, dans les clubs sportifs, les groupes étudiants, en soirées, au travail etc. Il retient : « Un affect particulier, une bizarrerie, un point de vue étrange, autant de facteurs différents qui m’interpellent dans le choix des images. Certainement des choix inconscients personnels que je travaille et tente de faire tendre vers la peinture. »[2] Ses peintures recèlent donc une portée sociologique qui nous pousse à réfléchir non seulement sur les personnages auxquels l’artiste nous confronte, mais aussi à nous-mêmes. Il démontre que le concept d’identité n’est pas « national », figé ou formaté, bien au contraire l’artiste nous parle d’identités, multiples, éclatées, différentes et riches. Elles sont liées à nos propres constructions et non pas aux attentes d’une société ou d’une morale collective. Ses peintures reflètent la performativité des identités, les difficultés qu’elle engendre puisque s’écarter des normes implique différentes formes d’exclusions (au sein de la famille, à l’école ou dans la sphère professionnelle). Les visages défigurés par la couleur, grimaçants, ricanant, mouvants, quasi monstrueux (non identifiés), traduisent les difficultés, les doutes et les mues auxquels il nous faut faire face.
Les dernières productions d’Anthony Duranthon soulignent les mues identitaires, les passages successifs que nous franchissons, de manière consciente ou non, vers l’élaboration de notre individualité, de notre identité. Croissance Plastique (2012) figure une succession de jambes d’un enfant, qui au fur et à mesure qu’il avance dans le temps, qu’il grandit, délaisse une part de lui-même. Il se tient debout, seul, souriant. Il n’est pas le point final d’une croissance, mais la représentation d’une étape de sa construction. De même, Famille Nombreuse (2012) est une interprétation d’une photographie de famille : un père, une mère et leurs huit enfants. Ils portent les mêmes vêtements, les mêmes couleurs ; les attitudes sont calquées, reproduites. Le destin du dernier de la famille rejoint irrémédiablement celui de son père. Les deux individus, aux extrémités de l’enfilade, se rejoignent, la fuite semble ici impossible. L’artiste souligne ainsi le caractère sclérosant de la sphère familiale, qui, comme le système dans son ensemble, éduque et formate ses membres afin qu’ils ne s’écartent pas d’un héritage reconduit de génération en génération. L’assujettissement au corps familial est ici remis en question. L’artiste en appel à l’affirmation de soi par rapport au groupe. Ouistiti !! (2012) est une photographie de classe dépeignant un groupe d’adolescents dont les visages ingrats ont été accentués par l’artiste. Il s’attaque à une phase cruciale du développement personnel puisque c’est à l’adolescence que l’affirmation a lieu ou non. Chacun tente de manifester une individualité qui peine encore à échapper au reste du groupe.
Chacune de ses peintures trace une étape d’une performance existentielle, celle de nos vies. Une performance qui rencontre des barrières, des embûches, des contraintes, qu’il nous faut dépasser et briser pour exister à notre tour. L’artiste pose la question du carcan sociétal par rapport aux libertés individuelles, aux droits à la différence et à l’émancipation par rapport au groupe. En scrutant les images extraites de sa propre vie, mais aussi celles d’inconnus, il parvient à toucher un peu de nos expériences. Le personnel est entremêlé au collectif au profit d’une critique ironique, acerbe et mélancolique d’un modèle sociétal qui semble figé, immuable. Anthony Duranthon sélectionne des images anciennes ou contemporaines, cristallisant une tradition qui soit nous emprisonne soit devient un objet de lutte. Sur un mode intime, il dissèque et décrypte ses pièges et ses alternatives. Il en formule ainsi une vive critique qui vient s’inscrire dans une mouvance radicale initiée dans les années 1970 par les mouvements proclamant le droit à la différence : Personal is Political !
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Voir le site de l’artiste : http://anthonyduranthon.wordpress.com/
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