Depuis les années 1990, Yinka Shonibare produit des sculptures, des installations et des vidéos mettant en scène une période historique : le XVIIIème siècle en Europe. Pour cela, il s’attache à la reconstitution des costumes, du mobilier et des objets extraits d’une époque symbole non seulement d’un âge d’or économique, mais aussi d’une expansion coloniale. Au socle historique s’ajoute une lecture de son expérience personnelle. Né au Royaume-Uni en 1962, il grandit au Nigeria et revient faire ses études à Londres au début des années 1980. Depuis les années 1990, il développe une pratique artistique s’appuyant sur une utilisation des stéréotypes liés au continent africain pour produire un discours critique, politique et poétique.
Lorsqu’il revient au Royaume-Uni, Shonibare éprouve un véritable choc de civilisation. Il subit de plein fouet la séparation, découvre les notions d’altérité et de discrimination. Aux yeux des « autres » il incarne la différence. Il est l’étranger. Il est alors confronté à des problèmes liés à la couleur de sa peau, à ses origines et à une certaine idée de « l’authenticité africaine ». C’est d’ailleurs cette dernière notion, que le jeune artiste va extrapoler. Sa réflexion sur la question de l’identité débute alors qu’il est étudiant à la Byam Shaw School en 1984 où il suit une formation en peinture. Ses professeurs lui suggèrent de mettre en avant ses racines africaines pour ainsi « africaniser » son style. Ils attendent de lui un art qui soit « authentiquement » africain. Voyaient-ils en lui un représentant de « l’authenticité africaine » ? La couleur de sa peau, sa double nationalité font-elles de lui un « pur produit africain » ? Pourquoi devait-il se conformer aux attentes de l’expression d’un exotisme ? Une posture à laquelle il se refuse, pour ne pas être piégé dans une catégorie prédéfinie et pour conserver son indépendance critique. L’artiste renverse et déconstruit avec pertinence et non sans humour le concept d’altérité. Il pose la question : Qui est cet « autre » ?
Shonibare se tourne alors vers le Dutch Wax, un tissu résistant imprimé de motifs variés et colorés. Un tissu qui a une histoire singulière. S’il est, dans l’imaginaire collectif, immédiatement associé au continent africain, il est au départ une invention hollandaise. Initialement fabriqué pour inonder le marché indonésien, les marchands hollandais ont dû se rabattre sur le marché ouest africain. L’appropriation a été immédiate et fulgurante. Les tissus, dessinés et fabriqués en Europe, sont devenus un symbole africain. Ce qui devait être une marchandise imposée par les colons s’est adaptée et s’est transformée en un bien continental, national, en un symbole culturel et identitaire fort. Shonibare croise ainsi une iconographie victorienne avec un tissu généré par une politique marchande et coloniale. Il ne l’achète pas en Afrique, bien au contraire il se fournit à Brixton, un quartier multiculturel de Londres. Un quartier comme un miroir à la fois de son identité multiculturelle et de ses aspirations sociales : un vivre ensemble sans stigmatisation et une décomplexification par rapport à l’histoire coloniale. « Dessinés et produits par des gens en Hollande et dans des usines anglaises, vous réalisez que c’est cela détruit complètement la méthodologie de ce séduisant objet africain. Cependant, c’est important, je ne vais pas en Afrique pour les acheter, de cette manière toute implication exotique devient fausse. Et, en fait, j’aime cette fausseté. »[1] En les introduisant pour la première fois dans son travail au début des années 1990, Shonibare s’approprie les valeurs esthétiques, symboliques et historiques, de tissus considérés comme « authentiquement » africains.
Aliénations
À travers une réflexion sur l’histoire coloniale européenne et ses conséquences actuelles, il développe un questionnement autour de la figure de « l’autre ». Si « l’autre » est un étranger pour soi, il est alors considéré comme un inconnu, un être provoquant toutes sortes de peurs, de réticences. Cet « autre » va se matérialiser de manière à la fois ironique et radicale sous les traits d’êtres extra-terrestres. Depuis la fin des années 1990, des aliens ou bien des spationautes peuplent son univers foisonnant. Il explore ainsi un vocabulaire futuriste, où l’espace, l’inconnu, est entré dans notre quotidien. Les humains se déplacent entre la terre et l’espace, les extraterrestres s’humanisent, les différences s’estompent. En 1998, il réalise deux installations, Alien Obsessives, Mum, Dad and the Kids et Dysfonctional Family (1999). Huit individus sont mis en scène, deux d’entre eux sont placés au centre et en retrait, ils sont remarquables du fait de leur plus grande taille. Il s’agit de la mère et du père d’une famille nombreuse puisqu’autour d’eux gravitent six individus de plus petite taille. Nous notons immédiatement qu’il s’agit d’êtres extra-terrestres, tels qu’ils sont pensés de manière collective. Une figure devenue universelle qui s’est développée à partir des années 1950 dans la bande-dessinée, le cinéma, le dessin animé ou encore la publicité : une tête proéminente, un regard vide, des antennes, des membres longs et maigres. L’extraterrestre est l’être exotique par excellence, il est inidentifiable et il se situe en dehors de la Terre et en dehors du genre humain. Il est l’étranger absolu. Les membres de cette famille venue d’ailleurs, sont chacun recouverts de Dutch wax constituant leurs peaux multicolores, imprimées de motifs géométriques et végétaux. Les personnages extraterrestres de Shonibare nous ramènent à des questions liées non seulement à l’altérité mais aussi à la recherche d’une place dans la société. La figure extraterrestre est une métaphore de la menace que peut représenter l’étranger dans les sociétés occidentales. Si nous nous référons aux discours politiques actuels et les scores grimpants des partis nationalistes (en France comme partout en Europe et dans le reste du monde), les familles immigrées ne sont pas les bienvenues. L’étranger serait la cause de tous les maux de nos sociétés. Des politiques et mentalités effrayées par une soudaine invasion d’une horde de personnes immigrées qui viendrait mettre en péril la sécurité, l’économie, l’emploi ou le logement. Dysfonctional Family met l’accent sur l’absurdité et l’hypocrisie liées à cette peur de la différence. Gilane Tawadros et John Gill expliquent que dans l’imaginaire collectif des années 1950-1960, la peur de l’« autre » était incarnée par des figures monstrueuses et fantaisistes, des extraterrestres hollywoodiens et autres personnages issus de la science-fiction. Aujourd’hui et plus particulièrement depuis le 11 septembre 2001, cette peur collective est associée « à la figure du migrant, le chercheur d’asile », le terroriste ou encore le kamikaze.[2] Dans une totale aliénation collective, nous avons assisté à un déplacement de nos propres peurs, amenant une série de décisions politiques prônant une exclusion intolérante. Jens Hoffmann écrit :
En tant que membre d’un groupe minoritaire au Royaume-Uni, je me suis souvent identifié aux extraterrestres dans le cinéma populaire. […] Je suis fasciné par l’anthropomorphisme de l’extraterrestre. Au cinéma et dans les photographies de mises en scène de rencontres extraterrestres, les extraterrestres nous ressemblent et pourtant sont distinctement différents : longs cous, grosses têtes, gros yeux etc. L’idée de l’espace est liée à l’instinct humain pour l’exploration à des fins économiques ainsi qu’à la curiosité. […] L’étrangeté est aussi la source de ma créativité, elle est donc un atout valable : la différence est géniale.[3]
Un instinct d’explorateur que Shonibare développe avec Vacation (2000), une installation présentant une famille humaine composée de quatre personnes : deux adultes et deux enfants, tous vêtus de combinaisons spatiales fabriquées à partir de Dutch wax. Ici, ce sont les humains qui partent en vacances dans l’espace. L’artiste fait aussi référence à une nouvelle forme de colonisation. Il explique : « L’exploration de l’espace est l’expression d’une nouvelle forme de colonialisme tant qu’elle fournit une profusion de nouvelles possibilités, de la même manière que l’ivoire de l’Afrique au XIXème siècle a fourni de nouvelles possibilités de richesse. Les gens sont gourmands et veulent des territoires à explorer pour trouver de nouvelles ressources qu’ils peuvent changer en argent et en capitalisme. »[4] Il est intéressant de retourner le discours et de penser que lorsque Christophe Colomb a accosté sur les rives du Nouveau Monde avec son équipage, ou bien lorsque les premiers missionnaires européens se sont installés en Afrique, ils ont été perçus comme des extraterrestres par les populations autochtones. Nous sommes tous les étrangers de ceux que nous considérons comme les étrangers. Avec humour et subtilité, l’artiste inverse les points de vue en déplaçant le regard du prétendu « dominant » et ouvrant le champ de la perception afin qu’il ne soit plus envisagé d’une manière unilatérale. En 2002, il réalise Space Walk, une installation composée de deux spationautes dont les combinaisons sont conçues à partir de Dutch wax, ainsi que d’une capsule spatiale sur laquelle est inscrit le nom de Martin Luther King. Les deux personnages sont reliés par deux cordons en Dutch wax à la capsule. Ils portent des casques totalement noirs et opaques, empêchant le regardeur d’identifier leurs visages et leurs expressions. L’œuvre est présentée accrochée au plafond, surplombant le public qui se doit de lever la tête pour observer l’étrange scène flottante. L’installation aérienne interroge le besoin insatiable des hommes de conquête et d’une fascination pour l’ailleurs. Pourtant, le fait que les combinaisons et accessoires matériels soient fabriqués à partir de Dutch Wax, nous laisse penser que ces futures conquêtes ne seront pas irrémédiablement blanches/occidentales. Les personnages portent des casques spatiaux dont les visières noires et opaques, ne nous permettent pas de les identifier (âge, race, sexe, traits de personnalité). Des indices auxquels il nous faut ajouter la capsule qui porte le nom du célèbre pasteur Africain-Américain, ce dernier implique la disparition des barrières raciales entre les hommes. À travers une iconographie futuriste et un héritage (historique, culturel et théorique), Yinka Shonibare réclame un avenir multiculturel, ouvert et libre. Être visible et ne pas être considéré comme un étranger tel est son souhait le plus cher. Pour cela, il explore le passé, les utopies et le futur pour en extraire les contradictions, les aberrations et les failles.

[1] GULDEMOND, Jaap ; MACKERT, Gabriele. Yinka Shonibare : Double Dutch. Rotterdam : NAI Publishers : Wien : Kunsthalle, 2004, p.41.
[2] TAWADROS, Gilane ; GILL, John. « We Are The Martians », in Alien Nation. London : ICA : inIVA, 2006, p.11.
[3] HOFFMANN, Jens. « The Truth is Out There », in Alien Nation. London : ICA : inIVA, 2006, p.39.
[4] BRUSCHI, Valentina. « Interview with Yinka Shonibare », in Yinka Shonibare : Be-Muse. Roma : Galleria Nazionale d’Arte Moderna e Contemporanea : Museo Hendrick Chrtistian Andersens, 2001, p.101.
AFRIKADAA / http://www.afrikadaa.com/