Yinka Shonibare, Hassan Musa, Kara Walker, Maria Magdalena Campos Pons et Lorna Simpson, travaillent sur la représentation du peuple Noir, sur l’Histoire, la mémoire, l’identité, les inégalités. Ils s’emploient à faire valoir une différence culturelle et à lutter contre l’oubli. Au moyen de pratiques différentes, ils produisent des œuvres critiques et politiques amenant le spectateur à une prise de conscience des répercussions du passé sur le présent. Analyse.
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Depuis les années 1960-1970, le début de la période postcoloniale, les pays anciennement colonisés par l’Occident tendent à s’émanciper de leur histoire coloniale et à reconstruire une identité. Selon Simon Njami, « c’est une période où l’identité se confond avec l’identification ou la mêmeté« . (1)
En France, ouvrait discrètement le 10 octobre 2007, la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration, dans le Palais de la Porte Dorée, ancien musée des colonies, « lieu de mémoire et de recherche sur l’histoire coloniale et les mouvements migratoires de populations ». L’existence d’un tel musée et laboratoire de réflexion – dont la création a suscité des controverses – montre à quel point l’histoire coloniale et les flux migratoires d’étrangers occupent une place importante dans la société française qui se doit de ne jamais oublier son histoire souvent trouble.
De nombreux artistes Noirs, travaillant dans leurs pays d’origine ou dans la diaspora, s’emploient à mener une réflexion artistique et théorique sur la question. Issus de la diaspora, Yinka Shonibare, Hassan Musa, Kara Walker, Maria Magdalena Campos-Pons et Lorna Simpson travaillent sur les identités, la mémoire et l’histoire. Vivant et travaillant dans des « zones de contacts interculturels ou des cultures transnationales » (2), ils portent en eux une double identité culturelle, mêlant le Nord et le Sud, qu’ils mettent à profit dans leur art. Allan de Souza écrit : « La valeur des artistes diasporiques n’est pas la simple construction d’identités nouvelles qui leur sont propres […], mais ils exposent et déconstruisent aussi ces identités préexistantes. » (3) Ce sont les artistes de la nouvelle génération participant activement au courant multiculturel et global. La plupart extériorisent visuellement leurs histoires et expériences personnelles afin de traiter de sujets cruciaux pouvant atteindre un public plus large. Ils tendent peut-être vers ce qu’Okwui Enwezor appelle le statut de « citoyen flexible », une identité transnationale et globale : « La citoyenneté flexible nous amène à voir le monde dans la rubrique d’un projet de décolonisation qui est une leçon vitale de postcolonialité. » (4) Si le statut d’artistes de la diaspora leur offre un espace de réflexion, il peut également être un poids de taille car les institutions culturelles et le marché de l’art attendent souvent d’eux qu’ils mettent en avant leurs origines et une authenticité culturelle.
Prenons l’exemple de Yinka Shonibare, qui, lorsqu’il était étudiant en art à Londres, subissait une pression de la part de ses professeurs afin qu’il produise des œuvres inspirées de l’art traditionnel africain, ses origines devaient être inscrites dans sa pratique. Shonibare dit : « Je suis un hybride postcolonial. L’idée d’une sorte d’identité fixe d’appartenance à une culture authentique est assez éloignée de mon expérience » (5). On demande aux artistes d’être des représentants de leurs continents, de leurs cultures, d’où qu’ils viennent, comme si leurs identités nationales devaient être visuelles afin de procéder à des classifications : artistes africains, chinois, indiens, sud américains etc. La majorité des artistes, refusent pourtant toute étiquette ou classification, ils sont libres et conscients de leur multiculturalité. Leurs travaux sont marqués par un fort engagement politique et culturel, ils ne laissent jamais le spectateur indifférent car ils amènent à réfléchir non seulement sur l’histoire de chacun, mais également sur la situation actuelle du monde, où les inégalités du passé sont toujours présentes. L’Afrique est leur point d’origine, ils réfléchissent sur la représentation, l’histoire et la place du peuple Noir, en ce sens ils prennent une part active dans la pensée d’Aimé Césaire, faisant écho à son approche de la Négritude lorsqu’il disait – lors d’une conférence à Miami en 1987- : « [La Négritude] c’est une manière de vivre l’histoire dans l’histoire : l’histoire d’une communauté dont l’expérience apparaît, à vrai dire, singulière avec ses déportations de populations, ses transferts d’hommes d’un continent à l’autre, les souvenirs de croyances lointaines, ses débris de cultures assassinées. » (6)
Hybridités culturelles : les artistes de la diaspora.
En 2007, est présentée Jardin d’Amour, première exposition personnelle en France de l’artiste anglais, Yinka Shonibare MBE (7), (né à Londres en 1962). Pour atteindre les œuvres, le spectateur doit suivre un parcours conçut par l’artiste. Un labyrinthe végétal menant successivement à trois installations. Yinka Shonibare nous invite littéralement à entrer dans l’Histoire et y réinterprète trois peintures de Jean-Honoré Fragonard : L’Amant Couronné,La Poursuite et les Lettres d’Amour, réalisées entre 1770 et 1771, avant la révolution Française. Il s’est attaché à une reproduction scrupuleuse des personnages, de leurs gestes, leurs mouvements et leurs costumes, sauf que ses personnages n’ont plus de têtes et leurs costumes / accessoires sont taillés dans des tissus wax. Les installations montrent des personnages insouciants, des scènes bucoliques et fastueuses dans lesquelles l’artiste choisit d’introduire des éléments contemporains et perturbateurs. L’histoire des wax est particulière, ils furent créés et produits en Hollande par les colons hollandais pour leurs colonies indonésiennes. Ce fut un véritable échec auprès des populations autochtones, les wax vont donc être redirigés vers l’Afrique où ils vont connaître un franc succès, inscrivant dans la conscience collective, le wax comme tissu emblématique du continent. Shonibare achète ses tissus au marché de Brixton à Londres soulignant : « J’aime le fait que j’achète quelque chose, qui est fabriqué en Europe et dessiné par des Européens, et qui est pourtant supposée symboliser le nationalisme africain ». (8) À ses yeux, « il s’agit vraiment là d’une belle illustration de l’interdépendance des cultures du monde ». (9) Né à Londres mais ayant grandi à Lagos avant de revenir en Angleterre pour ses études, Shonibare se considère comme « un produit de la période postcoloniale […] il est normal pour moi d’échanger entre les cultures ». (10) Jouant avec les références historiques et culturelles, il reprend l’œuvre de Fragonard, peintre français, en introduisant les wax : symboles de la colonisation et de l’influence (négative comme positive) du monde occidental sur les pays du sud. Il y a une mise en abyme complexe de références. Le lieu d’exposition lui-même est intégré dans son projet, il faut en effet rappeler qu’une grande partie de la collection du musée du Quai Branly est un trésor dérobé aux pays colonisés. Exposant des personnages européens dans un musée consacré à l’altérité, l’artiste souligne : « Du point de vue de l’Africain moderne qui est le mien, ces membres de l’aristocratie sont mes objets de curiosité, d’une manière inversée. Ainsi à mes yeux, en tant qu’Africain, la culture de l’Europe du XVIIIème siècle est mon fétiche, tandis que leur fétiche est le masque africain ! ». (11) Son installation apparaît comme une bulle dans le musée, une bulle de réflexion à la fois sur le musée lui-même : sa signification, son histoire, mais aussi sur la mémoire coloniale. Les personnages aux têtes coupées expriment la fin d’un monde, la veille de la révolution en France et donc la fin des privilèges de l’aristocratie. Shonibare établit un pont entre la période prérévolutionnaire et aujourd’hui afin de montrer que les choses ne changent pas, malgré la décolonisation, le monde occidental exploitant économiquement les pays du sud.
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