Le 21 juillet 2014, j’ai reçu un message provenant de Facebook. Il m’indiquait que mon compte était temporairement clos. La raison : trois personnes avaient signalé une image publiée sur mon mur quelques jours plus tôt. Quelle est cette image ? En quoi peut-elle heurter la fragile sensibilité de ces trois personnes en mal de censure ? Il s’agit d’un autoportrait noir et blanc (Intombi I, 2014) de la photographe sud-africaine Zanele Muholi. Une vue en trois-quarts où l’artiste se présente le visage recouvert d’un masque de peinture blanche appliqué sur sa peau noire. Elle est nue. Quel est le problème ? Une femme, une femme noire, une femme noire portant un masque blanc, une femme noire nue ?
L’image recèle différents niveaux de lecture. Tout d’abord elle fait référence à l’ouvrage de Franz Fanon, Peau Noire, Masques Blancs paru en 1952. Un ouvrage essentiel pour la construction des études postcoloniales. Fanon y examine les rapports entre les Noirs et les Blancs du point de vue de sa propre expérience et du point de vue de l’histoire. Il étudie les différences de point de vue, les rapports de force, les conséquences psychologiques, la présupposée hiérarchie entre les races et les sociétés. En pleine période de décolonisation, Fanon fouille le racisme, ses origines et sa persistance. L’autoportrait de Zanele Muholi appuie sur la persistance d’une haine (d’une peur) de l’autre.
L’ouvrage de Fanon se termine par une « ultime prière » : « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! ». Zanele Muholi nous interpelle. L’image nous amène aussi vers le combat de l’artiste : documenter et informer sur la situation des lesbiennes noires en Afrique du Sud. Depuis le début des années 2000, elle déploie un travail politique et militant, en portant son attention et toute son énergie sur la communauté lesbiennes noires. Elle va à la rencontre de ce qu’elle appelle les Black Queers, des femmes qui ne se conforment pas aux attentes de la société traditionnelle africaine. Des femmes méprisées, à qui elle donne un visage, une visibilité. Elles vivent en marge de la société et sont les victimes de crimes ultraviolents visant à une « rééducation » par la force. Elles sont les victimes d’un schéma sociétal hétéro-patriarcal ne leur autorisant aucun droit, aucune liberté. Parquées à l’extérieur des centres-villes, elles subissent un effacement social. Si l’Afrique du Sud postapartheid a mis en avant le souhait d’une société arc-en-ciel, le constat est terrifiant, la différence sexuelle est réprimée. Une injustice contre laquelle Zanele Muholi s’attaque avec ténacité et pertinence dans son travail photographique. Avec les autres femmes de la communauté, elle dénonce le désengagement de l’État, de la police et de la justice, qui ont abandonné leurs citoyennes. Elles luttent contre une indifférence générale et une brutalité systémique.
L’autoportrait de Zanele Muholi est un véritable manifeste politique, une affirmation raciale, sexuelle et artistique. En effet, l’image porte un message fort destiné aux institutions culturelles : le manque de représentation des femmes artistes noires. L’autoportrait s’inscrit alors dans l’héritage militant d’artistes comme Betye Saar, Faith Ringgold, Renée Cox, Tracey Rose, Maria Magdalena Campos Pons, Adrian Piper, Wangechi Mutu, Berni Searle ou encore Kara Walker. L’autoportrait pose une critique dirigée vers une Histoire écrite de manière univoque, vers une situation insupportable active en Afrique du Sud et dans de nombreux pays à travers le monde, vers un manque de visibilité du corps noir dans le champ culturel et artistique. L’image, véritable ode à la différence, mérite-t’elle la censure ? Non, certainement pas : partagez, publiez, relayez !
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+ ZANELE MUHOLI / http://www.stevenson.info/artists/muholi.html
++ INKANYISO / http://inkanyiso.org/
+++ http://inkanyiso.org/2014/07/15/2014-july-15-photo-of-the-day/