À longueur de temps donc, nous manipulons les mêmes objets, empruntons les mêmes trajets, fixons les mêmes panneaux et les mêmes personnes, employons les mêmes phrases stéréotypées, et pourtant objets, trajets, personnes, mots demeurent obscurs, voilés derrière leur netteté banale.
Bruce Bégout. Lieu Commun (2003).
Un chantier, nom masculin, est un endroit où sont entassés des matériaux de construction, où s’opèrent des travaux de réparation, de construction ou bien de démolition. Un chantier est une zone de désordre, de mouvement et de mutation. Comme l’atelier, le chantier représente un terrain de jeu idéal pour les artistes : les matériaux sont bruts, la construction est en cours, toutes les associations et les défournements sont permis, le corps y est lui aussi mis en jeu. Les œuvres de Guillaume Linard-Osorio proviennent de cette zone de désordre. Une zone fluctuante par laquelle un bâtiment ou bien une ville trouve son origine. L’artiste s’empare alors des matériaux qui échappent au visible, des fragments dotés de ce qu’il appelle des signaux faibles : BA13, bois, béton, toile, acier, plâtre, enduit, sable, bitume, laiton, mortier, polystyrène. Des matériaux bruts, cassants, rouillés, pliés, effrités. Des matériaux de faible qualité dont l’artiste va extraire un potentiel physique, sensible, voire poétique. Il leur ôte la pellicule d’indifférence dont ils sont recouverts. Leurs fonctions sont invalidées, contournées, pour ouvrir un champ des possibles. Guillaume Linard-Osorio conjugue de nouvelles perspectives à l’univers du chantier, qui, s’il demeure une zone de désordre, est aussi une zone de contingences plastiques.

Sans titre (excavé) – Ciment, polystyrène, perles Ecce terra, et cetera / Galerie Alain Gutharc, Paris, 2014
Alors, un trésor peut se cacher dans le béton, sous les bardages, entre les bastaings. Si auparavant il appuyait ses recherches sur l’histoire de l’architecture, ses mesures (Le Modulor, le nombre d’or) ou encore sur des éléments de construction identifiables et répertoriés, l’artiste s’adonne désormais à une lecture du chantier plus personnelle et plus désinvolte. Il travaille l’informe pour dégager de nouvelles significations, de nouvelles subtilités. Ses œuvres semblent s’extraire du chantier pour que puissent se dégager des extensions potentiellement narratives, poétiques, philosophiques ou ésotériques. Ainsi, il incruste des colliers de perles de nacre dans un socle formé de polystyrène et de ciment (sans titre (Excavé) – 2014). Ici le potentiel narratif est riche, l’œuvre peut nous renvoyer à une nouvelle fantastique d’Edgar Allan Poe, Le Chat Noir (1843), où le narrateur emmure le cadavre de son épouse. Nous pensons également à différents films noirs, où les cadavres sont discrètement dissimulés dans les fondations d’un chantier. Une sphère de mortier est ponctuée par des chewing-gums roses et blancs. Mâchés et collés contre la pâte grise, les chewing-gums semblent provenir d’une cour de récréation ou d’un trottoir. De la même manière, l’artiste recouvre la surface d’un disque en béton de fard à paupières. Le drapé d’un voile de béton nous renvoie à celui d’un rideau suspendu à une fenêtre. Peu à peu, l’artiste incorpore des éléments intimes et délicats liés à la sphère féminine : perles, fard, voilages, motifs floraux. Dans les fissures, agrégées aux matériaux, deux réalités dialoguent. Des objets et matières impersonnels surgit la trame d’un récit, d’une histoire. De la fonction découle la fiction et la poésie. Guillaume Linard-Osorio hybride différents territoires (public-privé, masculin-féminin, concret-abstrait, réel-fictif) pour amener une reformulation, un décalage, une légère perturbation avec un réel en cours de construction.

Sans titre (fards) – Ciment, fards à paupières
Ecce terra, et cetera / Galerie Alain Gutharc, Paris, 2014
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Texte rédigé à l’occasion de l’exposition de Guillaume Linard Osorio à BIKINI (Lyon).