Aucune terre aussi petite qu’un pot de fleurs,
comme ta terre… Aucune terre aussi spacieuse
que le livre, comme ta terre… Et ta vision
est ton exil dans un monde sans identité
pour l’ombre, ni pesanteur.
Tu marches comme si tu étais un autre que toi.
Mahmoud Darwich – C’est mardi et le temps est clair [Anthologie 1992-2005]
Entre 2013 et 2014, alors qu’elle était étudiante à l’école des Beaux-arts de Nancy, Julie Deutsch part en échange à Jérusalem. Une fois sur place, elle prend rapidement conscience de l’histoire, des réalités et des enjeux d’un territoire hautement complexe. Elle quitte Jérusalem et l’université israélienne pour s’installer Bayt Sahur (Cisjordanie), situant ainsi son engagement. La jeune artiste décide de revenir en Palestine en 2015. Les œuvres, réalisées sur place ou bien par la suite, traitent inévitablement d’un contexte spécifique, d’une région qu’elle est amenée à expérimenter et à tenter de comprendre. Les photographies et les vidéos se rapportent à des problématiques qui existent au Moyen-Orient et bien au-delà. À travers la rencontre de paysages, Julie Deutsch construit une réflexion sur le territoire, l’appartenance, la frontière, la propriété, la violence, l’exil, le passage, la résistance, la mémoire, le langage, le traumatisme et le corps. Face aux images, il nous est difficile de situer et d’identifier la scène. Le plus souvent, l’appartenance géographique ou culturelle n’est pas flagrante. Une double lecture nous est proposée. Une photographie intitulée Paradise Hotel (2015) pose une volonté de trouble et de déterritorialisation. Sur un fond de bâtiment peint en mauve très clair se détachent des fauteuils en plastique blanc disposés sur une moquette verte le long d’une piscine. Une fête a eu lieu. Les ballons jaunes, les cannettes, les bouteilles et autres sachets jonchent au sol. Il nous est quasiment impossible de localiser la scène. Un petit matelas rouge à bandes noires constitue pourtant un indice. L’image a été prise dans la cour intérieure d’un hôtel situé en Cisjordanie, dans le désert de Jéricho. Un lieu où les individus issus des différentes communautés palestiniennes se retrouvent pour se détendre et faire la fête ensemble. Un hôtel, comme un no man’s land, un « paradis » artificiel où le divertissement est permis pour quelques heures.
La notion de territoire est déterminante dans la pratique de Julie Deutsch qui porte une attention à ce qui délimite un lieu, à ses habitant.e.s, à ses transformations. Pour comprendre et prendre la mesure du mur qui sépare Israël et la Palestine, l’artiste élabore un protocole. Elle se déplace le long de la frontière cisjordanienne, tous les 10 kilomètres, tourne le dos au mur et réalise une image de ce qui lui fait face. De zéro à 480 km (2015) confronte différentes mesures : le mur, le paysage, le corps de l’artiste. Elle choisit de ne pas représenter le mur pour en préférer les alentours. Entre présence et absence, le mur, au dos de l’artiste, heurte une région. Dans un souci de bouleversement des échelles et de l’expérience, les photographies sont réunies sous la forme d’une édition que nous sommes invité.e.s à manipuler. Une image, Km70 (2016), est extraite de l’édition parce qu’elle donne à voir la frontière. Dos au mur et face à la montagne jordanienne, l’artiste documente une zone délicate. Son format imposant invite à une approche physique de la photographie. Une fois encore, le paysage est privé de tout marqueur géographique ou culturel. L’œuvre réclame un effort, une recherche pour aller au-delà de l’expérience visuelle.
Les œuvres installent une relation cartographique et topographique aux zones investies. Ainsi, une photographie donne à voir une plante sauvage : la boussaye (titre éponyme de l’œuvre réalisée en 2016). L’urginea Maritima en latin était traditionnellement utilisée par certaines communautés bédouines du désert de Néguev pour signifier leur territoire durant leur absence. Les plantes sont un marqueur. Elles dessinent un territoire et manifestent avec discrétion une pratique non autoritaire à celui-ci. Un usage du paysage résidant sur le repère et le mouvement. Les plantes sauvages apparaissent alors comme des éléments de matérialisation vivante et persistante non seulement d’une inscription d’un groupe dans un territoire, mais aussi d’une histoire. En ce sens, Julie Deutsch poursuit actuellement ses recherches sur la construction des paysages, l’implantation de végétaux assignés à des rôles oppressifs dans les zones rurales et urbaines ; ceci afin d’en déterminer et d’en analyser la portée sociologique et politique.
Les œuvres de Julie Deutsch reposent sur l’observation d’une violence qui opère à tous les niveaux. La violence, dans sa représentation flagrante, y est pourtant rarement évidente. Elle est induite par la présence de signes. La photographie intitulée Le Rendez-Vous (2018) montre un nuage de fumée dans une végétation broussailleuse. Phénomène naturel ou artificiel ? L’image a été prise à Bil’in (Cisjordanie, Palestine) où chaque semaine a lieu une manifestation contre la colonisation. Les manifestations pacifistes y sont violemment réprimandées par l’armée israélienne. Le village est devenu un point de rendez-vous entre les membres des différents groupes et partis, mais aussi avec les journalistes. Le nuage lacrymogène traduit la tension et l’évènement qui se jouent dans ce rassemblement hebdomadaire. La violence apparaît de manière plus ouverte dans Le Bien des absents (2016), une série de 48 photographies de 48 maisons situées à Lifta, un village palestinien situé sur les pentes de Jérusalem-Ouest. Pour survivre au massacre, les habitant.e.s fuient Lifta en 1947. Pour les rendre inhabitables, les maisons abandonnées sont volontairement bombardées en 1948. Deux années plus tard, les terres des habitant.e.s de Lifta sont confisquées du fait de leur absence.[1] Les images présentent des trous béants dans une terre enneigée. Le paysage est traumatisé par le conflit. De même, l’œuvre intitulée Patère d’argent, présentant au centre la compétition entre Apollon et Marsyas dans un concours musical ; sur les anses, sacrifice à Dionysos et scène bachique. 1 r s. Bizerte (2018) s’empare également de la survivance des stigmates de la violence. La photographie, réalisée au musée du Bardo à Tunis, isole une vitrine disposée dans une salle richement ornée de marbre et de carreaux de céramique. En prêtant une attention particulière à l’image, nous nous apercevons que la vitrine dont les vitres sont fêlées par des impacts de balles, est vidée de son contenu. Le musée a choisi de conserver les traces de l’attaque terroriste du 18 mars 2015. Un attentat qui a coûté la vie à vingt-quatre personnes. La patère – l’objet précieux – a disparu, seul son cartel subsiste au centre de la vitrine. Le mobilier blessé se fait alors mémorial d’un trauma collectif.
En se confrontant aux réalités des lieux à l’intérieur desquels elle souhaite agir, Julie Deutsch développe une œuvre où se déploie un ensemble de paysages politiques, de détails significatifs, de traces où cohabitent la brutalité du présent et la nécessité d’une mémoire préservée. En prenant le temps et la distance nécessaires à sa démarche plastique, l’artiste avance, pas à pas, dans une réflexion visuelle et critique portée sur les mécanismes de domination, de contrôle et de surveillance. La Palestine, ou le monde arabe dans son ensemble, constituent à ce jour un terrain de recherche et d’expérimentations permettant de mettre en lumière une humanité complexe, des histoires empêchées, des corps contraints, restreints, assignés à un territoire.
Julie Crenn, septembre 2018
————————————–
[1] En décembre 1950, la loi sur les Propriétés des Absents autorise la saisie des biens de toute personne considérée comme absente. La loi définit un « Absent » comme une personne qui « pendant la période du 29 novembre 1947 au 1er septembre 1948, se trouvait quelque part ailleurs du territoire d’Israël ou ayant tenté d’empêcher l’établissement de l’État d’Israël ou qui le combattait après sa création. »

Patère d’argent, présentant au centre la compétition entre Apollon et Marsyas dans un concours musical ; sur les anses, sacrifice à Dionysos et scène bachique. 1 r s. Bizerte. 2018 (IN PROGRESS)
——————————————————————————————————————–