« Je me suis voulu traître, voleur, pillard, délateur, haineux, destructeur, méprisant, lâche. À coup de hache et de cris, je coupais les cordes qui me retenaient au monde de l’habituelle morale, parfois j’en défaisais méthodiquement les nœuds. Monstrueusement, je m’éloignais de vous, de votre monde, de vos villes, de vos institutions. Après avoir connu votre interdiction de séjour, vos prisons, votre ban, j’ai découvert des régions plus désertes où mon orgueil se sentait plus à l’aise. »
Jean Genet – Journal du Voleur (1949)
« Il se peut qu’on s’évade en passant par le toit. On dit que la Guyane est une terre chaude. » Le titre de l’exposition est emprunté au poème de Jean Genet, Le Condamné à mort. Il l’écrit en 1942 alors qu’il est incarcéré à Fresnes pour vol. Son histoire et son expérience de la prison dès l’enfance constituent le premier socle d’une exposition pensée comme un récit, un conte teinté d’une violence sourde. À Colmar, Laure Tixier réunit pour la première fois un ensemble d’œuvres ayant trait à l’univers carcéral, un thème central dans sa recherche plastique depuis plusieurs années. Une recherche qui débute à partir d’une observation des Prisons Imaginaires de Piranèse et qui a donné lieu à un film d’animation et des aquarelles figurant des architectures réalisées en guimauves et en bâtons de réglisses (Dolci Carceri – 2003/2005). À partir d’œuvres pensées et réalisées selon différents contextes, elle fabrique un nouveau récit à l’intérieur duquel plusieurs histoires s’entrecroisent : celle de Jean Genet, celle de la colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer et celles de prisons dont l’artiste s’attache notamment à restituer les plans.
Le plan d’une prison est pensé pour optimiser la sécurité, limiter les espaces et les déplacements, contrôler les corps et la communication. À l’inverse, une personne incarcérée étudie le plan pour en détecter les failles et pouvoir s’échapper. Dans l’œuvre de Laure Tixier les plans adoptent différentes formes et matériaux. Ils apparaissent par exemple sous la forme de peintures murales (Map with a view – 2014). Les dessins de sept plans des prisons sont schématisés, peints sur des murs blancs et réduits à des traits et des blocs géométriques noirs. Ils ne sont pas immédiatement identifiables, ils rappellent des motifs ornementaux que l’artiste aurait isolés et agrandis. Les prisons, actuelles ou passées, sont localisées en France, en Algérie, en Inde, en Afrique du Sud, à Cuba ou encore en Italie. Ils témoignent d’une homogénéité des mécanismes et des systèmes de surveillance sans distinction culturelle. Jean Genet, envisagé comme un fil rouge dans le récit de l’exposition, a séjourné à la Santé et à la Petite Roquette, deux prisons françaises sélectionnées par Laure Tixier. Petit à petit des échos se créent. Au sol, comme en contrepoint des peintures murales, l’artiste présente une maquette cousue à la manière d’un patchwork le plan de la prison de la Santé. Les œuvres activent ainsi des espaces de projections narratives alimentées par nos propres expériences et un imaginaire collectif de la prison architecturé par la littérature, le cinéma ou encore les médias.
Dans la cour du centre d’art, Laure Tixier a placé des galets blancs. Ils comportent des mots gravés et dorés à la feuille d’or. De mot en mot, le titre de l’exposition apparaît. Les galets blancs proviennent de Belle-Île-en-Mer. L’artiste s’est en effet intéressée à l’histoire de ce bagne insulaire pour enfants actif entre 1880 et 1977. Les colons, considérés comme des « petits vauriens indomptables » ont dû se soumettre à une discipline de fer visant à un redressement moral par le travail et l’éducation religieuse. Âgés de 8 à 20 ans, ils travaillaient quotidiennement dans les secteurs agricoles (cultures et élevage) et maritimes (matelotage, timonerie, voilerie, garniture, corderie, etc.). La discrète présence des galets blancs fait écho à une corvée spécifique réservée aux enfants et adolescents enfermés dans la colonie. Ils devaient descendre la falaise jusqu’à la plage, puis la remonter, chargés de sacs remplis de sable ou de galets. Laure Tixier contourne la violence de leur histoire. Son geste poétique et hospitalier, faisant aussi référence au Petit Poucet, recèle des traumatismes profonds. L’œuvre comporte aussi une dimension mémorielle pour à la fois mettre en lumière une histoire honteuse et réinjecter une part de dignité au sein d’une mémoire collective marquée par les maltraitances, l’humiliation et la soumission.
Laure Tixier traite de l’enfance et du pouvoir de l’imagination pour fabriquer des évasions symboliques. En 1934, le passage à tabac d’un enfant provoque une mutinerie des colons qui se révoltent et tentent de s’échapper à la nage. Les gardiens, les habitants et même les touristes rattrapent le groupe de jeunes fuyards. La tentative de fuite est relayée par la presse régionale et nationale. Jacques Prévert écrit un poème, La Chasse aux Enfants : « Au-dessus de l’île, on voit des oiseaux – Tout autour de l’île il a de l’eau. » Laure Tixier travaille alors à partir de cet événement pour réaliser deux drapeaux : l’un présente la reproduction d’une carte postale montrant les jeunes colons en ligne saluant le drapeau français, l’autre arguant le slogan « Brulons nos châteaux de sable ». Les drapeaux traduisent deux réalités simultanées où les enfants, malgré la discipline et la répression, ne cessent de résister en manifestant un désir de liberté. C’est aussi ce qu’induisent les œuvres Les princesses aux petits pois (2013), Plaid House (2008) et Dolmentransport (2015). Les enfants fabriquent des histoires à partir de ce qu’ils ont autour d’eux. Les matelas suspendus dans l’espace rappellent la configuration d’un dortoir, d’une chambre collective où l’intimité est empêchée. Une couverture devient une cabane protectrice, un abri de fortune à l’intérieur duquel les enfants s’inventent d’autres réalités. Les chewing-gums mâchés se transforment en dolmen, élément d’un paysage fantasmé. Les cordes (produites dans la colonie pénitentiaire par les enfants) forment les lignes des dessins de l’île, du plan de la prison et de sa façade. Le pouvoir de l’imaginaire engendre en ce sens des échappées, des stratégies de résistance vis-à-vis d’une condition insupportable.
Au fil de notre traversée de l’exposition, nous comprenons que les œuvres fonctionnent comme des pièges. Laure Tixier manipule des matériaux qui nous sont familiers (des tissus, des galets, des cordes, des bonbons). D’une manière intuitive, nous nous les approprions, ils semblent rassurants et inoffensifs. Pourtant, parce qu’ils sont intégrés à une histoire ou bien une réalité brutale, les matériaux sont déplacés dans leur sens ou leur fonction première. Ils installent une double lecture qui suscite un mouvement trouble qui bascule du réconfort à l’étouffement, de l’évasion à l’enfermement, de la survie à l’abandon. Avec une douceur largement trompeuse, l’artiste nous attrape et nous plonge dans un récit alimenté par la privation, la violence, la domination, l’empêchement et l’enfermement. Les œuvres qui reposent sur l’univers carcéral recèlent un ensemble de réflexions non seulement sur le contrôle des corps, les systèmes de surveillance et d’oppressions, mais aussi sur un état de résistance par l’imaginaire qui ne connaît ni murs ni frontières.
Julie Crenn
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IMAGES EXPOSITION /
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Il se peut qu’on s’évade en passant par le toit
Espace d’art contemporain André Malraux, Colmar.
Exposition personnelle du 20 octobre au 23 décembre 2018
Vernissage le 19 octobre 2018
+ ESPACE ANDRE MALRAUX – COLMAR
++ LAURE TIXIER