Episode 6 – Julie Crenn : Pratiques textiles, l’exposition comme espace politique et statut d’auteur

Julie Crenn est commissaire d’exposition, critique d’art, historienne de l’art et commissaire associée du centre d’art Le Transpalette à Bourges. Son travail m’a beaucoup inspiré et je souhaitais beaucoup la recevoir dans ce podcast. Souvent, le choix des artistes qu’elle présente et ses expositions mises en place répondent à un fossé de connaissances historiques et artistiques. Son constant travail de réflexion sans jamais se complaire dans les lieux communs de l’histoire de l’art me pousse à m’interroger aussi sur ce que je vois. C’est par ailleurs, à travers, la série d’interviews d’artistes Herstory qu’a émergé la volonté d’affirmer davantage ma pensée décentralisée et décoloniale, féministe et inclusive de l’art. Julie Crenn est très vite ressortie du lot de la même manière qu’Elvan Zabunyan, une professeure d’histoire de l’art contemporain qui traite des études post-coloniales de l’art, une professeure que nous avons eu en commun. Pour elle, comme pour moi, Elvan Zabunyan a joué un rôle déterminant dans la déconstruction du discours critique.
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Episode 6 – Julie Crenn : Pratiques textiles, l’exposition comme espace politique et statut d’auteur
Extrait de l’entretien :
Au cours de mon parcours d’étudiante en histoire de l’art, j’ai eu l’opportunité d’assister à quelques cours d’Elvan Zabunyan et Valérie Mavridorakis. Elvan était la seule a nous parler de questions de genre, de questions féministes, de questions postcoloniales. Quand je suis arrivée en Master, il fallu une discussion critique de mon sujet de mémoire avec elle et avec d’autres étudiants du groupe pour me rendre compte qu’il n’y avait que des hommes, blancs et occidentaux dans ce corpus. Elvan a suggéré que j’aille découvrir le travail de Frida Kahlo dont les reproductions de tableaux et les textes théoriques sur sa pratique ont eu un grand effet sur moi comme sur beaucoup de gens. J’ai donc complètement changé mon sujet de mémoire pour partir sur une étude féministe et postcoloniale de son oeuvre. Plutôt que d’évoquer son parcours intime, sa vie personnelle ou son carnet de santé, je me suis attachée à la dimension protoféministe de son oeuvre et à tous ses engagements politiques (communistes par exemple). Donc Elvan devient une personne pivot dans ma recherche en m’indiquant simplement l’œuvre de cette artiste reconnue. Toute ma recherche s’est ensuite lancée vers ce qu’elle incarne : les questions féministes, décoloniales, d’identités. Finalement, cette histoire au début de ma recherche est devenue le socle fondamental de ce que je produis aujourd’hui
Comment cela influence aujourd’hui ton écrit ?
Me former aux théories féministes m’a appris à situer ma parole, donc d’avoir conscience, et de mes privilèges et de mes oppressions, et d’avoir toujours une veille à l’esprit sur les questions de genre, de sexe, de race, de classe et autres. Finalement, quand j’écris, mes textes sont accessibles au plus grand nombre, en tout cas je l’espère. Par exemple, quand j’écris un texte, j’espère que mon père ou ma petite nièce de 12 ans pourraient le comprendre. Je pense que cette volonté vient de mes origines sociales. J’ai envie, par l’écriture, qu’il se produise une forme d’accessibilité à l’art contemporain. C’est de notre responsabilité en tant qu’historienne de l’art, critique d’art, commissaire d’exposition, que l’art soit destiné à tout le monde, que se soit par l’écrit, les expositions, les dispositions de médiations, l’accompagnement, etc.

Une autre figure a été déterminante dans ta recherche. Il s’agit d’Edouard Glissant qui a notamment parlé d’identité rhizome ou d’identité relation. Comment ces notions ont pu te guider dans la façon dont tu traites la relation aux artistes et au sein de tes expositions ?
J’aime profondément la pensée de E. Glissant car il s’agit d’une théorie poétique. Elle se traduit par des images, par des métaphores. Des paysages apparaissent à la lecture de ses écrits. Cette pensée par le vivant, le paysage, la nature m’a vraiment fortement et rapidement parlé. Etant une voix ultra marine, extraoccidentale mais aussi un peu occidentale, la question de la relation a forcément eu et continue à avoir une influence forte sur ma manière de travailler : connecter des pratiques qui ne seraient pas forcément amenées à se rencontrer, aller chercher toujours plus loin, dépasser les artistes qu’on voit en permanence, aller voir des artistes un peu plus invisibles, qui peuvent avoir des pratiques proches des pratiques dites « amateur », détruire les hiérarchies entre les arts, veiller à ce qu’il n’y ait pas que des hommes dans l’exposition, ou des artistes blancs et blanches.

Une autre notion, la conception de la créolisation qui est une sorte de prolongement de la pensée rhizomique est développée dans l’ouvrage Eloge de la Créolité (1989) de Jean Barnabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Comment permet-elle de chasser la pensée coloniale qu’on peut avoir sur la scène artistique ?
La pensée de la créolisation, c’est la pensée du métissage, du collage, de la réparation, de la résilience, la question des dominations et des hiérarchies. Finalement, la pensée de la créolisation annule toutes ces formes de dominations, de pouvoir, d’enjeux de pouvoirs, pour arriver à une pensée plus horizontale, une pensée rhizomique, multiple, plurielle, inclusive. On peut aussi mixer à notre tour les pensées. Cette pensée de la créolisation annule ces relations de pouvoirs de façon utopique.
En France, on est très frileux, encore aujourd’hui, à traiter de ces questions postcoloniales.
C’est l’éternelle question. Elle vient directement de notre histoire coloniale lourde de conséquences, une histoire qui n’est pas dite, enseignée, ou enseignée que d’une manière partielle, qui n’est pas étudiée ou étudiée d’une manière partielle. Donc c’est une histoire qui n’est pas digérée. On a cette énorme page de notre histoire hyper visible, elle est à chaque endroit de notre société. Lors de mes études, ce verre à moitié vide m’a beaucoup mise en colère lorsque j’ai pris conscience de l’absence d’analyse d’un certain nombre de continents au sein de cette formation. J’arrivais page blanche en histoire de l’art donc j’avais un sentiment de trahison. Cette colère est toujours le moteur de ma recherche aujourd’hui.
Tu dis que tu envisages l’exposition comme un espace politique. Peux-tu revenir sur cette idée ?
A partir du moment où, en tant que commissaire, on présente une exposition dans un espace publique, elle devient un espace politique. De plus, je défends principalement ou essentiellement des pratiques artistiques possédant une dimension politique où les artistes posent des questions sociétales à travers l’oeuvre. L’espace d’exposition est donc d’autant plus politique à l’endroit des oeuvres, endroit où l’on réfléchit sur le monde dans lequel on vit, dans le monde dans lequel on s’inscrit, à nos responsabilités, à nos choix, à ouvrir des questions qui peinent à s’ouvrir. C’est un lieu de réflexions, de débats, de paroles, par conséquent, l’exposition est un format hautement politique.

Tu as consacré une thèse aux pratiques textiles, soutenue en 2012. Peux-tu nous dire comment tu as accordé la pensée de E. Glissant à la pratique de la broderie, en particulier ?
Le sujet provient aussi de cette première recherche liée à l’œuvre de Frida Kahlo puisqu’à la fin de l’écriture de mon mémoire, j’ai commencé à m’intéresser aux robes indigènes qu’elle portait en permanence lors de ses déplacements au Mexique, aux Etats-Unis ou même en France. J’ai porté mon attention sur la dimension politique de ces robes et plus largement du vêtement. En portant ses robes, elle revendiquait son identité et l’histoire coloniale. Artiste métisse (européenne, et indienne-mexicaine), ses robes étaient alors comme les drapeaux d’un engagement identitaire qu’elle portait et rendait vivant au quotidien. Aussi, j’ai eu envie d’élargir ce cadre à la question textile et d’examiner des pratiques artistiques où les artistes s’emparent de tissus, de fils, de techniques liées à ces questions-là pour parler soit de leur histoire corporelle, de questions de genre, de race, de sexualité. J’ai également tout un chapitre de ma thèse dédié à l’exile et l’exode : comment peut-on parler de ces questions d’appartenance à un territoire au travers de ces matériaux textiles ? Cette thèse entrelaçait donc E. Glissant et Frida Kahlo.

Tu mets à mal l’idée de la broderie comme technique liée à la sphère domestique, l’ennui, la docilité, la politesse et la patience féminine. Tu renverses les choses en montrant qu’elle dépasse ces appartenances au genre, au féminin, à quelque chose de doux et de l’ordre du passe-temps. Tu montres la pratique textile comme un vecteur politique avec tout son héritage historique et culturel. Peux-tu nous parler de quelques artistes qui marquent cette vision plastique et politique ?
Déjà, pour moi, c’était important qu’il n’y ait pas que des femmes artistes pour en finir avec tous ces stéréotypes de genre rattachés à la question de la broderie. Au cours de mes cinq années de thèse, je me suis pris des remarques hyper sexistes. Je devais donc à chaque fois me situer, comme si l’art textile ne pouvait pas être l’art contemporain, tel que certains pouvaient se l’imaginer.
Une grande partie de ma thèse est consacrée à Yinka Shonibare, un artiste britannique d’origine nigérienne. Il fait un travail plastique important notamment parce qu’il revient sur l’histoire coloniale européenne en général, et britannique en particulier. Il va reconstituer d’une manière ultra fidèle des costumes, des objets de l’époque victorienne (époque proprement esclavagiste) puis les mettre en scène. Chaque personnage est décapité (faisant par là, un clin d’oeil à la révolution française) et désincarné. Il travaille à partir d’un seul matériau : le wax, un tissu communément associé à l’Afrique alors qu’il fut fabriqué par les hollandais. Ceux-ci n’ont pas réussi à écouler leur tissu sur le marché indonésien possédant déjà le batik, se rabattant par la suite sur le marché ouest africain. Le wax est donc un produit colonial pur. Toutefois, il s’élève aujourd’hui en un support panafricain de revendications politiques vis-à-vis des indépendances et vecteur de messages de résistance (mais aussi de propagande). L’intégration de ce matériau naît au début de ces études en art où les professeurs lui demandaient de réaliser un travail « authentiquement africain » établissant ainsi une critique par l’utilisation du wax et par une relecture de l’histoire coloniale européenne.

Je peux aussi parler de Kimsooja, artiste sud-coréenne dont le travail matérialise et incarne la pensée de E. Glissant. Elle travaille à partir de différents matéiaux, mais elle s’est notamment consacrée au bottari, une couverture traditionnelle sud-coréenne transmise de génération en génération, colorée, brillante, aux motifs divers. Elle sert à transporter des objets précieux et est utilisée aux cours des voyages. Kimsooja va les déplacer de continent en continent sous forme de sculptures ou de performances. De cette manière, elle se place en « femme aiguille »: son corps est une aiguille qui crée du lien entre les populations, entre les territoires. C’est vraiment le travail de la relation telle qu’elle est pensée et énoncée par E. Glissant.
Les lectures qui m’ont marquées pour ouvrir ce champ à l’altérité : Homi K. Bhabha, Edward Saïd, Monique Wittig, Judith Butler, Achille Mbembe.
A découvrir dans la suite de l’entretien :
32:42 « Petite histoire de la broderie contemporaine » : à lire son texte commandé par Lada Neoberdina qui accompagne l’exposition « Broderie : point de départ ». Cette dernière s’est tenue à La Manufacture, le musée de la mémoire et de la création textile de la ville de Roubaix (riche de son passé textile) du 01 février au 30 août 2020. Cette exposition est une carte blanche qui a été proposée à l’artiste par le musée dans le cadre d’une exposition personnelle, mais qu’elle a transformé en une personnelle-collective en y invitant 26 autres artistes, femmes pour la plupart.
35:07 L’artiste Aïda Patricia Schweitzer.
36:57 L’exposition et les interviews d’artistes Herstory nées en 2016 d’une carte blanche proposée par Aude Cartier, directrice de la Maison des arts de Malakoff, confiée à Julie Crenn et Pascal Lièvre. Vidéos Youtube présentées lors de l’exposition, traduites pas Emilie Notéris. Exposition présentée à la Librairie Françoise Vigna (Nice), au Cube (Rabat) et au FRAC Réunion.
45:31 Les liens créés avec les artistes à la Réunion grâce à Béatrice Binoche, directrice du FRAC Réunion.
47:03 La question de la décentralisation de l’art, un point important dans le travail de Julie Crenn repensant de nouveau le lien avec E. Glissant à travers la pensée archyplique qui lutte contre la pensée continentale.
49:22 Son travail en tant que commissaire associée au transpalette à Bourges (une friche intrdisciplinaire, queer, punk, cyborg co-fondé par Erik Noulette) et la programmation qui y est présentée. On parle de l’exposition Soft power, et celles à venir de Myriam Mechita et celle de Myriam Mihindou, celle qui vient de s’arrêter (malheureusement) à cause du nouveau confinement, Even the rocks reach out to kiss you. On y parle notamment d’écoféminisme et de l’artiste Suzanne Husky pensée en lumière avec le travail de Starhawk, une sorcière californienne (55:15).

57:01 Cette exposition nous amène à définir l’écoféministe. Julie Crenn évoque cette terminologie très éclairante de l’écoqueer ou écoqueerféministe pour ouvrir un peu plus ce courant de pensée politique.
1:00:23 Quels sont les enjeux et problématiques des expositions produites spécifiquement sur les femmes ? Et les effets de mode qui y sont liés… Mais aussi les problématiques à la terminologie même « d’artistes femmes » et leur visibilité. On soulève ici les enjeux fondamentaux des études de genre et décoloniales d’en finir avec le cloisonnement des identités.
1:14:27 On parle aussi du statut d’auteur, commandes de textes, précarité et aberrations au niveau de la rémunération.
Bonne écoute !
► Julie Crenn