[TEXTE] ZINEB SEDIRA – Mémoires sensibles

Les terres de mon père, 2016, film.

Zineb Sedira _ Mémoires sensibles 

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« De la disparition du passé, on se console facilement. C’est de la disparition de l’avenir qu’on ne se remet pas. »

Amin Maalouf – Les Désorientés (2012)

Outside the lines. La formule synthétise les enjeux de la pratique artistique de Zineb Sedira. En dehors des lignes. De quelles lignes parlons-nous ? Qu’elles soient réelles ou imaginaires, elles peuvent être envisagées de différentes manières : lignes de vies, frontières, limites, orientations, dessins, écritures, récits. Les lignes sont plurielles, elles sont à la fois intimes, politiques, symboliques, éthiques, géographiques, sociologiques, historiques, mémorielles, physiques, sensibles. Elles sont inévitablement personnelles et collectives. L’artiste fouille les territoires situés entre et au-delà des lignes. « L’étymologie du préfixe latin ʺtrans-ʺ  constitue le meilleur moyen d’approcher le mouvement dans les images fixes et mobiles de Zineb Sedira : transfert d’information, transmission, transport, transformation. Ce préfixe signifiant ʺà traversʺ, ʺau-delàʺ, ʺde l’autre côté deʺ, implique un flux qui modifie l’identité des objets dans l’acte de traverser. »(1) Son processus artistique implique un mouvement, une rencontre. L’artiste se définit comme une gardienne de mémoires et une conteuse d’histoires. Elle protège et transmet les fragments d’une mémoire collective construite sur des manques, des non-dits, des traumas, des secrets. Des manques que l’on pense ancrés dans le passé, invisibles et silencieux, et qui pourtant, forment des ricochets d’une génération vers une autre, du passé vers le présent. Les manques engendrent les fantômes qui hantent les corps, les cultures et les paysages.

Dans le domaine policier, une enquête est effectuée suite à un constat, celui d’une infraction. L’enquêteur.trice entreprend alors une recherche de preuves, de témoins, d’indices qui vont lui permettre d’établir un dossier pour demander réparation auprès du système judiciaire. Nous retrouvons tous ces éléments dans l’œuvre de Zineb Sedira qui ne cesse de constater les carences, les omissions et les conséquences de l’histoire qui lie la France et l’Algérie, mais aussi du récit algérien. Elle fait le constat du système colonial qui perdure dans le temps, dont les blessures non cicatrisées s’inscrivent en profondeur dans un héritage qui peine à être énoncé. Le constat d’une histoire volontairement invisibilisée et mal racontée. Une histoire alimentée de silence, de non-dit et de secret. C’est à partir de ces constats qu’elle débute ses investigations pour compléter les manques et rassembler les pièces d’un puzzle difficile à terminer. Une enquête aussi pour enregistrer et visibiliser les corps et les voix des témoins, des gardien.nes d’une histoire complexe et violente. Le choix des médiums vidéo et photographique s’inscrit dans cette volonté d’enregistrer et d’archiver. La caméra, l’appareil photographique et les fonds d’archives (publics et personnels) constituent les outils privilégiés de l’enquête. Grâce à eux, Zineb Sedira restitue des témoignages, pense des dispositifs scénographiques pour rendre visibles et lisibles les archives (anciennes et nouvelles) d’une narration fragmentée. 

En 1986, Zineb Sedira quitte la France pour s’installer à Londres. Entre 1992 et 1997, elle est étudiante à la Central Saint Martins College of Art and Design et la Slade School of Art. Là, elle se construit intellectuellement et politiquement en se nourrissant des Cultural Studies, des Gender Studies, des pensées postcoloniales et féministes, ainsi que du British Black Art Movement. (2) « C’est là que j’ai commencé à développer une meilleure compréhension intellectuelle et historique des héritages coloniaux. Cela m’a conduite à renouer avec mon identité et mon histoire tout en me détournant du ʺpathosʺ franco-algérien. Au fond, j’ai alors pris conscience de mon algérianité et de mon africanité. »(3) Les outils théoriques et les rencontres artistiques l’amènent à penser sa propre histoire et à se pencher sur les problématiques coloniales. Via la question du voile, elle revisite notamment l’imaginaire orientaliste, la manière occidentale (exotisante) et patriarcale de représenter, de fantasmer ou de décrire les femmes arabes. Elle s’attache d’une manière plus profonde au récit de l’Histoire : qui l’écrit ? A partir de quelles sources ? Comment ? Pour qui ? Pour cela, elle ne travaille pas seule. Son enquête se déploie dans plusieurs champs regroupant les sciences humaines, mais aussi la religion, le cinéma, la musique, la presse, l’oralité, l’architecture ou encore les langues. Zineb Sedira articule ainsi un ensemble d’éléments (les traces, les ruines et les fantômes) d’une « mémoire négligée ».(4) En tant que gardienne et conteuse, l’artiste est investie d’une responsabilité, celle de prendre soin et de réparer une mémoire incomplète. « J’essaye de faire parler ceux que l’on n’entend pas, ceux que l’on ne veut pas entendre. » Par la rencontre et l’enregistrement, qui vont faire œuvre, elle fabrique un espace de parole pour celles et à ceux que l’on écoute peu, que l’on voit peu et que l’on préfère à l’écart du récit officiel. L’artiste donne « la voix aux invisibles », aux témoins, acteur.trices et victimes d’une histoire partagée. Il s’agit majoritairement d’histoires orales qu’elle s’emploie à transcrire visuellement, elle enregistre, elle « grave l’histoire » dans l’image fixe et mobile. Par l’exposition, elle diffuse les œuvres, donc les expériences racontées par les gardien.ne.s de leurs mémoires. Les histoires voyagent, elles donnent lieu à une littérature, les noms sont cités, les expériences sont racontées et analysées. Par leur circulation, elles infusent et s’ancrent progressivement pour générer « une histoire racontée avec des différences ».(5)

Intimité politique

À propos des Français.es issu.es de la troisième génération postcoloniale, Karima Lazali écrit qu’ielles héritent d’un impensé, ielles se disent à la fois encombré.es et responsables du colonialisme inscrit dans leur chair. Elle poursuit avec une série de questions : « que faire et comment hériter de quelque chose qui s’est déroulé antérieurement à ma venue au monde et dont je ne peux parler pour des raisons que j’ignore ? Quelles ont été les véritables positions politiques des parents et grands-parents dans la ʺcolonialitéʺ, terme qui désigne cette longue période (cent trente-deux ans) de domination et de violence, alors qu’ils maintiennent pour leurs descendants un interdit de penser ? Comment élaborer son histoire personnelle lorsque le silence parental rejoint le blanc du politique ? »(6) Zineb Sedira explore et enquête à partir de la zone blanche (mémorielle et politique) de l’histoire coloniale française en Algérie. Karima Lazali parle de la dimension impénétrable et inappropriable du récit strictement politique de l’histoire coloniale. Elle ajoute que « l’Histoire est amputée et les sujets sont interdits de visiter les recoins de leurs histoires familiales, souvent complexes, pleines de nuances et de subtilité. Le constat de cette irrecevabilité de l’histoire coloniale, ici et là, a imposé la nécessité d’y entrer autrement, en renonçant à ses parts légendaires et mythiques, au profit de l’arrière-scène du fait historique. »(7) L’arrière-scène dont parle l’autrice est privée de ses souvenirs. Son exploration réclame ainsi une (re)construction de ses archives pour que la zone blanche puisse s’épaissir, se remplir de voix, d’images et de corps. L’arrière-scène se situe dans ce qui n’est pas officiel, elle se manifeste dans l’espace intime, celui du corps individuel et du corps collectif. La famille représente en ce sens un terrain privilégié de l’arrière-scène. Zineb Sedira mène ses recherches dans le déplacement des corps et des mémoires entre l’Algérie, la France et le Royaume-Uni. À partir de son propre corps, elle va déterminer des zones de fouilles pour en élargir le cercle. Le processus l’amène à des rencontres, des discussions. Par là, elle invite des « personnes modestes » qui ne sont ni des historien.nes ni des sociologues à faire entendre leurs voix. L’enquête débute ainsi la famille, une sphère intime, « anti héroïque » à partir de laquelle elle va réparer et reconstruire une narration personnelle. Ses parents quittent l’Algérie au début des années 1960, elle naît en 1963 et décide de quitter la France pour s’installer à Londres en 1986. Ces différents déplacements impliquent un mouvement des corps, des langues, mais aussi une séparation et l’expérience d’une existence entre trois territoires. 

La transmission orale est devenue un axe important de sa réflexion plastique et critique. Depuis le début des années 2000, elle filme, photographie et échange avec sa mère, son père et sa fille. Elle enregistre les corps et les paroles des membres de sa famille pour comprendre sa propre histoire, mais aussi pour ne pas être étrangère vis-à-vis de celle-ci. L’échange intergénérationnel implique une réappropriation d’une racine commune, d’une histoire collective. L’artiste imagine des ponts métaphoriques pour que cette histoire circule dans le temps et dans l’espace. Elle résiste à la puissance du silence en créant des situations de paroles. C’est précisément ce qui se joue dans l’œuvre vidéo Mother Tongue (2002) qui présente, sur trois écrans séparés, trois conversations entre les femmes d’une même famille (Zineb Sedira et sa mère, puis Zineb Sedira et sa fille, enfin la grand-mère et la petite fille).(8) Chacune parle dans sa langue maternelle : le français, l’arabe et l’anglais. S’opère alors une altération progressive des conversations allant jusqu’à l’incompréhension entre la grand-mère et sa petite fille. L’œuvre témoigne non seulement de la situation de l’entre-deux (cultures, langues, territoires) mais aussi du télescopage générationnel qui existe dans cette volonté de communiquer et de transmettre une mémoire commune. C’est aussi ce que l’artiste met en œuvre avec l’installation vidéo intitulée Mother, Father and I (2003) où une image projetée présentant Zineb Sedira fait face à deux autres images projetées présentant ses parents. L’artiste regarde et écoute les témoignages de sa mère et de son père qui racontent la guerre d’indépendance de l’Algérie de leurs points de vue respectifs. Par le prisme de l’oralité et du récit autobiographique, l’artiste génère une performance collective visant à une déconstruction de la politique de la mémoire officielle. C’est également ce que nous comprenons de l’œuvre intitulée Les terres de mon père (2016). À partir de cartes du cadastre antecolonial, Zineb Sedira et son père reviennent en Algérie pour vivre le souvenir d’une maison, de parcelles de terres cultivées, de gestes quotidiens. Ensemble, ielles performent la mémoire en arpentant les limites de ce que fut la propriété. L’un revit sa propre histoire, tandis que l’autre expérimente la transmission de cette histoire. L’artiste croise là l’objectivité des cartes (outils de contrôle de l’espace) et la subjectivité de la mémoire des corps (relation sensible, nostalgique et émotionnelle à l’espace).

Mémoires invisibilisées

La question de l’architecture traverse l’œuvre de Zineb Sedira. Elle accorde une attention spécifique à l’architecture coloniale dont chaque bâtiment est envisagé comme l’archive physique, à la fois vivante et fantomatique, d’une histoire entre les deux pays.(9) Malgré le fait que ce bâti soit en train de disparaître, il est l’archive d’une histoire présente, visible et vivante. Les habitant.es d’Alger vivent au quotidien avec les traces physiques du colonialisme. « Une architecture exceptionnelle qu’il est important de préserver. » Il incarne l’érosion de la mémoire. Aux témoins humains qui disparaissent progressivement et dont il est urgent de perpétuer les paroles et expériences, l’artiste établit une relation avec l’architecture coloniale française en Algérie. La mer avance, elle gagne sur la terre, le bâti s’érode par le vent et le sel, la mémoire se dégrade avec le temps, le vent et le sel. « Les objets matériels qui peuplent les œuvres de Sedira – architectures ou artefacts – ne sont pas seulement pris dans des processus d’effacement et de dissolution reflétant la fin d’époques historiques – la période coloniale, le ʺmodernismeʺ ou le monde industriel. Ils soulèvent aussi des questions importantes quant à la persistance future de cet héritage. »(10) La corrélation entre l’architecture coloniale – dont il faudrait prendre soin afin que l’histoire soit préservée et transmise – et les détenteur.trices d’histoires personnelles et collectives est rendue possible. Zineb Sedira confie avoir un attrait particulier pour les personnes âgées, les conservateur.trices d’histoires et d’archives. Elle est touchée par la perte de la mémoire et par extension par l’urgence de la récolter. Elle demande : « Qui détient la mémoire ? » Le récit de l’histoire n’appartient pas aux dirigeants qui au fil du temps manipulent selon leurs intérêts la mise en lumière de tel ou tel aspect de l’Histoire. L’artiste pense au contraire que chaque personne porte une histoire, une expérience dont la transmission participe à la réparation des manques. « L’histoire personnelle contredit forcément l’histoire officielle. » Zineb Sedira pratique ainsi une résistance vis-à-vis du récit dominant qui invisibilise toutes celles et tous ceux qui pourraient l’ébranler. 

Dans l’écriture de contre-récits, Zineb Sedira prête une attention particulière à celles et ceux dont les expériences et les souvenirs ne sont pas considérés. En ce sens, depuis le début des années 1990, les femmes trouvent une place et un rôle important dans sa réflexion critique et plastique. « Il est vrai que, dans mon travail, la plupart des protagonistes sont des femmes, y compris ma mère et ma fille. […] La présence des femmes est importante, parce qu’elles sont pour moi les porteuses des traditions, dans le contexte familial et au-delà (via une transmission maternelle). C’est vrai dans ma famille. Ma grand-mère et ma mère nous racontaient des histoires : elles ont transmis une langue, des traditions et des rituels aux enfants. »(11) Par-delà le cercle familial, Zineb Sedira élargit le champ de son enquête en allant à la rencontre de nouvelles gardiennes. Par exemple, l’installation vidéo Gardienne d’images (2010) résulte d’un entretien avec Safia Kouaci, la veuve de Mohamed Kouaci. Ce dernier était photojournaliste en Algérie, il a documenté de manière officielle la Révolution. Ses images ont été plongées dans l’oubli. Celle qui fut une combattante anticoloniale parle de l’héritage laissé par son époux, mais aussi de son vécu militant. Safia Kouaci alterne entre récit personnel et histoire collective. « On peut interpréter cette œuvre comme une œuvre féministe parce que l’archive que nous présente Safia est d’une profonde importance historique pour l’Algérie et les femmes algériennes. Mais elle montre aussi que l’État n’a pas su reconnaître l’influence des femmes dans l’obtention de l’indépendance. L’archive devient culturellement vaine et inutile à cause de l’incapacité de l’État à l’autoriser et à la préserver. »(12) Son témoignage précieux est à la fois un hommage au travail de Mohamed Kouaci (ses archives photographiques alimentent une contre-histoire) et la manifestation de l’extrême fragilité d’une mémoire collective. 

L’arrière-scène est peuplée de femmes.(13) Elles représentent la part invisible et inaudible du récit officiel de l’Histoire : leurs corps, leurs discours, leurs représentations, leurs actions, leurs engagements, leurs choix, leurs objets. C’est aussi ce qui se joue d’une manière visuelle au sein de l’œuvre intitulée Les Exilées d’Algérie, Amel, Fatiha, Salia, Zouleikha et Aïcha (2000), une série de cinq photographies présentées dans des caissons lumineux. Zineb Sedira réalise les portraits de cinq femmes ayant fui l’Algérie durant la Décennie Noire. Seules leurs ombres sont visibles pour préserver leur anonymat et pour renforcer l’idée d’une présence résistante. Si l’œuvre fait écho à l’impossibilité pour l’artiste de revenir en Algérie, ainsi qu’une prise de position vis-à-vis du débat antivoile actif en France, elle manifeste aussi l’ombre à laquelle les femmes combattantes et exilées sont assignées. Leurs silhouettes accompagnées de leurs prénoms mentionnés dans le titre de l’œuvre attestent d’une présence persistante, d’un refus de l’effacement patriarcal. « En leur donnant une voix, je rétablis l’équilibre : je les place au centre et je les ré-inscris dans des histoires culturelles et sociales. […] Les femmes ont été assujetties, ignorées et anonymisées de la même manière que les archives. »(14)

Réaffirmer une histoire militante

L’intime est posé au cœur de l’œuvre de Zineb Sedira. L’enquête sur sa propre histoire conjuguée au passé, au présent comme au futur, la porte vers d’autres expériences. C’est l’alliance des récits, des traces de souvenirs, des corps et des paysages qui peu à peu forment une véritable contre-histoire. Le processus de l’enquête qui oscille en permanence entre la sphère intime et l’espace collectif met volontairement à l’épreuve une histoire passée sous silence. « J’utilise souvent des matériaux d’archives (français, algériens ou britanniques) parce que ce sont des héritages auxquels j’ai droit. Ma prérogative est de créer des contre-histoires ou des histoires alternatives – de ʺdétournerʺ les histoires officielles – et de produire un récit personnel, de ʺraconter une histoire avec des différencesʺ. L’œuvre d’art (avec l’archive héritée) deviendra une autre archive, un héritage personnalisé et qui créera donc une mise en abyme. Les lieux, les histoires orales, les rencontres qu’explore mon art font partie de mon héritage ; ils deviennent une part de mon identité. […] La personnalisation ou l’emploi de stratégies autobiographiques renforcent la voix personnelle contre les archives d’État ʺofficiellesʺ. »(15) La personnalisation de l’héritage trouve sa forme la plus directe avec la présentation de l’installation intitulée Way of Life (2019). Celle-ci repose sur le déplacement intégral du salon londonien de l’artiste qui n’hésite pas à rendre public un espace intime formé à partir de matériaux privés : des livres, des meubles, des objets artisanaux, des affiches de films, des plantes, des photographies, des disques. Les visiteur.ses de l’exposition sont invité.e à pénétrer le salon pour s’installer dans les fauteuils, lire des textes, écouter des musiques et s’imprégner d’objets relatifs aux années 1960 et au panafricanisme. Sa présence atteste d’un élan : « Une période où des mouvements militants sont nés : les Civil Rights mouvements, les mouvements anti-impérialistes, anticolonialistes. […] Il y avait une vraie conscience politique, mais aussi de solidarité globale. »(16) L’Algérie obtient son indépendance le 5 juillet 1962 (une année avant la naissance de l’artiste) et devient le symbole de la révolution panafricaine. « On appelle d’ailleurs Alger, La Mecque des révolutions. »(17) Le salon déplacé permet la visibilité d’une pensée radicale située dans un contexte historique et politique chargé de transformations, de libérations et d’aspirations collectives. Le salon situe historiquement et culturellement la pensée de l’artiste dans la révolution et la résistance. Il apparaît ainsi comme un espace partagé où le récit officiel est mis à mal par la réunion d’esprits libres et indépendants. Si la dimension autobiographique traverse subtilement son œuvre, elle est ici pleinement affirmée et revendiquée. L’œuvre s’inscrit aussi dans les mouvements féministes qui prônent – Personal is political – et prônent encore aujourd’hui la puissance politique de l’intime et du privé. (18)

Des œuvres comme Gardienne d’images et Way of Life manifestent le militantisme algérien que la politique de la mémoire officielle souhaite gommer. À propos des politiques autoritaires, Karima Lazali écrit : « Ces politiques semblent particulièrement aptes à entretenir le déni dans le collectif. Pour ce faire, les logiques de totalisation et de clôture homogénéisante orchestrent la fabrique des effacements. »(19) Zineb Sedira rend publiques des archives volontairement maintenues dans l’oubli. Elle explique : « On peut ici revenir à l’archive, ou, plus exactement à son absence, qui souligne la compréhension problématique de ce qui a été réalisé, spécifiquement et symboliquement, depuis l’indépendance de l’Algérie. Depuis lors, les archives du pays sont contrôlées par l’État. Les chercheurs et la société civile en général doivent surmonter toutes sortes d’obstacles pour pouvoir évaluer des images et des documents du passé. Quand l’archive devient une institution de pouvoir légitimée par l’État, dans le cadre d’un régime autoritaire, le fait de l’interroger devient le signe d’un rapport critique à l’histoire algérienne. Cela peut-il être une entreprise révolutionnaire ou un acte de résistance ? »(20)

Zineb Sedira compare volontiers les mouvements de résistances plurielles qui se sont formés à partir des années 1960, aux mouvements de résistance actuels. En Algérie, le Hirak (« mouvement » en arabe) a débuté le 16 février 2019. (21) Les manifestant.es réclament le retrait de la vie politique d’Abdelaziz Bouteflika qui souhaitait briguer un cinquième mandat présidentiel. Ielles réclament une seconde République pour plus de démocratie, de liberté et de justice. Les Algérien.nes qui manifestent depuis plus d’un an et demi tous les mardis et tous les vendredis ont été coupés dans leur révolte du fait de la pandémie actuelle. Le Hirak atteste d’une volonté collective de réappropriation des droits fondamentaux, de sortir de la torpeur autoritaire et du silence. Mais aussi de « se réapproprier la rue comme en 1969 durant le Festival Panafricain. Les rues et les espaces publics ont été dépeuplés depuis la Décennie Noire. »(22) Il s’agit aussi d’en finir avec les négligences aliénantes et de s’extirper d’une chape de plomb qui enferme l’histoire d’un pays. « C’est peut-être pour cette raison qu’en tant qu’artiste, je m’intéresse à l’usage de l’archive, parce qu’elle semble en un sens compenser les échecs de l’État algérien ou, en réalité, de n’importe quel État. Il semble qu’en niant certaines archives et certaines mémoires, nous oublions aussi une identité militante et une utopie qui ont existé naguère, mais que l’on pourrait explorer à nouveau, que l’on pourrait mettre au service d’autres paradigmes. »(23) L’artiste met en place une œuvre extrêmement sensible visant à une prise de conscience quant à l’écriture et le contrôle du récit de l’histoire, qui, en Algérie, est maintenu sous le contrôle du Ministère de la Résistance. L’œuvre de Zineb Sedira invite à l’acceptation d’une responsabilité partagée pour écrire ce récit d’une manière collective et inclusive.

Julie Crenn, 2020

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NOTES

1. JECU, Marta. « Le retour comme œuvre de l’esprit – Considérations sur l’exposition de Zineb Sedira au Jeu de Paume » in Zineb Sedira – L’espace d’un instant. Paris : Jeu de Paume, 2019, p.33.

2. Le Black British Art est un mouvement artistique antiraciste et féministe né au Royaume-Uni en 1982 sous l’impulsion notamment de Rasheed Araeen. Influencé.es par la pensée critique de Stuart Hall, les artistes les commissaires du mouvement visaient et visent encore aujourd’hui à insérer les problématiques raciales et genrées dans l’espace de représentation. Le mouvement compte des artistes et commissaires tel.les que : David A. Bailey, Black Audio Film Collective, Sonia Boyce, Eddie Chambers, Shakka Dedi, Denzil Forrester, Lubaina Himid, Claudette Johnson, Remi Kapo, Eugene Palmer, Keith Piper, Donald Rodney, Mark Sealy, Marlene Smith and Maud Sulter. Voir : ORLANDO, Sophie. British Black Art – L’histoire de l’art occidental en débat. Paris : Dis Voir, 2016.

3.  G. CORTES, José Miguel ; VIEWING, Pia. « Entretien de Zineb Sedira » in Zineb Sedira – L’espace d’un instant. Paris : Jeu de Paume, 2019, p.97.

4.  Sauf mention contraire, les citations de l’artiste sont extraites d’une conversation téléphonique datée du 11 mai 2019.

5.  En 2001, Zineb Sedira présente une œuvre intitulée Damascene, un papier peint formé de motifs orientaux sur lequel est inscrite une phrase en lettres noires : the other side of the story: a story told with differences (« l’autre côté de l’histoire : une histoire racontée avec des différences. » La phrase apparaît comme un statement.

6. LAZALI, Karima. Le trauma colonial : enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie. Paris : Éditions La Découverte, 2018, p.8.

7. Ibid, p.9.

8. Dans une même perspective, Zineb Sedira réalise un papier peint intitulé Une génération de femmes (1997) où elle articule des motifs géométriques issus des arts décoratifs islamiques et des portraits photographiques de sa fille, de sa mère, de sa grand-mère et d’elle-même. Si traditionnellement, la figure humaine est interdite, l’artiste transgresse cet interdit pour insérer les femmes d’une même famille dans un espace de représentation politique. En 2003, elle présente un triptyque photographique intitulé Mother, Daughter and I, formé de trois doubles portraits. Les images fixes accentuent notre attention sur les gestes, les expressions et les regards entre les trois femmes. Toujours en 2003, elle réalise trois portraits photographiques de trois femmes (Untitled, 2003) dont les corps sont spatialement séparés des têtes. L’œuvre fait autant référence à l’impossible retour de l’artiste en Algérie pendant la Décennie noire (la Guerre Civile Algérienne, 1991-2002), qu’aux problématiques d’appartenance culturelle et d’identités. [En lignes] : https://www.la-criee.org/fr/zineb-sedira/

9. Voir : HENNI, Samia. Architecture de la Contre-révolution – L’armée française dans le Nord de l’Algérie. Paris : Editions B42, 2019.

10.  JECU, Marta (2019) p.33.

11.  G. CORTES, José Miguel ; VIEWING, Pia (2019), p.99.

12. id.

13. L’arrière-scène est aussi peuplée d’enfants dont les paroles ne sont pas prises en compte. Ni vus ni entendus, les enfants ne sont pas considérés comme des témoins valides et sérieux.  C’est ce qui a amené l’artiste, à l’occasion de son exposition personnelle à Rennes, à réaliser l’œuvre intitulée Study of a film « J’ai huit ans » (I am 8 years old) – 2019. Zineb Sedira y analyse le court-métrage J’ai Huit ans réalisé par Yann Le Masson et Olga Poliakoff en 1961. Pendant la guerre, les réalisateur.trices filment une dizaine d’enfants témoignant de leur expérience des violences en cours. Le film sera interdit de diffusion en France jusqu’en 1973. A la manière d’une frise chronologique ou d’un tableau d’enquête, Zineb Sedira revient sur l’histoire de ce film militant en exposant des dessins d’enfants, des éléments de correspondances, des extraits de scripts ou encore des photographies. Voir : GIRARDEAU, Zérane S. Déflagrations – Dessins d’enfants, guerres d’adultes. Paris : Anamosa, 2017.

14.  Ibid., p.100

15.  Citation de Zineb Sedira extraite du texte de Marta Jacu (2019, p.35)

16.  Entretien avec Zineb Sedira. Mis en ligne le 5 novembre 2019. [En ligne] : https://www.youtube.com/watch?time_continue=94&v=mTw9Z-bTuPQ&feature=emb_title

17. Idem

18. Impossible de ne pas penser à l’œuvre de Tracey Emin, My Bed (1998), où de manière fictive ou réelle, l’artiste britannique présente une réplique de sa chambre à la Tate Gallery à Londres.

19. LAZALI, Karima (2018), p.125.

20.  G. CORTES, José Miguel ; VIEWING, Pia (2019) p.101.

21. BENDERRA, Omar ; GEZE, François ; LEBDJAOUI, Rafik ; MELLAH, Salima. Hirak en Algérie – L’invention d’un soulèvement. Paris : La Fabrique, 2020.

22. Précision apportée par l’artiste le 26 août 2020.

23.  G. CORTES, José Miguel ; VIEWING, Pia (2019), p.102.

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Zineb Sedira photographed in the Whitechapel gallery, where her Brixton living room has been recreated in wallpaper. Photograph: Suki Dhanda/The Observer

Zineb Sedira _ https://www.zinebsedira.com/

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