Le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (MAHJ) présente actuellement l’exposition Saviv saviv de Carole Benzaken (née en 1964, à Grenoble). Dans les années 1990, elle a participé au renouveau de la peinture contemporaine, grâce à l’utilisation d’une palette colorée, lumineuse et à une approche singulière de l’image peinte. En effet, elle collecte des images médiatiques extraites des journaux, d’Internet, au cinéma, elle sélectionne des captures d’écrans ou photographie les paysages urbains, la nature et les individus rencontrés. À partir de ce flot d’images numériques, elle procède à un travail de reformulation plastique via la peinture où s’entremêlent imaginaires collectifs et personnels. Carole Benzaken s’attache aux textures, aux détails et aux imperfections de ces images glanées. Elles sont pixélisées, floutées, nous y décelons des formes, des paysages, des figures humaines, noyés dans la couleur et le mouvement. Les toiles, soit des grands formats, soit des formats plus petits présentés les uns à la suite des autres telles les images d’un film dont l’histoire se déroule sous nos yeux. Un rapport à la vidéo et au cinéma qui joue un rôle important dans sa conception même de l’image.
Après avoir vécu et travaillé aux Etats-Unis, Carole Benzaken revient en Europe, sur la terre d’une histoire douloureuse, non digérée. En 2009, elle est invitée à exposer dans le cadre du festival Ars Cameralis au centre d’art de Bielsko Biala à Katowice en Pologne. Rapidement elle découvre que le centre a été construit en 1950 sur les cendres d’une synagogue incendiée par les nazis en 1939. Une terrible révélation qui résonne en elle. « Être si près de la faille, si proche de l’insupportable. » Elle est saisie par le choc qui l’amène à une exploration intense des lieux, de l’Histoire, de sa propre histoire dont elle capte des fragments dans les paysages, les pierres et les livres sacrés. Un travail mémoriel qui la conduit vers le camp de Birkenau (où elle apprend que la traduction de Birkenau est « le petit bois de bouleaux »).
Revenir du bout du monde jusqu’à soi. C’est bien souvent notre histoire personnelle qui guette au coin d’une rue ou d’une image trouvée par hasard. Du Pacifique jusqu’à Paris, pour me diriger vers ce que j’avais fui de toutes mes forces…, une Europe construite sur la pesanteur des non-dits et sur une culpabilité à plusieurs têtes mais sans visage, tissée à l’Est, mais entretenue à l’Ouest. [Carole Benzaken, 2011].
À paris, elle rencontre Yaacov A., son professeur d’hébreu biblique, avec qui elle va étudier et s’imprégner des textes issus de la Torah et de la Bible. Elle prend des cours d’hébreu, de lecture et de retranscription pour mieux appréhender les textes dont les multiples traductions l’éloignent de leur sens originel. Un texte capte spécifiquement son attention, celui de la prophétie d’Ezéchiel (le prophète de l’exil), 37, versets 1 à 14. La « traversée de la vallée de l’ombre et de la mort, celle des ossements très secs, jusqu’à leur résurrection ». Au milieu de cette vallée mortifère, les ossements reprennent vie grâce au souffle divin : « Le souffle vient en eux, et ils vivent. Ils se dressent sur leurs pieds, une armée fort, fort grande ! » (37.10). Le texte fait écho à la Shoah dont les ossements témoignent, tandis que la renaissance de ces derniers incarne « la maison d’Israël » (37.11). Carole Benzaken a extrait la formule Saviv saviv (37, 2) dont la traduction complexe retient : « Autour, autour ». Elle gravite donc autour d’une Histoire collective et de son expérience personnelle, de son approche du trauma qu’elle se doit de transcender.
L’étude du texte d’Ezéchiel a donné naissance à une série de dessins en noir et blanc sur calque (Ecclésiaste 7-), une œuvre murale formée d’un rouleau de papier intitulé Megillah Ben Adam et Saviv saviv, un ensemble de tablettes lumineuses faisant état de paysages lumineux où la « vie pulsée et injectée dans des rhizomes d’arbres caducs, système veineux d’où surgit cette vie tout autour ». (Carole Benzaken). Dès lors nous constatons la disparition temporaire de la peinture et des couleurs vives au profit d’une œuvre dessinée sobre, spirituelle et lumineuse. Megillah Ben Adam (Megillah signifie rouleau en hébreu) se déploie au centre des murs blancs de la première pièce de l’exposition. Un rouleau de papier sur lequel Carole Benzaken a reproduit entièrement le texte de la prophétie d’Ezéchiel, dont les lettres hébraïques blanches sont juxtaposées aux images dessinées. Nous y voyons des paysages boisés (en référence à la traduction de Birkenau), des jambes d’enfants sautillant, des champs, des images en mouvement comme prises d’un train, un avion, un visage fragmenté etc. Des paysages qui font échos aux dessins sur calque présentant des paysages boisés, quasi abstraits. Sans volonté d’illustrer directement la prophétie, l’artiste a regroupé des images et des impressions intimement liées à la Shoah, à son exil (images fuyantes) et à son voyage voué à une réconciliation non seulement avec elle-même mais aussi avec une Histoire pesante.
Les trois ensembles d’œuvres se révèlent être un partage sincère et intime non seulement de sa compréhension du texte dont la teneur fait sens avec sa propre histoire, mais aussi de son voyage des Etats-Unis vers la Pologne qui l’a amené à un retour sur une histoire familiale, une histoire collective douloureuse, ses racines et ses croyances. Comprise comme une « respiration », une étape de son voyage spirituel, Saviv, saviv est une exposition émouvante, sobre et lumineuse.
Julie Crenn

"Saviv Saviv: Ensemble de tablettes lumineuses, réalisées en collaboration avec Ludovic Avenel et les Ateliers Frédéric Laffy.: dessins numérisés et incrustés dans des tables laquées et rétro-éclairées avec variations lumineuses 2009 / 2011". Courtesy Carole Benzaken.
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Exposition Carole Benzaken – Saviv saviv, au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, du 12 octobre 2011 au 5 février 2012.
Plus d’informations sur l’exposition : http://www.mahj.org/fr/3_expositions/expo-Carole-Benzaken.php?niv=2&ssniv=3.
Plus d’informations sur l’artiste : http://www.carolebenzaken.com/.
Article pour la revue Inferno : http://ilinferno.com/2011/12/15/carole-benzaken-reconciliations/
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