ACTIONS EN RELATION – Sarah Trouche /// STRADDA #34

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 Sarah Trouche pratique l’art de la performance tout-terrain. Depuis le début des années 2000, elle choisit une destination sur le globe et part à la rencontre d’une culture, d’une histoire, d’une société. Pour cela, elle a construit un protocole de travail : une fois sur place, elle échange avec un maximum de personnes, sans imposer de questions, elle écoute les histoires et les confessions de chacun. À partir de ces discussions nourries d’anecdotes et d’expériences, elle identifie une problématique précise : une censure, un non-dit, un traumatisme, une injustice, un oubli. Ainsi, dans le désert du Sahara, elle réfléchit au sort des peuples nomades ; en Martinique, elle constate les conséquences de l’histoire coloniale ; entre les deux Corées, elle s’attaque à une impossible réconciliation ; au Japon, elle observe l’après-Fukushima ; en Macédoine, elle transmet le témoignage d’une femme musulmane ; en Chine, elle découvre l’incidence des Jeux Olympique sur les villages. L’identification de la problématique donne lieu à une performance. L’artiste se rend sur le lieu du traumatisme et s’y s’expose totalement nue. Ainsi, le corps apparaît comme un filtre à travers lequel un problème est exposé. Son corps est le plus souvent entièrement recouvert d’une peinture monochrome. La couleur nous donne un indice sur la tonalité donnée à l’action. Si elle peut signifier une culture spécifique, elle caractérise aussi une émotion, un engagement, elle donne une direction au discours corporel de l’artiste. Son corps devient le vecteur par lequel un malaise est traduit. Ses actions tentent de réhabiliter un manque. Dans la lignée des performeurs activistes, Sarah Trouche impose son corps et agit dans l’espace public. Sans autorisation spécifique, elle brave les interdits, les tabous et les restrictions au profit d’actions critiques.

 En 2012, Sarah Trouche réalise une action à Fort-de-France (Martinique). Sur place, elle est logée dans à l’hôtel L’Impératrice. Rapidement, elle s’intéresse à l’histoire et au personnage de Joséphine de Beauharnais (plus connue sous le titre de l’impératrice Joséphine, première épouse de Napoléon Ier). Née en 1871 en Martinique, elle est considérée comme un symbole de fierté pour les békés (les descendants des colons européens). Le personnage est pourtant tiraillé entre deux lectures de l’histoire, si elle est admirée par une partie des Antillais, elle est aussi sujette à controverse. Elle aurait prétendument joué un rôle de premier plan dans le rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises. Au cœur de Fort-de-France, dans le jardin de la Savane, situé non loin de l’hôtel L’Impératrice, est édifiée en 1859 une sculpture de Gabriel Vital-Dubray à l’effigie de Joséphine. Bien accueillie au XIXème siècle, elle est ensuite fortement décriée à partir des années 1970 (période de la décolonisation), pour être finalement décapitée en septembre 1991. Joséphine cristallise une tension historique, raciale et sociale. La peau recouverte d’une couche de peinture brunâtre, Sarah Trouche marche silencieusement de l’hôtel vers la sculpture. Devant Joséphine décapitée, armée d’un fouet, elle fouette de manière acharnée l’impératrice pendant une vingtaine de minutes. Avec violence, elle s’est attaquée à un symbole colonial et esclavagiste pour provoquer un débat, souligner les possibles contradictions et libérer une parole publique sur un sujet hautement sensible. Une libération devant mener vers une réparation d’une mémoire blessée.[1] L’artiste a souhaité réactiver la performance en octobre 2014. Elle se présente le corps peint en blanc et les cheveux tressés. Une femme métisse lui plonge la tête et les cheveux dans une peinture épaisse et rouge. L’artiste fouette ensuite deux portraits de Joséphine, l’un en positif et l’autre en négatif (rappelant ainsi les rapports raciaux). Les deux portraits sont peu à peu recouverts de peinture rouge. L’action souligne la complexité du contexte Antillais.

 Sarah Trouche met en place une économie gestuelle où la répétition engendre endurance et résistance. Les accessoires sont les prolongements matériels et symboliques, ils soulignent les mouvements et en forment la trace. Elle élabore un langage corporel et pictural grâce auquel elle interpelle et questionne un contexte précis. Par sa présence, son action et toute la symbolique qu’elle déploie, elle instaure un système de connexions, de liens et de magnétismes. L’artiste met en œuvre la Relation telle qu’elle est exprimée par Edouard Glissant, ses performances traduisent alors ce que l’auteur martiniquais nomme le Chaos-Monde. « La Relation est ce qui en même temps le réalise et l’exprime. Elle est le chaos-monde qui (se) relate. La poétique de la Relation (qui est donc une part de l’esthétique du chaos-monde) pressent, suppose, inaugure, rassemble, continue et transforme la pensée de ces éléments, de ces formes, de ce mouvement. Déstructurez ces données, annulez-les, réinventez leur musique : l’imaginaire de la totalité est inépuisable. Et toujours et sous toutes formes, entièrement légitime, c’est-à-dire libre de toute légitimité. »[2]

 [1] Action for Resilience, octobre 2014, Plateforme, Paris.

[2] GLISSANT, Édouard. Poétique de la Relation. Paris : Gallimard, 1990, p.108-109.

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+ SARAH TROUCHE / http://www.sarahtrouche.com/

++ VIDEOS des performances / http://vimeo.com/user5725606

+++ STRADDA / http://horslesmurs.fr/kiosque/

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