[TEXTE] ALICE ASSOULINE – I PUT A SPELL ON YOU

Like a snake in the grass I keep waiting

Like a vulture in the sky I keep waiting

Like a shark in the water I keep waiting.

Diamanda Galás – The Singer (1992)

Au départ, Alice Assouline évolue dans la performance, la scène et la musique expérimentale. Des expériences inquiétantes teintées de black métal, de messes noires, de poésie et le field reccording (enregistrements de sons dans la nature). Elle incarne différents personnages à la fois séduisants et inquiétants, des femmes puissantes, tantôt déesses ensorceleuses, tantôt sorcières guérisseuses. Peu à peu, au fil des déplacements et des rencontres, l’artiste développe un travail de dessin, de peinture et plus récemment de sculpture. Sur le papier et sur la toile, elle déploie les prémisses d’un univers opérant à des frottements entre le sublime et l’étrange.

Fascinée par les contes et les légendes populaires, Alice Assouline recherche dans les livres et dans la parole des gens qu’elle interroge des histoires transmises de génération en génération. Les histoires et des mythes qui évoquent des figures mystérieuses rodant dans la nature, hantant une maison ou un village, des phénomènes surnaturels, des créatures fabuleuses, des rituels et des traditions. En résidence à la Caza d’Oro au Mas-d’Azil (Ariège), elle découvre la grotte, un corps étrange avec lequel les habitants ont pris l’habitude de cohabiter. Au fil des siècles, la grotte est devenue une source de rumeurs, de légendes, de superstitions, de murmures, que l’artiste s’est employée à écouter, à cueillir et à traduire. Nourrie de ces échanges et des lectures, elle apprivoise une figure, la bruche (patois occitan) qui désigne une femme, une sorcière, une fée ou bien une guérisseuse. Une femme extraite du « bain mystique » dans lequel sont plongées les légendes qui lui ont été confiées. En quête des dolmens et du parc naturel, Alice Assouline décide alors de s’immerger, de se frotter au plus près aux paysages d’où sortent les récits et les mystères. Une démarche et une pratique du paysage qu’elle entretient depuis. Elle marche dans la nature, traverse les paysages, les champs, les bois, les forêts, les montagnes. Le matin très tôt ou bien en fin de journée, quand la lumière, entre chien et loup, ne permet plus à l’œil de faire le point correctement. Une lumière troublante qui ouvre un espace de projection, un lieu propice à l’invention et la création de récits et de légendes à venir. Une lumière cinématographique présente dans les films fantastiques de Jean Rollin ou les films d’horreur produits par la Hammer Films Production. L’artiste en capture des images et des sons. Par la photographie, elle enregistre l’ambiance de ces instants hors du temps, qu’elle va ensuite traduire par le dessin et la peinture. Elle associe ainsi les images de paysages aux récits récoltés pour nourrir son propre imaginaire. Les peintures, d’abord des grands formats pour générer une immersion physique, présentent des paysages baignés de lumières tantôt sourdes, tantôt fluorescentes, d’ombres appuyées et de voiles brumeux. Ils sont réalisés sur un même plan, évacuant la profondeur, au moyen d’une touche vibrante qui vient accentuer la dimension mouvante et déstabilisante des peintures. Assumant la part naïve de son style pictural, Alice Assouline s’appuie sur les œuvres du Douanier Rousseau, de Frida Kahlo ou encore sur les illustrations traditionnelles destinées aux contes pour enfants. Elle s’inscrit aussi dans une famille picturale allant d’Edvard Munch à Claire Tabouret, en passant par le romantisme noir d’Arnold Böcklin, les paysages inquiétants de Peter Doig et de Vanessa Fanuele. Une famille qui allie les sentiments contradictoires et explore le malaise. Des contradictions qui se retrouvent au cœur même d’un élément, d’une figure que l’artiste travaille sans relâche : la forêt. Celle-ci incarne les dichotomies les plus extrêmes, de la rêverie enchanteresse aux peurs les plus sombres, de l’abri protecteur au piège asphyxiant. Dans son étude de la forêt dans l’œuvre des frères Grimm, Robert Harrison (professeur de littérature française et italienne) note qu’à « cause de leur présence imposante dans le folklore et les légendes, on s’imagina que les forêts avaient des liens génétiques et symboliques avec la mémoire, les coutumes, le caractère national et la séculaire sagesse populaire. Situées en marge du grand roman de l’histoire de la cour, les forêts acquirent une étrange autorité documentaire. »[1] Sans rechercher l’hyperréalité, Alice Assouline fouille davantage l’aspect mémoriel, ambivalent, sensible, surréel, voire magique, des paysages restitués sur la toile.

Si elle s’inspire de paysages réels, Alice Assouline s’emploie à étirer des liens entre la réalité et son imaginaire ancré dans l’obscurité, le folklore, le secret et le paganisme. À la surface des rivières, au milieu des bois, au pied des montagnes, derrière la brume, le long des cascades, au fond d’une prairie ou parmi les feuilles des arbres, elle procède à d’étranges apparitions. Le corps ensanglanté d’une femme nue flotte à la surface de l’eau transparente d’une rivière, des petites silhouettes lumineuses émergent des paysages, le toit d’une maison probablement abandonnée est en flammes, le pelage blanc d’un chat est parsemé de taches de sang, une porte ouverte sur l’obscurité d’où surgissent deux yeux lumineux. Le diable se cache dans les détails. Comme une ritournelle angoissante, le feu est épidémique. Les flammes embrasent un miroir posé sur l’eau, les colonnes d’un temple en ruine, une île peuplée d’arbres immenses ou encore d’invraisemblables masques en papier. Les flammes prennent une autre dimension symbolique avec l’éruption d’une figure récurrente : une femme de petite taille, nue, la peau très blanche, dotée d’une chevelure rousse, ardente, comme enflammée. Mi-femme, mi-fillette, mi-sorcière, mi-fée, mi-séduisante, mi-effrayante, elle apparaît seule ou en groupe. Les êtres clones se tiennent debout, immobiles parmi les végétaux ou les roches, elles observent. À l’inverse, elles forment une ronde et dansent furieusement, elles courent à travers un paysage boisé. Elles épient, dévisagent, fuient ou attaquent, les indices nous manquent, le récit est en cours.

Un récit et un décor au sein desquels Alice Assouline nous invite à nous immerger physiquement. Les peintures grands formats nous enveloppent, tandis que les formats plus modestes et les dessins exigent une attention plus accrue. Aux œuvres murales s’ajoutent des œuvres en volumes qui, elles aussi, participent de la construction d’un paysage mental, d’une autre circulation dans l’espace et entre les corps. Il nous faut y déambuler, contourner les œuvres, les appréhender de toutes parts. Les sculptures, réalisées en collaboration avec des maîtres verriers et céramistes, donnent corps à des motifs présents dans les peintures et les dessins. Nous retrouvons ainsi la petite femme rousse, le miroir en flamme ou encore un étrange pivert en céramique blanche, qui, de son bec, semble transpercer le dessus d’une vieille malle rouge. L’artiste transpose ainsi les images dans l’espace, en leur donnant une réalité tangible, physique et sensible. Les matériaux retenus (la peinture à l’huile, le verre, le bois, la terre émaillée) sont en adéquation avec l’intention plastique de l’artiste : séduire et troubler le regardeur. En ce sens, elle construit et active des pièges. Nous sommes irrésistiblement aimantés par le verre et la terre émaillée, tandis que les peintures de facture séduisante, figurant de lugubres paysages, nous attirent, puisqu’elles posent à première vue la question du sublime : ce qui nous dépasse. Il nous faut alors nous approcher pour cerner les détails, les éléments narratifs, pour saisir une atmosphère énigmatique, un malaise, une inquiétude. Alice Assouline manipule ainsi deux sentiments, l’attraction et le malaise. Entre le rêve et le cauchemar, elle fabrique des espaces de projections où se déploient les peurs et les fantasmes inhérents aux imaginaires collectifs.

Julie Crenn

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[1] HARRISON, Robert. Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental. Paris : Flammarion, 1992, p.242.

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Alice Assouline

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