They think they know
They say now more than ever
I think they forget
What our history is
What we do, what we made.
Jamila Woods – Muddy – Legacy! Legacy! (2019).
En 1878, Henry Morton Stanley publie Through the dark continent (« À travers le continent mystérieux »), un ouvrage par lequel il raconte son voyage en Afrique équatoriale entre 1874 et 1877. Le journaliste britannique, connu pour avoir retrouvé l’explorateur David Livingston, traverse l’Afrique équatoriale d’est en ouest accompagné de plusieurs centaines d’hommes. Il poursuit alors l’exploration de ce qu’il nomme le Dark Continent, le continent mystérieux ou le continent noir. Au fil du temps, les études sociologiques vont attribuer à la formule une autre signification. Parler du continent noir c’est faire état de situations, d’histoires, de corps, de paroles, de mémoires, d’actions volontairement invisibilisées. Le continent noir induit un tabou, un déni, un non-dit, un trauma, une blessure que les dominant.e.s taisent, contrôlent et cachent. Tous les corps et toutes les luttes pensées en marge de récit dominant forment les archipels d’un continent noir que de nombreux.ses auteur.e.s et artistes s’emploient à réhabiliter.
Depuis plusieurs années, Raphaël Barontini s’emploie à donner une visibilité picturale, poétique et politique aux visages et aux corps de l’histoire noire. En ce sens, il fouille l’iconographie d’une histoire de l’art globale et plus spécifiquement celle du XVIIIème siècle où cohabitent les Lumières et l’esclavage. Par là, il met à l’honneur les figures emblématiques et anonymes écartées des récits nationaux. L’artiste hybride les iconographies : bourgeoisie européenne, cours africaines, imageries populaires, archives ethnologiques et anthropologiques. La créolisation fait partie intégrante de son processus artistique : mixer pour relier, mais aussi pour faire apparaître des fractures inhérentes à une histoire violente. Il met ainsi en œuvre la poétique de la Relation chantée par Édouard Glissant, où les cultures, les récits, les traditions, les corps sont entrelacés. Sur des bannières, des toiles sur châssis ou encore des drapeaux, Raphaël Barontini manifeste une constellation noire flamboyante, joyeuse, fière, majestueuse et généreuse. Il participe ainsi à une réhabilitation plastique des traditions populaires européennes et caribéennes telles que la procession, le charivari et le carnaval. Des fêtes populaires qui sont vectrices d’Histoire, d’oralité et de transmission d’imaginaires créolisés.
À Bordeaux, important port négrier français entre 1672 et 1837, Raphaël Barontini a choisi de se concentrer sur l’histoire des héros de la révolution de Saint-Domingue (1791-1804). Le 14 août 1791, Dutty Boukman, esclave et prêtre vaudou, organise une cérémonie au Bois Caïman. Il réunit des marrons, sacrifie un cochon et leur fait boire le sang de ce dernier.[1] Croyant à une invincibilité collective, Dutty Boukman amorce le soulèvement. Quelques jours plus tard, de nombreux affrontements ont lieu dans le nord, les insurgés tuent leurs maîtres et leurs familles. Boukman meurt au combat. Sa tête, pensée invulnérable, est exposée au Cap. Il est le premier héros de la révolte des esclaves contre les colons français qui a permis l’établissement de la première république noire libre : la République d’Haïti. Une indépendance proclamée par Jean-Jacques Dessalines (1758-1806), qui, au service de Toussaint Louverture (vers 1743-1803), fut lieutenant-général durant la révolution. Toussaint Louverture est la figure emblématique de la résistance anticoloniale et de l’indépendance. Si le récit de son histoire comporte des manques, nous savons qu’il était descendant d’esclaves, qu’il a été affranchi à la fin des années 1760, puis à la mort de Dutty Boukman, qu’il aurait repris l’organisation de l’insurrection des esclaves dans le nord de l’île. Après plusieurs victoires et une avancée glorieuse de Louverture et son armée d’hommes libres, il connaît une sévère défaite en 1802 face à l’armée française. D’abord assigné à résidence, il est ensuite déporté en métropole où il va mourir la même année. Avant son départ forcé, il a dit : « En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté, mais il repoussera, car ses racines sont profondes et nombreuses. » En 1804, Jean-Jacques Dessalines déclare l’indépendance, se proclame gouverneur général à vie et devient, sous le nom de Jacques 1er, l’empereur d’Haïti. Jugé autoritaire, trop influencé par la culture coloniale et friand de privilèges à excès, il est assassiné par ses généraux en 1806 à Pont-Rouge. L’empire s’évanouit avec lui, pour donner naissance à la République d’Haïti dont Henri Christophe est devenu le premier président en 1807.
Du sable noir semblent s’extraire les voiles et les cordages de bateaux disparus. Les voiles sont dressées telles des bannières. Au sens propre comme au sens figuré, Raphaël Barontini propose un dévoilement d’une histoire complexe qu’il est urgent de défaire de l’oubli pour la transcender et lui donner une dimension plastique. Sur la terre des îlots du continent noir, l’artiste travaille à partir de reproductions de tableaux ou de gravures représentant les résistants abolitionnistes, les généraux haïtiens, héros que le récit national met à l’écart. Transférées sur les tissus, les images officielles sont hybridées, augmentées de compositions fluides et colorées, de motifs végétaux, de tissus et d’éléments sérigraphiés. Les télescopages iconographiques s’inscrivent dans une créolisation que l’artiste expérimente lors d’une résidence à Haïti en 2013 (date à vérifier). Il assiste à un Bal Violon, un bal vaudou où les danses et les instruments résultent d’un mélange entre les cultures européennes, africaines et caribéennes. Le Bal Violon est une fête collective perpétuée dans le temps pour rendre hommage aux héros révolutionnaires. Charles Nejman écrit : « La tradition coloniale des danses de cour, du menuet à la contredanse, par exemple, est à l’honneur chez les paysans haïtiens. Plus qu’une imitation servile, une parodie cocasse des danses des colons blancs, la “contre-danse” est devenue une vraie contre-culture, la forme ironique et ludique qu’ont trouvée ces paysans pour intégrer, digérer ce qui leur était hostile ou étranger. Tel un boa, Haïti absorbe sans cesse ce qui l’attaque. »[2] L’exposition archipélique reconstitue de manière métaphorique un Bal Violon en réunissant ces figures résistantes. Un bal visuel et sonore puisqu’une nouvelle collaboration avec Mike Ladd (rappeur et compositeur américain) a donné lieu à une œuvre croisant une fanfare rara haïtienne et une musique de chambre française datée du XVIIIème siècle. Par le collage (conceptuel et plastique), Raphaël Barontini s’inscrit dans le sillage traditionnel de la peinture d’histoire, il participe ainsi à la fabrication d’un imaginaire décolonisé. Il puise dans la symbolique des matériaux, des couleurs et des motifs pour générer une célébration créole de contre-chants et de contre-histoires. À la confrontation, il fait le choix la fête, le rituel, la poésie, la dignité et d’une nécessaire Relation.
Julie Crenn
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[1] Les marrons étaient des esclaves en fuite.
[2] HONORIN, Emmanuelle. « La musique haïtienne : grande histoire et petits dieux. », in Africultures, 29 février 2004. En ligne : http://africultures.com/la-musique-haitienne-grande-histoire-et-petits-dieux-3290/
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EXPOSITION / RAPHAEL BARONTINI
Bal Violon
Espace 29 [29 rue Fernand Marin]
Vendredi 15 novembre au samedi 30 novembre 2019
🚩 Dans le cadre de de la Quinzaine Mission Égalité, diversité, citoyenneté – Mairie de Bordeaux, nous présentons l’exposition personnelle « Bal Violon » de Raphael Barontini à l’Espace 29 [29 rue Fernand Marin, Bordeaux]. Le vernissage se tiendra à la suite de la conférence à 18h [vin, dégustation et performance].
▪ Conférence CAPC □ Les nouveaux arts textiles contemporains, le 15 novembre à 15h
▪ Vernissage [performance], le 15 novembre à 18h à l’Espace 29 en présence de l’artiste et des conférenciers
▪ Visites guidées : chaque mercredi et samedi, avec une médiatrice
Commissariat : Pierre-Antoine Irasque _PI T OO
« J’appelle Tout-monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la « vision » que nous en avons. La totalité-monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu’elle nous inspire : que nous ne saurions plus chanter, dire ni travailler à souffrance à partir de notre seul lieu, sans plonger à l’imaginaire de cette totalité. Les poètes l’ont de tout temps pressenti. Mais ils furent maudits, ceux d’Occident, de n’avoir pas en leur temps consenti à l’exclusive du lieu, quand c’était la seule forme requise. Maudits aussi, parce qu’ils sentaient bien que leur rêve du monde en préfigurait ou accompagnait la Conquête. La conjonction des histoires des peuples propose aux poètes d’aujourd’hui une façon nouvelle. La mondialité, si elle se vérifie dans les oppressions et les exploitations des faibles par les puissants, se devine aussi et se vit par les poétiques, loin de toute généralisation. »
Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde, 1997
Raphael Barontini [vit et travaille à Saint-Denis] diplômé des Beaux-Arts de Paris et exposé à Paris, Istanbul, New-York ou Los Angeles, nous propose une exposition personnelle de tentures, drapeaux et capes au sein de l’Espace 29. L’artiste peintre posera cet archipel artistique et poétique à Bordeaux, sous la forme d’un Bal créole, une galerie de portraits historiques et imaginaires apparaîtra sur des pièces de parade et des grandes voiles picturales. De grandes figures révolutionnaires caribéennes comme Toussaint Louverture ou Dutty Boukman ainsi que des personnages comme Modeste Testas, rattachés à l’histoire de Bordeaux, composeront cette série d’oeuvres. Ces compositions picturales hybridant époques et esthétiques, figures inconnues et portraits historiques, peindront l’horizon métissé d’un récit dorénavant mêlé, afin de nous partager une force et un espoir de ré-appropriation de notre propre Histoire. Une conférence au CAPC avec Bernard Lafargue, Sonia Recasens et Raphael Barontini approfondira l’esthétique des arts textiles contemporains où la créolisation semble être un prisme et une dynamique intéressante afin d’imaginer les créations d’aujourd’hui et de demain. Un travail de médiation accompagnera tout le projet avec l’organisation de visites guidées. Les oeuvres de l’artiste Raphaël Barontini créoliseront la Quinzaine et Bordeaux par leurs regards bienveillants sur l’avenir d’un « Tout-Monde ».
Raphael Barontini est né en 1984 en France, il est diplômé des Beaux-Arts de Paris et a également étudié au Hunter College of Art de New-York. Il vit et travaille à Saint-Denis, en région parisienne. Raphaël Barontini est représenté par la Galerie Alain Gutharc à Paris, The Pill à Istanbul et Espai Tactel à Valence et Barcelone. Il a également participé ces dernières années, à des expositions collectives avec les galeries Mendes Wood au Brésil et Stevenson en Afrique du Sud. Le travail de Raphaël Barontini a aussi été montré dans des Biennales Internationales comme à Lima (Pérou), Bamako (Mali), Thessalonique (Grèce) et Casablanca (Maroc). Institutionnellement en France, il a exposé au MAC VAL Musée d’Art Contemporain du Val-de-Marne à Vitry, au CAC La Traverse – Centre d’art contemporaine, à la maison des arts centre d’art contemporain de Malakoff, au MIAM de Sète ou encore au Centre d’art du Cyclop à Milly-la-forêt. Raphaël Barontini prépare deux expositions personnelles institutionnelles aux Etats-Unis au SCAD Museum of Art à Savannah, GA (octobre 2019) et au Texas au Fort Worth Contemporary Arts (mars 2020). Après une résidence réalisée en Haïti en 2013, il a passé deux mois en résidence à Los Angeles au cours de l’été 2017 avec le programme « Labrea Artists Residencies ». Raphaël Barontini est le lauréat 2020 de la résidence LVMH Métiers d’art et partira travailler dans ce cadre 6 mois à Singapour dans une usine du groupe de luxe.
Espace 29
29 rue Fernand Marin, Bordeaux
Du mercredi au samedi, de 15h à 19h
Visites guidées : chaque mercredi et samedi
espace29.com
Partenaires
– Bordeaux Métropole
– Bordeaux ma ville
– Département de la Gironde
– Région Nouvelle-Aquitaine
– CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux
– Université Bordeaux Montaigne
– Maison de la Recherche
– Vin Wè
Image : © Raphael Barontini & The Pill [Istanbul], « Toussaint Bréda », 2019.