[NOTICE OEUVRE] LEA BELOOUSSOVITCH /// FRAC Auvergne

Léa BELOOUSSOVITCH – Istanbul, Turquie, 1er janvier 2017 / 2017
Dessin aux crayons de couleur sur feutre, 213 x 173 cm.

Léa BELOOUSSOVITCH

Née en 1989 en France. Vit à Bruxelles

Le processus débute par de longues recherches d’images sur Internet. À partir d’évènements traumatisants tels une guerre, un attentat, une catastrophe climatique ou encore un accident, Léa Belooussovitch identifie des images qui témoignent de situations extrêmement violentes traitées médiatiquement. Elle s’intéresse particulièrement aux images de victimes, aux « images-chocs » selon la formule de Suzanne Sontag. L’artiste parcourt ainsi les sites d’informations pour sélectionner des images où le.la photographe se trouve à une distance rapprochée de son sujet. Une distance qui, selon l’artiste, engendre une intimité et une approche émotionnelle accrue vis-à-vis de ce que nous regardons. Une fois le choix des images établi, Léa Belooussovitch s’applique à les restituer sur de grandes surfaces de feutre blanc industriel. Le matériau est un isolant textile non tissé, il protège, réchauffe ou filtre. L’artiste frotte vigoureusement les pointes aiguisées de ses crayons de couleur sur la surface lisse du feutre. Le geste est violent, voire agressif. C’est avec force qu’elle obtient une matière cotonneuse et pelucheuse. La répétition des passages agrège les pigments de couleur aux fibres. Elle respecte scrupuleusement les couleurs, l’intensité lumineuse et la composition de la photographie originale.

À première vue, ce que nous observons ressemble à des bancs de nuages aux couleurs pastel infusant le feutre blanc. La composition est quasiment, voire totalement abstraite. L’artiste décide de préserver une marge blanche, une réserve qui nous indique que la scène ne s’étend pas à l’infini. Ce cadre atteste du cadrage (initial) de l’image originelle. Celle-ci est floutée, voilée par la couleur et la lumière. La première lecture de l’œuvre est un leurre. Léa Belooussovitch en utilise la dimension séductrice pour amener le regardeur à prendre le temps de comprendre les enjeux à fois critiques et plastiques de sa démarche. L’identification du ou des sujets y est rendue extrêmement difficile. Le cartel nous guide. Il mentionne une ville, un pays et une date. Ces indices font appel à notre mémoire. Que nous rappellent-ils ? Chaque dessin sur feutre convoque l’irruption d’un évènement extrêmement violent qui s’est produit à différents points du globe. L’œuvre intitulée Istanbul, Turquie, 1er janvier 2017, se réfère au premier attentat revendiqué par l’État Islamique en Turquie. À 1 h 30 du matin, un homme ouvre une fusillade dans une boîte de nuit à Istanbul. La boîte de nuit, située sur la rive occidentale du Bosphore, a été choisie, car elle est emblématique de l’élite occidentalisée turque. L’attaque engendre la mort de 39 personnes, 65 personnes sont blessées. Le cartel ne nous relate rien du déroulement de l’évènement, les indices nous incitent à rechercher par nous-mêmes des informations plus précises. En ce sens, l’œuvre dessinée est véritablement un leurre. Nous sommes séduit.es par la matière, les couleurs et la lumière ; puis, intrigués par les informations délivrées par le cartel. Ces dernières modifient notre lecture de l’œuvre. Nous recherchons accroches visuelles pour tenter de décrypter ce que nous voyons. Par ses choix plastiques, l’artiste déjoue la notion de voyeurisme, elle bouscule la passivité collective pour tenter de renouer avec l’empathie. Parce que l’on ne voit quasiment rien, ce sont nos corps, nos émotions et nos mémoires qui sont engagés. Nous imaginons l’horreur et la mort.

Léa Belooussovitch questionne la diffusion des images-chocs. Le fait que les victimes (décédées, blessées, meurtries par la violence, etc.) soient choisies pour « illustrer » ces évènements pose la question de l’accord et du consentement. Ces notions traversent l’histoire de la photographie de presse (de guerre) parce qu’elles soulignent un rapport de pouvoir entre le photographe et leur sujet, mais aussi entre celles et ceux qui vont recevoir l’image et ces mêmes sujets. S’il y a une nécessité fondamentale à témoigner de situations traumatiques, injustes et violentes, la question du consentement à l’exposition médiatique demeure. Sur le feutre, l’artiste restitue leur anonymat aux personnes exposées. Paradoxalement, l’anonymisation des personnes (modulée des précieuses informations livrées par le cartel) génère une reconnaissance de leur expérience et de l’évènement dans son ensemble. L’artiste nous confronte aussi à une indifférence collective vis-à-vis de ces images-chocs qui sont aujourd’hui synonymes de viralité éphémère. Sur les fils de nos actualités, un évènement en chasse un autre. Les dessins sur feutre résistent à cette attention trop furtive. Par ses choix iconographiques, ses matériaux et ses gestes, l’artiste pose la question de la représentation des violences extrêmes : sa contextualisation, sa réception émotionnelle, son analyse critique, sa physicalité et son inscription non seulement dans l’imaginaire collectif, mais aussi dans la mémoire collective.

Julie Crenn

 «  Barrage de Brumadinho, Brésil, 25 janvier 2019 (1)»  Dessin aux crayons de couleur sur feutre Drawing with colour pencils on felt 130x160 cm 2020
Série “Extractions” – 2020
Barrage de Brumadinho, Brésil, 25 janvier 2019 (1&2)”
Dessins aux crayons de couleur sur feutre / 130×160 cm
Photo ©Gilles Ribero
 Photo © Gilles Ribero
Jodhpur, Inde, 23 mai 2018” – 2019
Triptyque – Dessins aux crayons de couleur sur feutre
80x100cm, 150x100cm, 80x100cm
Coproduction Le Botanique, Bruxelles, 2019
Photos © Gilles Ribero

+ https://www.frac-auvergne.fr/artiste/belooussovitch/

++ http://www.leabelooussovitch.com/

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