CYPRIEN GAILLARD – VANDALISMES ENTROPIQUES /// Espace 315 – Centre Pompidou

Il faut ruiner un palais pour en faire un objet d’intérêt.

Denis Diderot (1767)

Lauréat du Prix Marcel Duchamp 2010, Cyprien Gaillard succède à Saâdane Afif et investit l’Espace 315 du Centre Pompidou. Coqueluche de la nouvelle génération d’artistes internationaux, Cyprien Gaillard a rapidement fait son nid au sein des institutions et du marché. Artiste insolent, souvent qualifié de vandale, il s’est fait connaître par des actions et interventions radicales : Dunepark (2009), où il procède à excavation d’un bunker de la Seconde Guerre mondiale enfouis dans les dunes d’une plage néerlandaise ; See You All, une œuvre vidéo (qui est aussi le clip d’un morceau du groupe électro Koudlam) où deux groupes de hooligans s’affrontent violemment.[1] Le 14 juillet  2007, il investit l’île de Vassivière, il fait couper des arbres et organise une rave party agrémentée de fumigènes, de violences et de chaos. Cyprien Gaillard met en lumière une jeunesse furieuse de vivre dans un contexte politico-économique ultraviolent. La radicalité de son œuvre située entre vandalisme et romantisme fait grincer les esprits des plus conservateurs. Gaillard dérange. Installé à Berlin, le jeune exote traverse les continents, les pays, les villes et les villages, en quête de ruines : passées et actuelles. Il revendique son étiquette d’« artiste de l’extérieur », proche des préceptes de son mentor, Robert Smithson. Il n’est pourtant pas un membre actif du Land Art, un mouvement artistique qui pour lui est révolu, mort en même temps que Smithson. Archéologue, archiviste, chasseur et curieux d’un patrimoine mondial total, Cyprien Gaillard nous amène à réfléchir autrement sur notre environnement construit et déconstruit.

Cyprien Gaillard parcourt le monde pour relever les empreintes de ruines, matérielles et immatérielles, protégées de manière institutionnelle, pyramides précolombiennes et égyptiennes, sites archéologiques en Irak ou en Grèce, chutes du Niagara etc. Et rend également compte de l’autre versant du patrimoine. Un versant oublié, invisible : les ruines contemporaines. Il se promène à la recherche de non-sites. Friches industrielles, zones suburbaines, barres HLM, bâtiments postsoviétiques désaffectés, nouvelles banlieues, boîtes de nuit ou encore paysages indésirables. « Tout est archéologie dans une ville, tout est ruine ».[2] Deux réalités qu’il confronte et juxtapose au sein d’un travail d’archives visuelles débuté en 2006. Geographical Analogies est formé de plus de 900 Polaroids répertoriés, classés. De ses voyages, il garde des traces visuelles et matérielles puisqu’il collectionne des artefacts des lieux parcourus. Son cabinet de curiosité est formé de débris de vases anciens ramenés illégalement d’Irak, de fossiles, de pierres, de métaux, de matériaux insolites comme de l’amiante inerte ou un fragment de météorite. Ainsi, il pose la question de la préservation partielle et subjective du patrimoine total. À la manière du peintre ruiniste Hubert Robert (XVIIIe siècle), Cyprien Gaillard est en quête de civilisations perdues, disparues et renaissantes. Sans amertume ni nostalgie romantique puisque « le déclin d’une civilisation n’est que le début d’une autre »[3]

Si l’artiste est connu pour ses travaux vidéo et photographiques, il développe une œuvre protéiforme où se rencontrent sculptures, peintures, gravures et performances. Lorsque le visiteur franchit l’entrée de l’Espace 315, il est confronté à deux plaques. L’une en marbre, l’autre en verre. Le marbre fossile tunisien tutoie une vitre-miroir récupérée lors de la seconde démolition du Forum des Halles. Le passé foule le présent, et inversement. Cyprien Gaillard y produit un nouveau type de palimpseste, en gravant sur le marbre la lettre « U » et sur le verre la lettre « R ». UR offre plusieurs interprétations et significations. Les deux lettres peuvent nous ramener au label techno de Détroit, Underground Resistance. Il s’agit aussi des initiales d’Urban Renewal, un mouvement de reconstruction des zones urbaines lancé au XIXe siècle en Europe et aux Etats-Unis, impulsé par les révolutions industrielles. « ur » est un préfixe grammatical allemand et anglais qui renvoie au concept d’origine, de phase initiale, au commencement. Plus prosaïquement, en langage SMS anglo-saxon, UR signifie « you are ». Ur est un astéroïde découvert en 1979, un nom donné en hommage à la mythique cité mésopotamienne (actuel Irak), ville d’origine du prophète Abraham, figure clé au croisement des religions juive, musulmane et chrétienne. Nous comprenons ainsi qu’UR est une synthèse métaphorique des préoccupations de l’artiste : l’alternative, la radicalité, le télescopage des temporalités matérialisés par des constructions humaines, la mémoire collective, l’Histoire et ses traces survivantes.

Je parle d’abord d’un vandalisme d’État : du Forum des Halles démoli pour la deuxième fois en moins de quarante ans, des dynamitages en banlieue parisienne, des bâtiments abandonnés depuis plusieurs années, des pyramides mexicaines restaurées avec du béton, de Benidorm en Espagne, de Brush Park a Detroit…Ce genre de vandalisme officiel, du vandalisme à grande échelle, du vandalisme de cols blancs, celui qui rend les actes de vandalisme perpétré par des individus isolés romantiques. [4]

Au mur, encadrés, des extraits de Geographical Analogies. Des séries de neuf Polaroids sont isolées et disposées en losanges, nous apparaissent tels des papillons récoltés et soigneusement épinglés par un entomologiste. Des images, précises et imprécises, mêlant impulsions personnelles et archives visuelles du patrimoine total dont il se fait le passeur. Passé et présent se confondent et se croisent, afin de produire de nouvelles constructions de sens. De plus, l’éphémérité de l’image, due à la technique choisie, fait des Polaroids de Gaillard des ruines visuelles en devenir. Impressions évanescentes, les images sont amenées à blanchir lentement, aveuglant ainsi les témoignages intimes des (non) -sites infiltrés.

Au centre de l’Espace 315, des sculptures formées à partir de structures en métal dénichées à Lima. Elles sont fabriquées par des ferrailleurs locaux pour présenter des enjoliveurs. L’exotisme évoqué par les présentoirs artisanaux prélevés de leur contexte (géographique et culturel) pour être exposés dans un musée occidental, est ici totalement évacué. Le geste colonial est déconstruit et détourné au profit d’une élaboration de sens sur le phénomène de mondialité par le biais d’une dichotomie entre le facteur local et global. Cyprien Gaillard considère les enjoliveurs comme des fossiles en devenir, participant à l’obsolescence programmée par une société de consommation dévorante. Les losanges des structures métalliques renvoient à celles des séries de Polaroids au mur. L’évocation du monde automobile est également présente sur les plaques « UR » qui nous renvoient à l’hyper-industrialisation de la ville de Detroit. Chaque œuvre fait écho à l’autre. La visite de l’exposition s’achève avec une étonnante rencontre un authentique bas-relief assyrien prêté par le musée du Louvre, art antique et art contemporain fusionnent.[5]

La ruine est un prisme de lecture pertinent de notre époque. Une époque remplie de contradictions, de désordres et de déprédations. Sans aucune nostalgie, Cyprien Gaillard se fait le témoin de l’obsolescence programmée de nos environnements, proches et lointains, géographiques et temporels. « Mieux qu’une collision, je cherche un point d’équilibre, une nouvelle harmonie dans un paysage ».[6] Une évanescence matérielle où le genre humain se débat. Il rend compte d’un chaos aux mille éclats, violences et curiosités, tout en montrant une résistance contre le formatage des paysages, le gâchis, l’absurdité produite par une société aliénante et aliénée. Pour retirer nos œillères, Cyprien Gaillard produit du sens au cœur du chaos, il retient et suspend le temps pour nous amener à une prise de conscience des enjeux de nos environnements directs et indirects.

Julie Crenn

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Cyprien Gaillard – Prix Marcel Duchamp 2010 – UR. Exposition au Centre Pompidou, Espace 315, du 21 septembre 2011 au 9 janvier 2012.

Plus d’informations sur l’exposition : http://www.centrepompidou.fr/

Cyprien Gaillard est représenté par la GalerieBugada& Cargnel, Paris : http://bugadacargnel.com/index.php

 

Article pour la revue Inferno : http://ilinferno.com/2011/10/21/cyprien-gaillard-vendalismes-entropiques/

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[2] « Entretien avec Cyprien Gaillard » in Code Couleur, septembre-décembre 2011, n°11.

[3] PICARD, Grégory. « Entretien avec Cyprien Gaillard » in Artinfo, 19 septembre 2010. En ligne : http://fr.artinfo.com/prix-marcel-duchamp-cyprien-gaillard-«-je-pensais-que-la-france-men-voulait-davoir-quitté-le-pays-».

[4] PICARD, Grégory (2010).

[5] Un Mède du palais de Sargon II (700 avant J-C.).

[6] Code Couleur (2001).

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