Le petit espace de l’Atelier des Vertus accueille en ce moment une exposition personnelle de Christian Globensky (né en 1964, au Canada). Artiste multimédia, il génère une réflexion plastique et théorique basée sur un travail à la fois de l’image, du texte et de l’objet. Pour sa nouvelle exposition, il lui fallait tout d’abord apprivoiser et optimiser un espace hors du commun, loin des standards institutionnels. L’Atelier des Vertus est une pièce unique, de petite taille, dotée de murs peints en bleu, d’un lustre en cristal, de meubles et d’un plan de travail de cuisine. Autant de contraintes que de motivations pour parvenir à un accrochage léger, pertinent et équilibré. L’artiste a respecté l’idée d’un espace habitable et a développé une exposition axée sur la problématique de la catastrophe et de la perte des repères. Où sommes-nous ? Situons-nous avant ou après un évènement traumatique ? Les habitants de cette étrange maison ont-ils disparu ? Ont-ils fui ? Vont-ils revenir ? Autant de questions que viennent souligner les œuvres présentées.
Lorsqu’on pénètre dans l’Atelier nous sommes attirés par une image recouverte de texte [Portraits Eponymes – 2011]. Un portrait flou d’une femme surimposé par une phrase : « L’énigme consiste à penser le hasard ensemble ». Il explique : « Cela signifie que chaque jour on devient ce que l’on est et il faut toujours être prêts à intégrer des variables incontrôlables, des variables qui sont la plupart du temps générées par notre environnement. C’est une sorte de forme mathématique et philosophique où le hasard joue un rôle central. »[1] Ainsi, le hasard est le fil conducteur de l’exposition, l’image est extraite d’un film, Christian Globensky procède depuis plusieurs années à une récupération d’images provenant des médias, du cinéma et des arts de manière générale. Il s’approprie ces images glanées et les détourne. La femme instituée comme une icône, blonde, mystérieuse, pose une question d’ordre critique et philosophique. De la même manière, l’œuvre intitulée L’Aveuglement (2009) est formée d’une image de femmes voilées, encadrée par quatre petits néons allumés. Selon l’intensité de la lumière naturelle, environnante, celle des néons fait disparaître l’image centrale. Celle-ci est littéralement aveuglée et aveuglante. Il dit : « Je voulais jouer sur ce paradoxe à trop éclairer l’image on finit par ne plus la voir. » Une caractéristique technique et physique qui fait écho à l’image en elle-même de ces femmes voilées anonymes, qui, par choix ou non, portent le voile. « L’œuvre pose une réflexion sur le conditionnement, ces filles nées dans un pays en particulier ne mèneraient pas la même vie dans un autre, une destinée tout à fait différente. Une fois de plus le hasard entre en compte, celui de notre naissance, du lieu où on se trouve. » Christian Globensky instaure ainsi une réflexion sur la force des idéologies, qu’elles soient religieuses, sociales, consuméristes ou politiques, sur les consciences individuelles. L’icône religieuse est détournée au profit d’une lecture critique des multiples emprises du collectif sur l’individuel.
De la même manière, il poursuit sa réflexion sur les injonctions sociales, morales et sécuritaires dont nous sommes quotidiennement affublés avec une œuvre comme L’Image tue (2011). Il s’agit d’un paquet de cigarettes comme nous avons l’habitude de voir, un paquet de Lucky Strike dont les étiquettes de précaution ont été remplacées par des messages et images pour le moins inattendues. Ainsi nous rencontrons les portraits iconiques du Che Guevara et de Jimmy Hendrix qui interagissent non seulement avec le paquet en lui-même, mais aussi avec des citations de Nietzche en anglais : « One does not kill by anger, but by laughter » ou « Come, let us kill the Spirit of Gravity ». La philosophie détrône les injonctions (la différence entre le caractère informatif et injonctif des messages originaux est mince), les précautions d’usage et de consommation. L’artiste précise : « il va droit au but, je pense qu’il résume assez bien l’idée de l’exposition dans son ensemble, à la place de fumer tue, il est écrit « l’image tue ». Une phrase qui s’attache à l’esprit de mon travail de manière plus générale, c’est-à-dire au fait que je m’attaque aux représentations contemporaines et aux moyens de diffusion de ces représentations : l’image, le texte. »
L’objet commun devient le vecteur d’une critique de notre environnement aseptisé, protégé et souvent absurde. L’objet appelle à un retour du contrôle de soi, de nos comportements, nos désirs et nos besoins. Christian Globensky procède à un examen et à une subtile déconstruction des dérives de notre société qui joue sans cesse sur des peurs collectives, la surveillance par l’image et les messages. C’est ce que souligne Valise-paradis (2004), une petite valise en plastique, vert acidulé, transparente. Elle recèle un dispositif électronique composé d’un capteur de mouvement et d’un petit écran affichant non seulement des messages relatifs aux déplacements subis (dates et heures précises de chacun des mouvements) mais aussi ponctuellement des messages tantôt ironiques, tantôt philosophiques ou absurdes. Ces derniers sont générés de manière totalement aléatoire. Ainsi, si l’on attend et que l’on observe attentivement ce que la valise veut bien nous délivrer nous pouvons lire « En faisant mon yoga je me bats contre Al Qaida ». Une phrase qui nous ramène à l’objet même : une valise qui dans l’esprit collectif est potentiellement dangereuse. Tout bagage suspect sera immédiatement détruit. Depuis les attentats de 2001, une valise posée seule dans un espace public devient suspecte et dangereuse aux yeux de tous. Une fois de plus, l’artiste examine les modes de fonctionnement de ces peurs collectives cristallisées par des objets devenus symboliques.
Les objets utilisés par l’artiste perdent leurs fonctions initiales, ils traduisent un autre discours. Il leur attribue une nouvelle utilité-réalité. Ils sont à portée de mains, malléables et mobiles. La valise, les paquets de cigarettes et une troisième œuvre intitulée Miroir Poignées Convexe (2011). Un miroir convexe qui pour la première fois est présenté sur un mur plan, l’effet est modulé, la réalité est modifiée. Au centre du miroir sont fixées deux poignées blanches auxquelles le regardeur est tenté de s’accrocher, d’empoigner. La poignée sert à se tenir, se maintenir, se reposer, s’agripper, mais aussi à ouvrir, pousser ou tirer. Alors qu’il transforme et déforme légèrement la réalité, il déplace non seulement l’image de l’espace dans lequel il est présenté, mais aussi notre propre image. Il instaure un décalage avec la réalité et nous pousse à penser notre environnement et notre rapport aux images. La présence des poignées engage une relation directe avec le regardeur dont la participation physique est requise pour le déplacement de la valise, mais aussi pour soulever la partie supérieure de 1490 (2012), une œuvre de forme pyramidale grise, surmontée d’une sphère noire. L’œuvre recèle un mystère, si l’on soulève la sphère nous découvrons une date directement écrite sur le haut de la pyramide, 1490, à quoi fait-elle référence ? Immédiatement nous pensons à 1492, à la découverte des Amériques, pourtant il n’en est rien. La date correspond à l’invention de la chaise individuelle à Florence. Auparavant la chaise était réservée aux puissants, des hommes riches, de pouvoir ou religieux. Elle signifiait la haute autorité. Ainsi le pape était assis sur une chaise individuelle tandis que le reste de l’assemblée était assis sur des banquettes collectives. Alors, le banc et la banquette laissaient place à la chaise. « Cette date m’a frappé parce que manière quasi simultanée on découvrait d’autres territoires et l’altérité, et d’une autre on créait l’individualité et une certaine conception de l’intimité, c’est pour cela que la date est cachée, protégée. » Une chaise individuelle pour tous, sans hiérarchie entre les gens. Chacun pouvait accéder à une part d’individualité et d’intimité qui jusque-là leur était interdite. Ainsi, sous la sphère est dissimulée une date qui a participé à un changement radical, une universalisation des comportements au quotidien. Le peuple, toute classe confondue, accédait à un confort dont il était privé.
Le rapport à la main, aux habitudes gestuelles et aux objets est approfondi dans une série de six dessins, Avec ou Sans (2009). Sur fonds blancs, les dessins sont exécutés d’un trait fin et clair. Christian Globensky y figure des mains augmentées d’objets communs (manette de jeux vidéo, des jumelles ou une paire de menottes), présents ou absents. Ce sont des objets qui ont une prise sur notre perception des choses, de la réalité, mais aussi sur nos activités. Ils guident, accélèrent, privent ou agrandissent notre champ de perception et de manipulation. L’artiste s’intéresse ici à ces objets qui font intégralement partie de notre quotidien et qui nous sont devenus indispensables. Ils influent sur notre jugement du réel, notre capacité à engloutir les images et les informations qui nous assomment chaque jour. La simplicité et la franchise de ces dessins nous invitent à réfléchir sur ces objets, la manière dont nous les utilisons (consciemment ou aveuglément) leurs valeurs, leurs fonctions et leur réelle nécessité. Par ce dialogue entre la main, l’objet ou l’illusion de l’objet, l’artiste nous amène à littéralement saisir leur sens et leur relation avec notre propre appréciation de la réalité.
Avec une sobriété esthétique et une conception toujours critique du monde dans lequel il vit, Christian Globensky ramène le sens au centre d’une réflexion complexe, dense et multiréférentielle. À travers la manipulation et de détournement des objets, il lance un appel critique à un réveil des consciences. Il interroge toute une société aseptisée qui alimente et véhicule une surprotection rendue indispensable, mais aussi une moralité normalisante et de violentes injonctions. Une société où la standardisation et le formatage des individus prime sur la réflexion individuelle et la critique de ses mécanismes qui broient lentement et efficacement les spécificités et les esprits de chacun. Les œuvres engendrent souvent une implication physique qui elle-même favorise une prise de conscience plus directe et plus immédiate sur les objets présentés et sur ce qu’ils veulent nous révéler ou nous délivrer. Rien ne nous est donné, il nous faut creuser et examiner les détails pour en saisir le contenu. Aux perpétuelles injonctions il répond par l’indignation citoyenne, réfléchie et constructive.
Julie Crenn
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Exposition Christian Globensky – Lost Kiss, du 23 mars au 21 avril 2012, à l’Atelier des Vertus (Paris).
Vernissage 23 mars 2012 18h-21h
Finissage 22 avril 2012 de 17h-21h
Permanences :
Vendredi, samedi, dimanche : 17h-19h
END éditions : samedi 31 mars 18h-20h [http://endeditions.com/]
L’Atelier des Vertus
6 rue des Vertus, Paris 3e
Katia Feltrin
Contact : katiafel@yahoo.fr
Plus d’informations sur l’artiste : http://christian.globensky.free.fr/.
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Texte en collaboration avec la revue INFERNO : http://inferno-magazine.com/2012/04/06/christian-globensky-lost-kiss/.
[1] Toutes les citations sont issues d’un entretien mené avec l’artiste, mars 2012.