[TEXTE] AMELIE BERRODIER – Toucher à distance

Formidable – 2015

« L’intrus s’introduit de force, par surprise ou par ruse, en tout cas sans droit ni sans avoir été d’abord admis. Il faut qu’il y ait de l’intrus dans l’étranger, sans quoi il perd de son étrangeté. »

Jean-Luc Nancy – L’Intrus (2010)

Les films, les photographies et les installations d’Amélie Berrodier touchent à une zone sensible, celle de l’espace privé, de la famille, de l’intime. L’artiste réalise des portraits comme Marguerite Duras a su les formuler par les mots : derrière son appareil, elle regarde avec soin, tout en trouvant un équilibre entre l’empathie et la distance. Elle prend le temps nécessaire. Elle analyse le langage, celui des mots, celui des corps, mais aussi celui du silence et de la simple présence. Le plus souvent, tout se joue dans un échange de regards. L’artiste attend un moment précis, celui durant lequel la personne filmée ou photographiée va cesser de contrôler son apparence, son comportement, son image. Un moment de léger basculement, entre le contrôle et le lâcher pris ; un moment de confiance, de relâchement et de détachement par rapport à une situation anormale. Depuis quelques années, Amélie Berrodier pense des protocoles artistiques, des dispositifs filmiques, des prétextes pour rencontrer des individus (intimes et/ou anonymes), pour mettre en œuvre leurs portraits. Ainsi, elle se poste devant les portes-cochères, envoie des lettres, filme les membres de sa famille ou entre directement chez des inconnus. Pour la réalisation de ces derniers projets, elle fait littéralement du porte-à-porte pour entrer dans les maisons et les appartements d’individus qu’elle ne connaît pas. Elle demande à réaliser un portrait, elle dispose son appareil et filme dans la foulée de la rencontre. Celle-ci se produit dans un espace-temps étrange où l’artiste et son appareil apparaissent tels des intrus dans l’espace privé de celui ou celle qui devient leur sujet. La rencontre engendre une situation cinématographique formée d’un décor, de l’artiste, de l’appareil, du sujet filmé et du spectateur.

Amélie Berrodier favorise les relations troublantes entre la machine et le sujet observé, entre le sujet et le regardeur, entre l’artiste et son sujet, entre la présence et l’absence, entre l’attention et le voyeurisme, entre le documentaire et la fiction (Portraits Filmés – 2016). Face à l’appareil, un reflex, la personne ne sait pas s’il s’agit d’un film ou d’un portrait photographique. Il existe ainsi un trouble dans son comportement, une hésitation entre l’attente induite par la situation et le désir de relâchement. D’autres œuvres se jouent du réel. Ce que nous voyons à l’écran n’est pas fatalement synonyme de vérité ou d’authenticité. L’artiste demande parfois aux individus filmés de rejouer une scène quotidienne : regarder la télévision, faire la cuisine, manger, bricoler dans l’atelier. En ce sens, ils deviennent les acteurs de leurs propres quotidiens, de leurs propres réalités (15.05.1960 – 2015). Evelyne Grossman écrit que l’art et la littérature nous initient à « ne plus avoir peur de la violence de nos pulsions, de nos sensations ; expérimenter, explorer, y aller voir d’un peu plus près, franchir les barrières du dégoût qu’érige le phobique. Plus encore : élargir le champ des perceptions et sensations de celui qui n’est plus seulement un spectateur ou un lecteur, le toucher à distance, augmenter son seuil de sensibilité : le rendre sensible à un imperceptible qu’il ne savait savoir discerner. »[1]

Selon les séries, l’artiste réalise des portraits fixes et silencieux qui génèrent un face à face, une présence imposée qui provoque différents sentiments allant de l’empathie au malaise, en passant par l’identification et l’indifférence. Son œuvre s’immisce dans les interstices de l’art, du documentaire et du cinéma pour avant tout penser la rencontrer, la confrontation avec l’autre. Celle-ci, restituée par l’intermédiaire de scènes réelles, fictives, choisies, montées, donne lieu à une réflexion globale portant non seulement sur notre rapport à l’image, mais aussi à des problématiques d’ordre existentialiste telles que la communication, le corps, le temps, les injonctions sociales, la famille, le couple, la solitude ou encore le travail. Amélie Berrodier extrait du quotidien de chacun un portrait esthétique et sociologique d’une humanité sobre et ordinaire.


[1] GROSSMAN, Evelyne. Éloge de l’Hypersensible. Paris : Les Éditions de Minuit, 2017, p.119.

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AMELIE BERRODIER

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