
Julie Chaffort
Ecologies affectives
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Si notre imaginaire produit cette bulle de réalité dans laquelle nous vivons, éprouvons et pensons, la démarche poétique peut, pour ainsi dire, percer la bulle et s’avancer (comme on va à la source) vers les zones inconnues du réel, cet insondable où nous devions encore apprendre à nous tenir debout.
Patrick Chamoiseau – « Malgré Tout » (2021)[1]
Le langage humain se fait entendre de temps à autre. Il ne prédomine pas. Ce sont les chants, les signaux et les musiques du vivant qui articulent la relation entre les corps, entre les présences visibles et invisibles. Le chant des oiseaux, celui du vent ou encore des arbres. La musique d’une fanfare, celle du piano ou celle du cor. Les cris et les silences. Les souffles et les respirations. Les murmures et les frémissements. Julie Chaffort nous donne à écouter et à apprivoiser une langue commune. Une langue plurielle qui manifeste les besoins irrépressibles de s’exprimer, de communiquer, de s’affecter les un.es aux autres par nos corps sonores. Les sonorités, le soin et les énergies qui émergent des images, la sensibilité des relations entre les êtres, la fabrication de langages singuliers, de silences expressifs – c’est l’ensemble de ces éléments qui m’affecte profondément. Je ne fais pas ici référence à la profondeur par hasard ou par excès d’émotion. Les œuvres de Julie Chaffort réveillent une mémoire inscrite dans nos chairs, elles remuent quelque chose d’ancestral, d’indicible et de fondamental – quelque chose qui va bien plus loin que les limites de nos propres corps. Quelque chose qui nous dépasse et qui participe d’un chant commun. Peut-être le bruissement d’un « passé ancestral qui fait de chacun de nos corps une portion limitée et infinie de l’histoire de la Terre, de l’histoire de la planète, de son sol, de sa matière. »[5]
Il y a des œuvres qui vous affectent d’une façon si puissante qu’il en devient difficile de traduire ce sentiment et de le verbaliser avec justesse. Lorsque j’ai rencontré un film de Julie Chaffort pour la première fois, ses images m’ont arrêtée. Il s’agissait du film intitulé Les Cowboys (2017). La même expérience s’est renouvelée à chaque rencontre depuis. Ses œuvres m’attrapent physiquement et émotionnellement. Ce que j’ai ressenti à ce moment-là, c’est une émotion identique à celle que je peux vivre face à certaines autres œuvres qui vont d’Antoine Watteau à Edi Dubien, en passant par Kiki Smith, Apichatpong Weerasethakul, Rinko Kawauchi, Frida Kahlo ou encore Pierre Huygue. Face à l’écran, il me fallait m’assoir. Il me fallait prendre le temps de comprendre la situation présentée. Il m’était nécessaire d’expérimenter la lenteur, les silences pour entrer dans l’écosystème. Chaque film et chaque installation est une plongée onirique et sensible dans ce que Carla Hustak et Natasha Myers nomment des écologies affectives. Les œuvres vidéo de Julie Chaffort présentent le plus souvent des humain.es hors des villes, en extérieur, à la lumière du jour. Si j’ai, d’une manière quasi immédiate, aimé la manière dont l’artiste filme les humain.es, ce qui m’interpelle davantage, c’est sa manière de les inscrire dans un cercle bien plus grand, celui du vivant. Elle filme avec la même intensité et le même soin un arbre, un chien, une femme, la neige, le sol, un cheval, le vent dans les cheveux comme dans les herbes hautes, les étendues d’eau et tous les corps qui peuplent Gaïa, « une actrice, celle qui joue chacune de nos vies et à l’inverse le personnage que chacun de nous s’efforce d’interpréter.»[2]
Lors d’une conversation, Julie Chaffort m’a confié avoir découvert que les nuages bougent dans le ciel à l’âge de huit ans. Assister à la course des nuages poussés par les vents reste un moment d’émerveillement. Au même âge, elle passe de l’obscurité à la lumière. Elle s’installe à la campagne, se promène avec ses chiens, contemple les champs en étendue. Elle fait l’expérience de l’espace et de l’inconnu. C’est peut être à ce moment-là qu’elle réalise que l’extérieur, c’est la vie et c’est le temps. Progressivement, elle prend conscience des connections et de l’interdépendance qui existe entre les êtres et les éléments. En ce sens, l’artiste opère des déplacements qui participent d’une déconstruction de l’éternelle opposition fabriquée entre la Nature et la Culture. Un conflit généré par la pensée moderne occidentale pour placer les humain.es à l’extérieur du concept de nature. Assigné.es à l’observation, à l’exploitation, à la colonisation et à la destruction de ce qui se résume à une simple ressource, les humain.es prennent le dessus et dominent la matière du monde. « Il faut du courage pour délaisser le vieux confort mental et endurer cela. »[3] Julie Chaffort fait exploser cette vieille opposition au profit d’une puissante réconciliation : les humain.es, les végétaux, les arbres, l’eau, le ciel, la neige, les herbes hautes, la lumière, le vent, les animaux, la pluie, le feu agissent dans un même lieu, celui du vivant. L’artiste adopte un soin particulier pour filmer cet écosystème où chacun non seulement y joue son rôle, mais aussi affecte la présente des autres. Nous assistons ainsi à des scènes inédites qui bousculent joyeusement et poétiquement nos imaginaires encore pétris de cette opposition limitative.
Des situations jaillissent. Comme sorties de nos rêves. Elles ne sont pas toujours confortables. Les corps sont parfois mis à l’épreuve à l’intérieur d’un espace-temps qui nous semble infini et où s’entrecroisent l’étrange et l’enchantement. Chaque rencontre est insolite : un homme en costume marche dans l’eau gelée d’un lac ; un chasseur joue du piano dans un bois ; une femme danse le flamenco en bravant la puissance du vent ; une autre, plus âgée, est vêtue d’un manteau de fourrure, les yeux plissés, elle lutte aussi contre les rafales d’un vent froid ; une meute de personnes augmentées de déambulateurs avance dans une forêt enneigée ; un cheval apparait entre les arbres, il est immobile et silencieux ; des moutons voguent, pattes liées à une barge ; des humain.es, seul.es ou en couple, apparaissent, immobiles et silencieux.ses dans la forêt, leurs vêtements brulent par endroit ; une femme chuchote à l’oreille d’un cheval. Les corps, humains et non humains, y sont vulnérables, mystiques, libres et perceptifs. Chaque situation semble provenir ou s’échapper de nos imaginaires les plus secrets. Julie Chaffort met en scène et en œuvre une poésie invisible ou à peine perceptible. Elle nous immerge dans la vie, les vies entremêlées d’un écosystème en mouvement perpétuel et qui atteste de « la jouissance d’être vivants avec d’autres ».[4]
Julie Crenn
[1] CHAMOISEAU, Patrick ; GLISSANT, Edouard. Manifestes. Paris : La Découverte, 2021.
[2] AIT-TOUATI, Frédérique ; COCCIA, Emanuele. « Gaïa, la vie en scène » in COLLECTIF. Le Cri de Gaïa. Penser la Terre avec Bruno Latour. Paris : La Découverte, 2021, p.11.
[3] CHAMOISEAU (2021, p.7)
[4] HUSTAK, Carla ; MYERS, Natasha. Le ravissement de Darwin – Le Langage des plantes. Paris : La Découverte, 2020, p.11.
[5] COCCIA, Emanuele. Métamorphoses. Paris : Bibliothèque Rivages, 2020, p.29.

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Exposition /
Julie Chaffort – Ombres Errantes
Le 19 – CRAC de Montbéliard
29 mai – 22 août 2021
+ https://le19crac.com/expositions/tohu-bohu-ombres-errantes
INFOS PRATIQUES /
Le 19, Centre régional d’art contemporain
19 avenue des Alliés
25 200 Montbéliard
tel : 03 81 94 43 58
ENTRÉE LIBRE
Mardi – samedi : 14h-18h
Dimanche : 15h-18h
Fermé lundi & jours fériés
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