[Publication] Art modeste – Les joies du désordre /// Le Grand Livre du MIAM, Sète

À l’occasion des vingt ans du musée, cet ouvrage patrimonial est publié : Le Grand Livre du MIAM (environ 400 pages, broché). Ce livre a la double ambition de revenir sur l’histoire du MIAM, au travers des expositions et des collections, et de s’interroger sur les fondements et les perspectives des Arts Modestes. Mais c’est aussi un livre d’artistes : trente créateurs qui ont accompagné l’aventure du MIAM, créent pour cette édition, une œuvre originale. Ce livre est le premier que le MIAM fait sur le travail effectué depuis 20 ans, avec plus de 1000 artistes.

« Vouloir brider les élans de l’imagination et réduire chaque expression à une vérité et une exactitude géométrique, serait tout à fait contraire aux lois de la critique ; car une expérience universelle nous instruit du résultat : l’œuvre la plus fade et la plus fâcheuse qui soit. »

Plus d’informations / https://miam.org/fr/les-editions/article/catalogues-d-exposition-livres

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ART MODESTE /

Les Joies du Désordre

Julie Crenn

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David Hume – De la règle du goût (1757)

Si l’on se réfère aux dictionnaires, la modestie s’inscrit à l’endroit de la retenue, de la modération, de la discrétion, de la simplicité (au sens d’une absence de recherche de luxe ou de faste), de l’humilité ou encore de l’effacement de soi. Appliquée au champ de la création, la modestie implique un regard humble et décloisonné vis-à-vis non seulement des œuvres, mais aussi de celles et ceux qui les créent. Un regard qui s’écarte volontairement des autoroutes pour emprunter des sentiers plus fragiles, pour sillonner les chemins multiples qui irriguent le territoire en étendue de l’art modeste.

En toute modestie

Il est important de noter que l’origine de l’art modeste en tant que concept et en tant que vision esthétique est clairement située. Hervé Di Rosa sait d’où il vient. Il a, depuis son enfance, une curiosité pour les images, les objets, les musiques, les matériaux et les gestes. Influencé autant par la musique rock, la BD, les jouets en plastique, les séries B, que par l’histoire de la peinture ou de la sculpture, l’artiste peine à qualifier des ressources jugées contradictoires. « Je ne parvenais pas à nommer cette masse de choses qui m’influençaient. On pouvait parler d’arts populaires. Mais ce n’était pas exactement ça. […] Le terme art modeste est venu nommer par défaut des objets orphelins qui formaient une grande part de mes racines. […] Je ne pense pas que l’art soit seulement pour une élite. »[1] Dès le début des années 1980, Hervé Di Rosa est conscient d’un fossé culturel inhérent notamment aux différences de classes sociales. Les codes et les langages ne sont pas les mêmes. Pourquoi ne pourrait-on pas parler de figurines en plastique, d’un classique d’Elvis, d’un spectacle de cabaret, de robots, de peluches ou de marionnettes ? Dans une stratégie d’empowerment, l’artiste s’est approprié la dimension honteuse des cultures populaires et prolétaires, pour en faire un outil d’observation de la création dans son ensemble. Un outil critique qui remet en question un vocabulaire et un système de pensée : qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce qu’un.e artiste ? Qu’est-ce qu’une œuvre ? Ce même outil va lui permettre de se défaire des classements officiels, des hiérarchies classiques, académiques et sclérosantes. Un outil qui va aussi l’amener à penser la valeur des créations invisibilisées, exotisées, marginalisées, méprisées et silenciées.

C’est une enfant qui prononce le mot « modeste » pensant dire « moderne ». Le lapsus est merveilleux.[2] Il percute Hervé Di Rosa qui, jusque là, ne parvenait pas à trouver le mot juste pour réunir les régions séparées de la création. L’artiste écrit que l’art modeste « n’existe qu’à partir du moment où on le regarde, l’apprécie, le collectionne. […] L’art modeste est un regard. Le terme d’art modeste a été créé pour nommer ce qui est oublié, marginal (commercial ou sauvage), occulté, périphérique de la création. Ces objets et ces pratiques forment un territoire sans centre, aux frontières élastiques. »[3] À l’élasticité généreuse, s’ajoute la porosité entre les différents langages et les différentes formes que peuvent adopter les artistes.

Au-delà du goût

En 1920, Francis Picabia proclamait que « tous les gens qui ont du goût sont pourris ». Avant cette déclaration dadaïste, David Hume écrivait : « La beauté n’est pas une qualité qui est dans les choses elles-mêmes ; elle existe seulement dans l’esprit qui les contemple ; et tout esprit perçoit une beauté différente. L’un peut même percevoir de la laideur là où l’autre perçoit de la beauté ; et chacun doit se ranger à son propre sentiment, sans prétendre régler celui d’autrui. Vouloir chercher la beauté réelle, la laideur réelle, est une étude aussi vaine que de prétendre déterminer avec certitude ce que sont en réalité le doux et l’amer. »[4] Si l’affirmation de Picabia peut paraître violente, elle est avant tout volontairement provocante. Elle pose des questions cruciales : qui décide du bon, ou du mauvais goût ? Qui juge et comment ? Quels en sont les critères ? L’art modeste soulève les mêmes interrogations. Je me suis toujours méfiée de ce qu’il est bon ton d’appeler le « bon goût ». Cette expression relève d’une vision rigide, occidentale, bourgeoise, universalisante et impérialiste d’un langage éminemment élitiste, réservé aux puissant.es, aux dominant.es. Le bon goût serait l’interprétation subjective d’une classe sociale de ce que sont les « belles formes », les « belles idées » et les comportements les plus appropriés.

Les acteurs et les actrices de l’art modeste ne se soucient pas de cette question de goût qui constitue une frontière, une barrière autoritaire entre des formes et des écritures qui seraient « belles et de bon goût » (appropriées) et toutes les autres formes et écritures qu’il faudrait absolument invisibiliser. Le mauvais goût, le côté obscur donc du bon goût, serait une zone bruyante, criarde, chamarrée, vulgaire. Une zone caractérisée aussi par des formes et des écritures qui peinent à trouver leur place dans un salon bourgeois. Des formes et des écritures qui se fichent de l’harmonie, de la bonne tenue, de la pensée lisse et quasi silencieuse. Le bon goût serait ce que les impérialistes universalistes voudraient imposer pour faire taire tout ce qui ne lui ressemble pas. Alors, vive le mauvais goût ! Vive l’incongruité ! Vive les alliances monstrueuses et les rencontres débordantes ! Vive l’art modeste qui fait fie de ces sectorisations non seulement des formes et des écritures, mais aussi des corps, des expériences et des conditions de vie qui incarnent la pluralité, le Divers et les contre-cultures.

Rencontres, alliances et archipels

Il existe une véritable corrélation entre la philosophie de la Relation telle qu’elle est pensée par Édouard Glissant et la manière dont Hervé Di Rosa pense l’art modeste. « Nous fréquentons les frontières, non pas comme signes et facteurs de l’impossible, mais comme lieux de passage et de transformation. Dans la Relation, l’influence mutuelle des identités, individuelles et collectives, requiert une autonomie réelle de chacune de ces identités. La Relation n’est pas confusion ou dilution. Je peux changer en échangeant avec l’autre, sans me perdre pourtant ni me dénaturer. C’est pourquoi nous avons besoin des frontières, non plus pour nous arrêter, mais pour exercer ce libre passage du même à l’autre, pour souligner la merveille de l’ici-là. »[5] Hervé Di Rosa dessine et peint des cartes, des archipels colorés où l’art modeste est envisagé comme « une source sans fin de propositions esthétiques. »[6]. Un territoire où chaque pan de la création communique l’un avec l’autre. Chaque île et îlot y est pensé en relation pour former un tout. La Relation devient possible par le regard, la langue, le partage, l’écoute, la transmission, la créolisation, l’échange. Du Mexique aux Philippines, en passant par le Portugal, la Californie ou le Ghana, Hervé Di Rosa fait le tour du monde pour aller à la rencontre de créateurs et de créatrices. S’engage alors une conversation où, par les gestes, les matériaux et les techniques, ielles revisitent ensemble leurs histoires, cultures, traditions et pensées respectives.

L’art modeste nous invite à désapprendre : « comment alors apprendre à désapprendre et à élargir sa propre pensée ? Ne plus raisonner selon le mode binaire du vrai/faux, bien/mal, universel/particulier, être/non-être, Nature/Culture, passé/futur, Même/Autre, ordre/désordre, plein/vide… mais penser la vérité dans la temporalité face au non-encore, non-encore-pensé, non-encore-découvert, non-encore-compris ? »[7] La notion d’art modeste nous invite alors à lever, à enjamber ou à déformer les frontières qui existent entre ce qui relèverait du bon ou du mauvais goût, à faire exploser les hiérarchies, les compartimentations qui préservent le privilège, la valeur et la visibilité. Les lieux de l’art modeste sont ceux de coexistences, de frottements, d’entrechoquements, de rencontres. Un archipel où l’art et l’artisanat sont pratiqués, expérimentés et appréciés d’une manière horizontale. Il en est de même pour l’art brut, la musique punk, l’arpillera, l’opéra, le flamenco, le cinéma expérimental, le fanzine, l’origami, le tag, le collage féministe, la performance, la pâtisserie ou la photographie. Hervé Di Rosa ne fait pas de l’art modeste un manifeste, mais « une notion ouverte, en construction. [Il] est en perpétuelle évolution, il renaît sans cesse à la périphérie de notre imagination. C’est une invitation à regarder autrement, à exercer une sensibilité critique qui bouscule les classements artistiques. »[8] L’art modeste est un territoire sans centre ni marges. Un territoire en mouvement où la création est pensée d’une manière globale. Un tout-monde en relation riche des différences, de gestes, de langages et de pensées spécifiques et situées. L’art modeste est une utopie motivée par une insatiable curiosité, une confusion joyeuse, le trouble, la multitude, le dialogue et par une nécessaire interdépendance.


[1] COLLECTIF. Hervé Di Rosa – Les grands entretiens d’artpress. Paris : artpress, 2018, p.13-14.

[2] J’ai envoyé ce texte à Dorothée Selz le 15 février 2021. Elle m’écrit en retour : « Lorsque j’avais lu cela, cette anecdote m’avait fait bondir de joie : Di Rosa se creuse la tête autour de cette question (comment nommer ce qui l’intéresse tellement, le hors-norme), il voyage aux quatre coins du globe, s’entoure de penseurs, d’universitaires pour ses expositions, et une petite fille lâche un mot qui lui révèle LA bonne formule. Bref, la spontanéité s’oppose au savoir, aux références mûrement réfléchies. Loin de moi de dire (et donc je ne le dirai pas) que la vérité sort de la bouche des enfants. Mais oui je crois que la pensée brute (comme on dit l’art brut) s’oppose à la pensée universitaire (par exemple). Le génie de Di Rosa est d’avoir su entendre ce que sa fille disait et en capter immédiatement l’importance. C’est un splendide Coup de dé, qui jamais n’abolira le hasard, Mallarmé aurait adoré cette petite fille. » [merci Dorothée]

[3] DI ROSA, Hervé. L’Art Modeste. Paris : Editions Jannink, 2011, p.12.

[4] HUME, David. Essais sur l’art et le goût. Paris : Vrin, 2010, p.83

[5] GLISSANT, Édouard. « Il n’est de frontière qu’on outrepasse ». Le Monde Diplomatique, octobre 2006. Disponible sur Internet : http://www.monde-diplomatique.fr/2006/10/GLISSANT/13999.

[6] DI ROSA (2011), p.35.

[7] KODJO-GRANDVAUX, Séverine. Devenir vivants. Paris : Philippe Rey, 2021, p.24.

[8] DI ROSA (2011), p.44.

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Le Grand Livre du Musée International des Arts Modestes
Editions Fage et Angel Art Servanin
Direction : Norbert Duffort
415 pages Dimensions : 30 x 25 cm
ISBN : 978 2 84975 675 1

MIAM – Sète / https://miam.org/

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